|
Il faut sanctionner Israël, désinvestir d’Israël
Ilan
Pappé : « La purification ethnique continue et Israël veut vous
la faire accepter »
Ilan Pappé
Emanuela Irace - il manifesto
Ahmad Abu Nada, bébé de 21 jours, est veillé
par sa mère dans l’unité de soin intensif de l’hôpital des
enfants de Gaza. Les hôpitaux de la bande de Gaza subissent de
plein fouet un blocus meurtrier décidé par Israël et les pays
occidentaux - Photo : Rami Almeghari Ilan Pappé est arrivé
en Italie sans tambours ni trompettes. Hôte de l’Iesmavo (Master
Enrico Mattei per il Medio Oriente , NdT), au siège de l’Isiao
de Rome (Institut italien pour l’Afrique et l’Orient http://www.isiao.it/,
NdT) pour une conférence sur « Israël-Palestine, une terre
deux peuples ». Après avoir dénoncé ces derniers mois
l’impossibilité de travailler sereinement dans une atmosphère
hostile, celle de son université de Haïfa, Pappé est parti en
Grande-Bretagne, où il enseigne maintenant à l’université
d’Exeter. Historien du non consensus, « révisionniste »,
il est né en Israël en 1954, de parents juifs qui avaient fui
l’Allemagne des années 30 ; il a publié une demi-douzaine
de livres. Parmi les plus récents, « The ethnic cleansing
of Palestine », non encore traduit en italien. Au centre de
l’analyse du grand historien, la politique sioniste de déportations
et expulsions de palestiniens réalisées pendant et après la
guerre de 1948, quand environ 400 villages furent vidés, effacés
et détruits au cours des cinq années qui suivirent.
Professeur Pappé, vous décrivez l’épuration
ethnique comme moment constitutif, en 1948, de l’Etat d’Israël.
Vous brisez de cette façon le topos de l’exode volontaire des
Palestiniens.
En 47-48, les Palestiniens ont été expulsés, même
si l’historiographie officielle parle de pressions des leaders
arabes qui les auraient persuadés de s’enfuir. L’idée de
trouver un refuge pour la communauté juive, persécutée en
Europe et anéantie par le nazisme, se heurta à une population
autochtone qui était en phase de redéfinition. Projet colonial
qui pratiqua l’épuration ethnique, en affrontant de façon
anticipée le problème démographique : l’existence de
600.000 juifs contre un million de Palestiniens. Avant que les
arabes ne décident en février 1948 de s’y opposer
militairement, les Israéliens avaient déjà chassé plus de
300.000 autochtones.
Comment se réalisa la purification ethnique et
pourquoi tout le monde s’est-il tu ?
Cela eut lieu en l’espace de huit mois, et ce
n’est qu’en octobre 48 que les Palestiniens commencèrent
vraiment à se défendre. La riposte des sionistes fut les
massacres dans la province de Galilée, la confiscation des
maisons, des comptes bancaires, de la terre. Les Israéliens effacèrent
un peuple et sa culture. Personne ne dénonça ce qui se passait
parce que la Guerre était finie depuis peu. Les Nations Unies ne
pouvaient pas admettre qu’une de leurs résolutions (la 181, sur
la partition de la Palestine, NDR) se conclut avec une épuration
ethnique. La Croix-Rouge avait déjà été accusée de n’avoir
pas rapporté avec objectivité ce qui se passait dans les camps
de concentration nazis, et les principaux médias ne voulaient pas
avoir d’affrontement avec les juifs.
Un sentiment de culpabilité et une « diplomatie »,
dans l’action des gouvernements, avec quelles conséquences ?
Pendant l’Holocauste, les pays qui aujourd’hui
condamnent Israël, ou étaient connivents, ou sont restés
silencieux. C’est pour ces motifs que la communauté
internationale a abdiqué devant son droit de nous juger. On lui
fait endosser une faute à laquelle elle ne peut plus remédier.
En perdant ainsi, aujourd’hui encore, le droit de critiquer le
gouvernement d’Israël. La conséquence est que quand naquit
l’Etat, personne ne lui reprocha l’épuration ethnique sur
laquelle il s’était fondé, un crime contre l’humanité
commis par ceux qui la planifièrent et la réalisèrent. Dès ce
moment-là, l’épuration ethnique devint une idéologie, un
ornement infrastructurel de l’Etat. Discours toujours valide
aujourd’hui, parce que le premier objectif reste démographique :
obtenir la plus grande quantité de terre avec le plus petit
nombre d’arabes.
Sous quelles formes et par quels moyens l’épuration
ethnique continue-t-elle ?
Avec des systèmes plus « propres et présentables ».
