The Electronic Intifada
Une voix rare : interview d’Ilan
Pappé
Christopher Brown
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"Le
problème en Israël, c’est qu’entre La Paix Maintenant et
Avigdor Lieberman, il n’y a, contrairement à ce qu’on dit,
pas une si grande distance idéologique. C’est une question de
tactique pour savoir comment assurer au mieux un Etat juif avec
une forte majorité démographique, sinon exclusive."
Un cessez-le-feu précaire se maintient dans la
Bande de Gaza, après quasiment cinq mois d’une dose massive d’
« Opération Pluies d’Eté » par l’armée israélienne.
Les volées de missiles, les bombardements aériens,
les incursions militaires dans des zones peuplées, durant les
cinq mois de ces « pluies » torrentielles, ont fait
plus de 450 tués, dont un quart d’enfants, et bien au-delà
d’un millier de blessés.
Depuis le début des « pluies
d’été », nombreux sont ceux qui, dans le camp israélien
de la paix, sont restés silencieux sur la crise en cours à Gaza
et en Cisjordanie. Pourtant, une voix demeure constante dans les
cercles israéliens et continue à se faire entendre en dépit des
oppositions. Le professeur Ilan Pappe est professeur d’histoire
à l’Université de Haïfa. Il a écrit de nombreux articles à
propos du conflit israélo-palestinien et n’a cessé d’appeler
ouvertement au boycott académique aussi bien que culturel
d’Israël.
Ces déclarations ont fait de lui un scion, un
rejet aux yeux du gouvernement israélien et du public, mais il
continue d’aller de l’avant avec un espoir de réconciliation
et de justice avec les Palestiniens. Sa dernière contribution
consiste en un nouveau livre : The Ethnic
Cleansing of Palestine (Oneworld Publications, 2006).
Christopher Brown, collaborateur à Electronic
Intifada, a eu récemment un échange téléphonique avec le
professeur Pappé à propos de la situation actuelle en Israël/Palestine.
Christopher Brown :
Ehoud Olmert a récemment nommé au titre de vice-premier
ministre, Avigdor Lieberman, un homme que certains considèrent
comme « fasciste » à la lumière de ses idées à
propos des Arabes, et des Palestiniens en particulier. Pourtant,
c’est à peine si la presse internationale a évoqué ses déclarations
extravagantes et violentes ; par exemple, que tous les Arabes
devraient être expulsés des Territoires et que les députés
arabes au Parlement israélien devraient être exécutés s’ils
ont le moindre contact avec le gouvernement dirigé par le Hamas.
Pendant ce temps, chaque mot de Mahmoud Ahmadinejad, le président
iranien - à propos du génocide des Juifs tenu pour un canular,
à propos de la destruction d’Israël et ainsi de suite - est
enregistré pour que nul n’en ignore. Votre réponse ?
Ilan Pappé :
Je pense que vous avez mis le doigt sur deux points importants. Le
premier point est cette idéologie à laquelle Avigdor Lieberman
adhère et qui est une idéologie de nettoyage ethnique.
Quelqu’un qui considère que le seul moyen de résoudre les
problèmes en Israël/Palestine est d’expulser les Palestiniens
d’Israël et de tout territoire qu’Israël convoite.
Je pense que le problème avec Avigdor Lieberman,
ce ne sont pas ses vues personnelles mais le fait qu’il reflète
ce que la plupart des Juifs israéliens pensent et ce qu’assurément
la plupart de ses collègues du gouvernement Olmert pensent mais
n’osent pas dire, ou considèrent, pour des raisons tactiques,
qu’il n’est pas souhaitable de dire. Mais je pense réellement
que nous devrions être inquiet au sujet de Lieberman, non pas
parce que c’est un extrémiste fasciste mais parce qu’il représente
l’humeur d’Israël en 2006.
Le second point, c’est le double standard,
l’hypocrisie que vous avez relevée en comparant à juste titre
les citations d’Ahmadinejad qu’on ne cesse de répéter et la
manière dont des généralisations et des attitudes semblables ou
pires de la part d’Israéliens ne sont pas du tout entendues. Et
je pense que cela tient au statut particulier dont Israël jouit
dans le monde occidental. [Mais] pas aux yeux de la société
civile... [Pour] la plupart des gens qui vivent aujourd’hui en
Occident, [Israël] est un pays qui viole les droits de l’homme,
les droits civils, et tant son idéologie que sa politique sont
inacceptables. Mais les gouvernements continuent de soutenir l’Etat
parce que le monde est mené par un président américain et un
groupe de gens qui ont un certain point de vue, un point de vue
quasiment religieux avec lequel des idées comme celles de
Lieberman s’accordent très bien.
