Opinion
Moscou et la
formation du Nouveau Système Mondial
Imad
Fawzi Shueibi
Vitaly I.
Churkin, Représentant Permanent de la
Fédération de Russie aux Nations Unies
Mardi 13 mars 2012
Imad Fawzi Shueibi
analyse les causes et les conséquences
de la récente position de la Russie au
Conseil de Sécurité de l’ONU. Le soutien
de Moscou à Damas n’est pas une posture
héritée de la Guerre froide, mais le
résultat d’une analyse en profondeur de
l’évolution des rapports de force
mondiaux. La crise actuelle va
cristalliser une nouvelle configuration
internationale, qui d’un modèle
unipolaire issu de la chute de l’Union
Soviétique, va évoluer progressivement
vers un autre type de système qui reste
à définir. Inévitablement, cette
transition va plonger le monde dans une
période de turbulences géopolitiques.
Certains, comme
d’habitude, font le pari que la
Russie va changer d’attitude envers
le Proche-Orient et reviendra à la
position qu’elle avait adoptée dans
les affaires libyennes et syriennes.
En fait, une analyse de fond de la
position russe discrédite cette
hypothèse pour les raisons suivantes
:
La Russie ne peut pas revenir en
arrière dans le monde d’aujourd’hui
étant donné que Moscou voit dans les
événements actuels, et dans sa
confrontation avec l’Occident -
États-Unis et Europe - l’occasion de
cristalliser un nouvel ordre
mondial, surpassant l’ordre (si l’on
peut appler cela un « ordre ») qui a
prévalu depuis l’après Guerre froide
et l’effondrement de l’Union
Soviétique ; un ordre caractérisé
par l’uni-polarité, et qui tend vers
la multi-polarité depuis la guerre
de 2006 au Liban.
C’est ce que Vladimir Poutine a
voulu signifier le 14 janvier 2012
lorsqu’il a annoncé que nous
assistions à la formation d’un ordre
mondial nouveau, différent de celui
qui avait émergé après la chute de
l’Union Soviétique. Cela implique
que Moscou ira jusqu’au bout pour
contrecarrer toute tentative de
stopper ce processus, y comprit si
cela implique d’aller au conflit. La
déclaration du ministre russe des
Affaires étrangères selon laquelle
l’Occident commettrait une grave
erreur s’il s’imaginait pouvoir
attaquer l’Iran - suivie d’une autre
déclaration de Poutine selon
laquelle si l’Occident tentait une
action unilatérale sur la scène
internationale, Moscou ne resterait
pas immobile ; et même répondrait
puissamment - n’était rien d’autre
qu’un ultimatum signifiant que
Moscou n’entendait plus marchander
comme ce fut le cas en Irak, ou
rester indécis comme en Libye, et
qu’aujourd’hui tout concoure à la
mise en place de l’ordre mondial
nouveau, dans le sillage du retrait
stratégique étasunien d’Irak, et au
moment où le président Barack Obama
annonce une réduction des effectifs
des forces US de 750 000 à 490 000
ainsi qu’une réduction du budget
militaire à 450 milliards de
dollars.
Ce qui précède implique
l’incapacité de lancer au même
moment deux opérations militaires
distinctes, mais aussi annonce le
démarrage de la confrontation avec
la Chine en Asie du Sud-Est (et
l’armement de cette région). Beijing
a répliqué, le 7 janvier 2012, en
déclarant que « Washington n’était
plus en mesure d’empêcher le Soleil
Chinois de se lever ». Washington
est en train de commettre à nouveau
la folie d’affronter la Chine, ayant
perdu la bataille avec Moscou sur de
nombreux fronts, que cela soit dans
le grand jeu du gaz au Turkmenistan
et en Iran ou sur les côtes
orientales de la Méditerranée (avec
l’annonce de sa nouvelle stratégie,
Washington se retire de la région,
tout en s’engageant à garantir la
stabilité et la sécurité du
Proche-Orient en affirmant qu’il
restera vigilant).
Poutine, à propos de sa
stratégie, a écrit récemment : « le
monde s’apprête à rentrer dans une
zone de turbulence longue et
douloureuse » et c’est à prendre en
considération bien au delà des
simples déclarations d’intention
électorales. Ainsi, il affirme
clairement que la Russie ne poursuit
pas l’objectif illusoire d’une
domination unipolaire en plein
effondrement, et qu’elle ne pourra
pas garantir la stabilité mondiale,
à un moment où les autres centres
d’influence ne sont pas encore prêts
à assumer collectivement cette
charge. En d’autres termes, nous
nous trouvons au seuil d’une longue
période de confrontation avec le
système unipolaire, qui durera tant
que les autres puissances influentes
n’auront pas consolidé un ordre
mondial nouveau.
D’habitude, les États-Unis se
retirent quand leurs perspectives de
succès ne sont ni rapides, ni sûres.
