Herald Scotland
Ce qui guide la
politique d'Israël
Ilan Pappé
Ilan Pappe
Traduction d’un article publié dans le Herald Scotland, le 6
juin 2010 Historien israélien dissident,
aujourd’hui professeur d’histoire à l’Université d’Exeter et
directeur du Centre européen d’études sur la Palestine, Ilan
Pappé a longtemps vécu en Israël, donnant de la voix contre le
sionisme. Lassé de vivre dans un environnement « hostile »,
d’être traité « comme un pestiféré » [1],
il s’est finalement exilé en Grande-Bretagne en 2007.
Celui qui dénonce sans relâche la réécriture
historique pratiquée par Israël, l’endoctrinement de sa
population, le processus de colonisation et le massacre des
Palestiniens à l’œuvre depuis plus de 60 ans [2]
explique dans l’article traduit ci-dessous (la version
originale, publiée le 6 juin, est
ICI) les ressorts psychologiques qui ont poussé l’état
sioniste à attaquer la flottille de Gaza il y a une dizaine de
jours. Et explique pourquoi les "solutions" mises en avant par
la communauté internationale ne sont absolument pas adaptées à
la réalité du conflit.
L’aspect le plus déroutant de l’affaire de la
flottille de Gaza a très certainement été la défense indignée et
moralisatrice du gouvernement et du peuple israélien.
Les modalités de cette réponse sont peu relayées
par la presse britannique, mais il s’agit aussi bien de parades
officielles, célébrant l’héroïsme des commandos ayant pris
d’assaut le navire, que de manifestations d’écoliers en soutien
inconditionnel au gouvernement et contre la nouvelle vague
d’antisémitisme.
En tant que natif d’Israël, passé avec
enthousiasme par tout son processus de socialisation et
d’endoctrinement pendant un quart de siècle, je ne connais que
trop bien cette réaction. Comprendre l’origine de cette attitude
furieusement protectrice est une clé essentielle pour
appréhender correctement le principal obstacle à la paix en
Israël et en Palestine. On ne peut mieux définir cette barrière
que comme la perception officielle et populaire qu’ont les juifs
Israéliens de la réalité politique et culturelle qui les
entoure.
Un certain nombre de facteurs expliquent ce
phénomène, mais trois d’entre eux sont particulièrement
remarquables, et interconnectés. Ils forment l’infrastructure
mentale individuelle sur laquelle la vie en Israël de tout juif
sioniste est basée, et dont il est presque impossible de
s’écarter – ce dont, personnellement, je n’ai que trop fait
l’expérience.
La première hypothèse, et la plus importante,
est la suivante : ce qui était historiquement la Palestine est
d’après un irréfutable droit sacré la propriété politique,
culturelle et religieuse du peuple juif représenté par le
mouvement sioniste, puis plus tard par l’état d’Israël.
La plupart des Israéliens, les hommes politiques
comme les citoyens, comprennent que ce droit ne peut être
pleinement appliqué. Mais bien que les gouvernements successifs
aient été assez pragmatiques pour accepter la nécessité
d’entamer des négociations de paix et celle d’une sorte de
compromis territorial, ce rêve n’a pas été abandonné. Et - ce
qui est encore plus important - la conception et la
représentation de toute politique réaliste est ainsi considérée
comme un acte de générosité internationale ultime et sans
précédent.
Toutes les insatisfactions palestiniennes ou -
dans le cas qui nous intéresse - internationales, exprimées
devant chaque proposition mise en avant par Israël depuis 1948,
ont donc été considérées comme insultantes et ingrates face à la
politique accommodante et éclairée de la "seule démocratie du
Moyen-Orient". Maintenant, imaginez que ce mécontentement se
traduise par une lutte réelle et parfois violente, et vous
commencez à comprendre les mécanismes de cette fureur vertueuse.
Lorsque nous étions écoliers, pendant le service militaire et
plus tard en tant que citoyens israéliens adultes, la seule
explication donnée aux réactions arabes ou palestiniennes était
que notre comportement civilisé s’opposait à la barbarie et aux
antagonismes de la pire espèce.
Selon le discours dominant, il y a deux forces
malveillantes à l’œuvre contre Israël. La première consiste en
l’ancien et habituel mouvement antisémite du monde au sens
large, un virus infectieux touchant soi-disant tous ceux qui
entrent en contact avec les Juifs. Selon ce discours, les Juifs
modernes et civilisés ont été rejetés par les Palestiniens
simplement parce qu’ils étaient juifs, et non par exemple parce
qu’ils ont volé leur terre et leur eau jusqu’en 1948, expulsé la
moitié de la population Palestinienne en 1948, imposé une
occupation violente de la Cisjordanie et, dernièrement, un siège
inhumain de la bande de Gaza. Cela explique également pourquoi
l’action militaire est considérée comme la seule réaction
possible : une fois les Palestiniens vus comme cherchant
inéluctablement à détruire Israël, suivant en cela une pulsion
atavique, la seule manière d’y faire face repose sur la force
militaire.