La différence n’est pas si grande entre la
politique israélienne et la politique américaine en Irak. Et je
pense que tant que l’Amérique sera la super-puissance dans le
monde et qu’Israël sera son plus proche allié, nous
continuerons de voir ce double standard s’appliquer dans les
attitudes des gouvernements et dans les principaux médias.
C.B. : Soixante
et un universitaires irlandais ont écrit, en septembre, une
lettre appelant à un moratoire de l’aide de l’Union Européenne
aux universités israéliennes jusqu’à ce qu’Israël se
conforme au droit international et aux normes fondamentales des
droits de l’homme. En outre, un syndicat d’enseignants
canadiens a également appelé à des boycotts académiques.
Est-ce un moyen efficace de pression sur le gouvernement israélien
afin qu’il s’attaque à l’occupation d’une manière qui amène
la justice pour les Palestiniens ?
I.P. : C’est
un moyen efficace si ce n’est pas seulement un boycott académique.
Un boycott académique n’est qu’une composante de ce qu’on
pourrait appeler un boycott culturel d’Israël, parce qu’il
serait très difficile, dans ce monde globalisé où nous vivons,
d’amener des sanctions économiques - ce qui aurait été le
moyen le plus efficace pour forcer Israël à un changement de
politique.
Le deuxième meilleur moyen, et davantage réalisable,
est que le grand public dans ces sociétés adresse à Israël un
message disant que sa politique est inacceptable, que tant qu’il
continue à faire ce qu’il fait, il ne peut pas être accepté...
Il ne peut appartenir à la communauté des nations civilisées.
Je pense qu’il y a une signification à la fois
symbolique et parfaitement politique dans une réaction coordonnée
des sociétés occidentales en faveur d’un message, un message
clair, qui soit transmis sous forme de boycott de désinvestissement
ou tout autre acte symbolique qui dise qu’il y a un prix à
payer pour les politiques que vous poursuivez et que tant que vous
poursuivrez cette politique, vous ne serez pas les bienvenus ici.
Pas en tant que particuliers : vous n’êtes pas les
bienvenus si vous représentez une certaine idéologie, un certain
Etat, et tout particulièrement si vous vous présentez comme un
représentant officiel de cet Etat. Nous ne sommes pas en train
d’inventer la roue, évidemment. Le boycott culturel a été une
composante tout à fait cruciale dans l’action contre l’Apartheid
en Afrique du Sud. D’après des gens qui ont vécu là-bas, il a
été utile et très efficace.
A propos d’actions de ce genre, la chose la plus
importante dont il faut se rappeler, c’est qu’elles sont
non-violentes. On doit montrer aux Palestiniens, et les
Palestiniens doivent découvrir eux-mêmes, qu’il y a des
options non-violentes pour la poursuite de la lutte contre
l’occupation israélienne. Parce que s’ils sont non-violents,
qui pourrait blâmer les Palestiniens de recourir à tous les
moyens urgents à leur disposition pour essayer d’arrêter une
des occupations les plus cruelles et accablantes des temps
modernes ?
C.B. : Qu’en
est-il de ceux [comme les groupes de lobbying israéliens] qui
diraient que proposer un boycott culturel et académique, c’est
seconder l’antisémitisme ? Que répondez-vous à cela ?
I.P. : Trois
points sont importants, à ce propos. Le premier devrait mettre en
lumière le fait que beaucoup de Juifs progressistes et libéraux,
tant aux Etats-Unis qu’en Europe, sont engagés dans cette
action de boycott culturel. En réalité, au nom de leur identité
juive, de leur héritage, de leur compréhension des valeurs
juives, ils se sont trouvés aux côtés de ceux qui manifestaient
contre les violations des droits de l’homme dans le sud des
Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, dans le
Sud-Est asiatique : ils ne voient pas de différences quand
il s’agit d’Israël-Palestine. En fait, dans ce cas, même si
c’est un Etat juif qui viole des droits de l’homme, cela ne
change rien à leur position. Quel que soit celui qui viole les
droits de l’homme, ils se dresseront contre lui.
Le second point est que les Israéliens abusent de
l’accusation d’antisémitisme contre ceux qui les critiquent.