Ils savent parfaitement combien leur
économie se détériore et combien
l’influence de leur force militaire
diminue, surtout après avoir perdu
son prestige du fait d’un recours
intempestif à la guerre. Poutine,
bien qu’il réalise que le temps ne
fait pas marche arrière, invite les
membres permanents du Conseil de
sécurité de l’ONU, du G8 et du G20 à
stopper toute velléité de faire
émerger des tensions sur des bases
ethniques ou sociales, ou des forces
destructrices qui puissent menacer
la sécurité mondiale. C’est une
indication claire du refus dans les
instances décisionnelles des
tendances religieuses et des groupes
armés qui n’adhèrent pas au système
des États-Nations. Ces groupes,
Poutine les identifie clairement
comme les alliés objectifs des États
qui sont en train d’exporter la «
démocratie » par des voies
militaires et par la coercition.
Moscou ne fera pas l’économie
d’affronter ces tendances politiques
et ces groupes armés. Le Premier
ministre russe conclut en affirmant
que la violation du droit
international n’est plus
justifiable, même si cela partait
d’une bonne intention. Ceci signifie
que les Russes n’accepteront plus
aucune tentative de la part de la
France, de la Grande-Bretagne et des
États-Unis de remplacer le principe
de souveraineté par celui
d’ingérence humanitaire.
En réalité, les USA ne peuvent
pas se retirer complètement du
Proche-Orient. Ils sont simplement
en train de réaménager cette zone
pour une « guerre par proxy ». Ceci
advient à un moment où Poutine admet
que les puissances émergentes ne
sont pas encore prêtes à prendre
leur position dans le nouveau monde
non-unipolaire. Ces puissances
émergentes sont la Chine, l’Inde, et
en général les États de
l’Organisation de Coopération de
Shanghai. Ceci implique ce qui suit
:
Le monde sera désormais moins
unipolaire qu’il ne l’a été pendant
la période 2006-2011.
Les conflits seront caractérisés par
le fait d’être mondiaux, et ils
seront accompagnés d’un discours qui
ira s’intensifiant donnant
l’impression que le monde s’approche
du gouffre et risque d’y être
engloutit.
La règle selon laquelle « les
superpuissances ne meurent pas dans
leur lit », est une règle qui invite
à la prudence à cause des risques de
fuite en avant ; surtout quand une
superpuissance se trouve hors du
système principal auquel elle avait
été habituée depuis la Seconde
Guerre mondiale, et que ses options
se trouveront donc oscillant entre
faire la guerre et rehausser la
tension dans les zones d’influence
des autres. Tant que la guerre entre
superpuissances est rendue
difficile, sinon impossible, par les
armements nucléaires, l’augmentation
des tensions et/ou le lancement de
guerres par proxy deviennent des
alternatives pour les conflits afin
de s’affirmer sur le plan
international. Il y a aussi l’option
d’une redistribution satisfaisante
des zones d’influence selon un
nouveau Yalta. Aujourd’hui, c’est
hors de question, mais qu’en
sera-t-il à l’avenir ? Rien ne peut
être exclu pour toujours dans
l’action politique. Il existe une
règle selon laquelle il est possible
de vaincre une superpuissance, mais
il est préférable de ne pas le
faire. Mieux vaut plutôt lui
permettre de sauver la face et faire
cohabiter nouvelles et anciennes
superpuissances. C’est ce qui est
arrivé pour la France et la
Grande-Bretagne après la Seconde
Guerre mondiale.
La plus grave inquiétude concerne la
lutte pour la modification du
statu quo, qui dépasse en
férocité ce que l’on a connu durant
la Guerre froide (même si l’époque
actuelle diverge par les méthodes
utilisées), et ceci durera tant que
que les États de l’Organisation de
Coopération de Shanghai ne seront
pas en mesure d’assumer leurs
positions. Cela signifie que les
zones des conflits
(Corée-Iran-Syrie) sont vouées à
connaitre des troubles sur une
longue période. Dans le langage de
la politique contemporaine ceci peut
être vu comme la porte ouverte à
l’effet domino ; à savoir une
ouverture sur l’incalculable et le
sans précédent, et le passage de
luttes limitées à des conflits plus
inconsidérés où chacun jouera le
tout pour le tout.
Il est certain que les pays
impliqués dans la lutte seront
parties prenantes de la nouvelle
partition, et que cette future
partition internationale ne se fera
pas nécessairement à leurs dépends,
en tant qu’ils sont impliqués dans
la lutte. La nouvelle partition
mondiale se fera en fait au
détriment des autres pays se situant
en périphérie du conflit, ou qui
seront les instruments du conflit.
Parmi les règles des conflits
internationaux, il en est une qui
dit que l’engagement en lui même
dicte la répartition - cela s’est
vérifié jusqu’à maintenant - à
condition que les-dits pays ne
perdent pas leur capacité
d’initiative, leur libre-arbitre et
leur possibilité d’action, et qu’ils
suivent le principe de fermeté, qui
est la règle fondamentale dans la
gestion des périodes de crise.
La réalité est que la gestion des
crises sera le lot commun pour la
phase qui s’annonce, et cela durera
peut-être des années. Le vrai danger
est que l’on se mette à régler les
crises par l’intermédiaire d’autres
crises, ce qui signifie que la
Méditerranée Orientale et l’Asie du
Sud-Est risquent de devenir des
zones chroniquement agitées.
Imad Fawzi Shueibi,
Philosophe et géopoliticien.
Président du Centre de documentation
et d’études stratégiques (Damas,
Syrie).
Traduction
Marie-Ange Patrizio
Article sous licence creative
commons
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