Depuis un mois le Ministre de la Justice essaie de légitimer les
implantations illégales des colons en laissant intacts les
avant-postes. Nous savons que la Haute Cour de Justice est en
train de décider si elle doit autoriser le gouvernement à réduire
les stocks de carburant, en supprimant l’énergie électrique à
Gaza, où vivent un million de Palestiniens qui se retrouveraient
sans possibilité de boire de l’eau, parce que la nappe phréatique
est polluée par les égouts, et que seul un système de dépuration
électrique peut la rendre potable. Mais de ces exemples pour anéantir
les Palestiniens il y en a des dizaines, à commencer par le mur,
qui est accepté par les Usa et l’Union Européenne.
Qu’est-ce qu’Israël demande à ses alliés ?
Que son modèle soit accepté tel quel. Pendant la
guerre de 1967, 300 000 Palestiniens ont été expulsés de
Cisjordanie ; pendant ces sept dernières années, la
purification ethnique est devenue « construction du mur »,
qui repousse les Palestiniens vers le désert, hors de la zone
assignée du Grand Jérusalem. Le problème est que les dirigeant
israéliens conçoivent leur Etat en termes ethniques, raciaux, et
sont donc des racistes à tous points de vue. Et cela est perçu
par les Palestiniens ; et c’est le plus grand obstacle sur
la voie d’une paix entre la Palestine et Israël. Ce qui est
appelé « processus de paix » se réduit à :
quelle part de la Palestine faut-il de nouveau annexer à Israël
et quelle part, très petite, peut-on, éventuellement, donner au
peuple palestinien.
Que peut-on faire pour inverser ce processus ?
Avant tout changer notre langage. Il ne s’agit
pas d’un affrontement entre juifs et Palestiniens. C’est du
colonialisme. Et c’est incroyable qu’au 21ème siècle on
puisse encore accepter une politique coloniale. Il faut imposer à
Israël les mêmes mesures qu’on avait employées contre le
gouvernement raciste de l’Afrique du Sud, dans les années
60-70. Il existe aujourd’hui des mouvements d’opinion de
jeunes juifs, en Europe et aux Usa, qui dénoncent la politique
colonialiste et critiquent Israël en tant qu’état colonialiste
et raciste, pas en tant qu’état fondé par des juifs.
La législation française (et d’autres pays
européens) met des restrictions au droit d’exprimer des
opinions « révisionnistes » à l’égard d’Israël,
mais ne prend pas position pour l’application systématique des
résolutions de l’Onu.
J’ai eu une expérience de ce genre il y a deux
ans environ. Ma conférence fut interrompue par un groupe d’extrémistes,
juifs comme moi, qui m’empêchèrent de continuer. La police
arriva, pour me protéger d’eux, pas pour m’accuser. Quant au
silence, il est beaucoup plus commode pour les gens de penser de
façon conventionnelle. Il faut avoir beaucoup d’énergie et
d’originalité pour agir autrement. La Résolution 194, par
exemple, établit que les réfugiés palestiniens ont le droit de
retourner sur leurs terres. Mais c’est plus facile de ne rien
faire et de continuer à penser avec les mêmes formules.
Est-ce que ce sont pour les mêmes raisons que la
gauche italienne continue à proposer le modèle « deux
peuples deux états » ?
Il est certain que la gauche italienne n’est pas
courageuse. Mais elle devra changer, par force, parce que la
situation sur le terrain devient catastrophique. Si Israël
envahit Gaza, comme c’est dans l’ordre actuel des choses, ils
tueront énormément de Palestiniens et pourtant ils ne changeront
pas la réalité. Gaza est une grande prison, et il arrivera ce
qui se passe dans les révoltes des prisons : l’armée rétablira
« ordre et propreté », avec des coups et des tueries.
Ce sera un massacre mais, quand ils repartiront, la situation sera
toujours la même.
Quels résultats pourraient par contre donner la
solution des deux peuples à l’intérieur d’un état unique ?
Il est nécessaire que les populations
s’acceptent, que les juifs reconnaissent leurs frères et
voisins arabes et vice versa. Après avoir reconnu l’histoire
pour ce qu’elle est et après avoir assumé chacun ses propres
responsabilités. Reconnaissance, responsabilité et acceptation.
En suivant cette voie on pourra arriver à un état unique, où
compte le principe « un homme une voix » et où les
citoyens, même s’ils ne s’aiment pas, pourront cohabiter.
C’est un projet qu’on peut atteindre si on continue à
critiquer et à empêcher les crimes qui continuent à être
commis par Israël, et si l’on poursuit la campagne de désinvestissement
(BDS : Boycott, Désinvestissement, Sanctions, NDT), comme ça
a été le cas en Afrique du Sud.
|