Non seulement ceux qui appellent au boycott, mais même la
critique d’Israël la plus légère est dépeinte ici comme un
acte d’antisémitisme. Je pense que à l’aide d’une bonne pédagogie,
on peut diffuser l’idée qu’il s’agit d’une tactique israélienne
qui a très peu à voir avec une montée réelle et actualisée de
sentiments antisémites qui, assurément, prévalent dans
certaines parties du monde. Peut-être un ou deux antisémites
connus se sont-ils joints à la charrette mais cela ne prouve
rien. Le fait est qu’Israël tient à être hors d’atteinte de
toute critique. Et le bouclier utilisé est toujours l’antisémitisme.
Troisièmement, et c’est plus important, on
devrait faire une différence entre sionisme et Judaïsme. Après
60 ans, les mises en œuvre de l’idéologie sioniste sur le
terrain, nous pouvons les voir maintenant du point de vue
palestinien.
Cette idéologie peut avoir fait quelques bonnes
choses pour des Juifs dans le monde, mais s’il est assurément
quelque chose qui ne permet pas aux Palestiniens de vivre en paix
ou même simplement de vivre dans leur patrie, c’est le
sionisme. Il a quelque rapport avec le Judaïsme, mais ne concerne
pas le Judaïsme. Cela tourne autour d’une certaine idéologie
coloniale encore revendiquée, au 21e siècle, par un Etat qui est
un projet inachevé. L’Etat d’Israël n’a pas été bâti
convenablement. Comme vous savez, nous n’avons même pas de
frontières définitives.
Je pense qu’il est très important de faire
comprendre aux gens que ce n’est pas d’une question juive que
nous traitons ici ; nous traitons d’une certaine relique de
la période coloniale, qui se voit encore autorisée à se
poursuivre dans une situation post-coloniale. Et aussi longtemps
que cela continue, cela complique les relations entre le monde
occidental et le monde arabe et le monde musulman.
C.B. : Le 7
novembre, le parti démocrate a gagné des élections qui vont lui
permettre de contrôler le Congrès américain. Les démocrates se
sont montrés critiques à l’égard de la politique de
l’administration Bush dans sa conduite de la guerre en Irak.
Mais le parti a répété que les relations entres les USA et Israël
ne seraient pas modifiées. Cette politique est-elle la meilleure
ligne d’actions pour les deux pays - sans parler des
Palestiniens ?
I.P. : Les résultats
des élections à mi-mandat sont à bien des égards une bonne
nouvelle pour le public américain. Mais je ne pense pas que les
élections vont apporter quelque bonne nouvelle que ce soit dans
cette partie du monde. En d’autres termes, je ne pense pas que
le renversement dans l’équilibre des forces au sein des deux
chambres modifiera la politique américaine à l’égard de la
Palestine. Cela peut changer, et cela devrait bien sûr changer,
la politique américaine en Irak. Mais je pense que le parti démocrate
est aussi engagé dans la protection d’Israël aux dépens des
Palestiniens que l’était l’administration républicaine. Je
ne pense pas que dans un avenir prévisible, nous devions voir un
quelconque changement fondamental dans la politique américaine à
l’égard d’Israël.
Vous me demandez si elle devrait changer.
Evidemment, elle le devrait. Elle le devrait parce que si le parti
démocrate est fidèle à la nouvelle perspective qu’il apporte
à la politique américaine - l’idée que les Américains
devraient avoir de la retenue dans leur conduite internationale,
que le recours à la force en Irak était une erreur, et que
l’image et le statut de l’Amérique dans le monde sont problématiques
- si c’est effectivement là le message des démocrates, alors
je pense qu’ils devraient prêter attention au fait que le
statut et la position des Américains dans le monde ne sont pas
seulement affectés par l’invasion de l’Irak mais aussi par le
soutien inconditionnel que l’Amérique accorde à Israël aux dépens
des Palestiniens.
Je pense qu’ils devraient se rendre compte que
seul un changement d’attitude à l’égard d’Israël et une
approche plus honnête du conflit peuvent réellement apporter un
changement constructif dans la relation entre les Etats-Unis et le
monde arabe ; après tout, le monde musulman représente un
quart de la population du globe.
C.B. : « La
Paix Maintenant » a découvert que pour environ 40% de leur
superficie, les colonies, y compris des communautés existant de
longue date, sont construites sur des terres palestiniennes privées
et non pas sur des terres détenues par l’Etat. La Paix
Maintenant a obtenu cette information d’une source à l’intérieur
de l’Administration civile qui souhaitait exposer les violations
à grande échelle des droits palestiniens à la propriété par
le gouvernement et les colons. Croyez-vous qu’il y a davantage
de gens au sein du gouvernement à être en désaccord avec le
traitement qui est fait aux Palestiniens et qui voudraient
s’exprimer ouvertement ?
I.P. : Peut-être
y en a-t-il davantage mais je crois que ce n’est pas assez. Ce
genre de critique faite par La Paix Maintenant autour d’une
information qu’ils nous divulguent, est très importante. Mais
il ne faut pas oublier un instant que chaque centimètre carré
qui a été pris par Israël est une occupation illégale et pas
seulement les 40% de terres privées.
C’est peut-être une violation plus flagrante
mais toute la présence israélienne là est une violation des
droits civils et humains. Ce qu’il faut, c’est bien plus que
ce genre de critique. Le problème en Israël, c’est qu’entre
La Paix Maintenant et Avigdor Lieberman, il n’y a, contrairement
à ce qu’on dit, pas une si grande distance idéologique.
C’est une question de tactique pour savoir comment assurer au
mieux un Etat juif avec une forte majorité démographique, sinon
exclusive.
Lieberman dit : « Prenons tout
territoire dont nous avons besoin et réalisons cet objectif en réduisant
le nombre d’Arabes qui vivent là ». La Paix Maintenant
dit : « Non, prenons moins de terres et réduisons le
territoire plutôt que la population et alors, nous pourrons avoir
cet Etat offrant une suprématie juive exclusive [‘supremacist’]
que nous convoitons. Ces deux positions sont moralement et
politiquement mauvaises et inacceptables parce qu’au bout du
compte, vous avez 20 à 30 % de la population d’Israël qui est
palestinienne, même dans le plus petit Etat que La Paix
Maintenant convoite, et que La Paix Maintenant n’entend pas les
tenir pour des citoyens égaux.
Et les gens, y compris dans La Paix Maintenant,
mettront l’idée d’un Etat juif au-dessus de tout manquement
à la démocratie. Dès lors, je pense que même si j’avais
trouvé, au sein du gouvernement ou de l’administration, des
gens qui souhaitent un mode d’occupation plus propre, une
occupation plus légitimée, bien sûr je les aurais salués, mais
je mets en garde sur le fait qu’ils étaient là avant :
ces gens ont même été au gouvernement et ils n’ont apporté
aucun changement, parce que la raison du conflit en cours entre
Israël/Palestine n’est pas l’occupation par Israël de
parties de la Cisjordanie et de Gaza et le fait qu’Israël ne
veut pas les restituer. La raison de ce conflit, c’est l’idéologie
sioniste. C’est là que le conflit commence et c’est là
qu’il finit. Tant que la grande majorité des Juifs en Israël
souscriront à cette idéologie, dans son interprétation
actuelle, je crains que nous ne voyions venir ni paix ni réconciliation
dans ce pays.
C.B. :
Finalement, Ilan Pappe, que peuvent faire les gens qui espèrent
la sécurité tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens ?
I.P. : Ma foi,
je pense que chacun a son rôle à jouer, en particulier ceux qui
s’en soucient, ceux qui font partie d’Israël/Palestine ou qui
se préoccupent d’Israël/Palestine. Je pense que les
Palestiniens ont leur rôle de résistance ; les forces
progressistes en Israël continuent d’essayer d’informer et de
modifier le point de vue de leurs compatriotes.
Mais la société extérieure doit jouer le même
rôle que celui joué, en Occident, par le mouvement
anti-apartheid, à l’apogée de l’Apartheid. Nous avons besoin
d’un lobby puissant à l’intérieur du monde occidental - en
particulier aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Ce lobby devrait
envoyer un message clair à l’adresse d’Israël, disant :
votre politique et votre idéologie sont inacceptables, en
particulier si vous voulez faire partie du monde démocratique, et
il est nécessaire pour nous que vous modifiiez votre politique et
ayez, sur le terrain, une société beaucoup plus démocratique.
Israël a besoin d’un appel au réveil. Les Israéliens
ne savent pas ce que le monde pense d’eux et je pense que les
sociétés civiles dans le monde peuvent être, et qu’elles
devraient être, leur réveille-matin.
Christopher Brown - A
rare voice : An interview with author Ilan Pappe
The Electronic Intifada, 11 décembre 2006
Traduit de l’anglais par Michel Ghys
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