La seconde force est également un phénomène à la
fois ancien et nouveau : une civilisation islamique qui cherche
à détruire les Juifs en tant que foi et nation. Le courant
dominant chez les orientalistes israéliens, appuyés par de
nouveaux universitaires conservateurs aux États-Unis, a
contribué à définir cette phobie comme étant une vérité
scientifique. Ces peurs, pour être immuables, doivent évidemment
constamment être nourries et manipulées.
De là découle la seconde caractéristique
permettant une meilleure compréhension de la société juive
israélienne : Israël est dans une position de déni. Même en
2010, avec tous les moyens de communication et d’information
alternatifs et internationaux, la plupart des Juifs israéliens
sont toujours alimentés quotidiennement par des médias qui leur
cachent la réalité de l’occupation, de la stagnation ou de la
discrimination. C’est notamment valable en ce qui concerne le
nettoyage ethnique commis par Israël en 1948, qui a transformé
la moitié de la population palestinienne en réfugiés, a détruit
la moitié de ses villes et villages, et laissé 80% de leur pays
entre les mains des Israéliens. Il est douloureusement clair
que, même avant que les murs et clôtures de l’apartheid n’aient
été construits autour des territoires occupés, l’Israélien moyen
n’était pas au courant. Et pouvait ne pas s’intéresser aux 40
années de violations systématiques des droits civils et humains
de millions de personnes, réalisées sous le contrôle direct et
indirect de son État.
Les Israéliens n’ont pas non plus eu accès à des
compte-rendus honnêtes sur la souffrance des habitants de la
bande de Gaza pendant les quatre dernières années. Et, sur le
même schéma, les informations distillées sur la flottille
correspondent à l’image d’un État attaqué par les forces
combinées de l’antisémitisme séculaire et du nouvel islamisme
judéocide fanatique, forces débarquant pour détruire Israël.
(Après tout, pourquoi auraient-ils envoyé l’élite des meilleurs
commandos du monde pour faire face à des militants des droits de
l’homme sans défense ?)
Quand j’étais jeune historien en Israël dans les
années 1980, c’est d’abord ce déni qui a attiré mon attention.
En tant que chercheur débutant, j’avais décidé d’étudier les
événements de 1948, et ce que j’ai alors trouvé dans les
archives m’a permis de mettre un pied hors du sionisme. Doutant
de l’explication officielle du gouvernement à propos de son
agression du Liban en 1982 et de son comportement pendant la
première Intifada en 1987, j’ai commencé à réaliser l’ampleur de
la manipulation. Je ne pouvais plus souscrire à une idéologie
déshumanisant les Palestiniens autochtones et favorisant des
politiques de dépossession et de destruction.
Le prix de ma dissidence intellectuelle a fini
par tomber : la condamnation et l’excommunication. En 2007, j’ai
quitté Israël et mon travail à l’Université d’Haïfa pour un
poste d’enseignant au Royaume-Uni, où les points de vue qui
seraient au mieux considérés en Israël comme de la folie, au
pire comme une trahison pure et simple, sont partagés par
presque toutes les personnes honorables du pays, qu’elles aient
ou non une connexion directe à Israël et à la Palestine.
Ce chapitre de ma vie - trop compliqué à décrire
ici - constitue la base de mon prochain livre,
Out Of the Frame, qui sera publié cet automne. Brièvement,
il s’agit de l’évolution d’un sioniste israélien tout ce qu’il y
a de plus banal et ordinaire, évolution menée grâce à la
découverte de sources d’information alternatives, à des
relations étroites avec plusieurs Palestiniens et à des études
post-universitaires à l’étranger, en Grande-Bretagne.
Ma quête d’une véritable histoire des événements
au Moyen-Orient m’a obligé à démilitariser mon esprit. Même
aujourd’hui, en 2010, Israël reste, à bien des égards, un État
prussien colonisateur. C’est-à-dire un État combinant, à tous
les niveaux de la vie, des politiques colonialistes et un haut
niveau de militarisation. Il s’agit là de la troisième
caractéristique de l’État juif, à appréhender pour comprendre la
réaction israélienne. Elle se manifeste par la domination de
l’armée sur l’ensemble de la vie politique, culturelle et
économique d’Israël. Le ministre de la Défense, Ehud Barak, a
ainsi été le commandant de Benjamin Netanyahu, le Premier
ministre, dans une unité militaire semblable à celle qui a
agressé la flottille. Un contexte qui explique grandement la
réponse sioniste de l’État à ce qu’eux et tous les officiers de
commando ont perçu comme l’ennemi le plus redoutable et le plus
dangereux qui soit.
Il faut probablement être né en Israël, comme je
le suis, et être passé par tout le processus de socialisation et
d’éducation - y compris le service militaire – , pour saisir la
puissance de cette mentalité militariste et ses conséquences
désastreuses. Et il faut un tel passé pour saisir pourquoi les
fondements de l’approche de la communauté internationale au
Moyen-Orient sont totalement et désastreusement inadaptés à la
situation.
La réaction internationale se base sur
l’hypothèse que des concessions palestiniennes croissantes et un
dialogue continu avec l’élite politique israélienne pourraient
faire émerger une nouvelle réalité sur le terrain. Selon le
discours officiel en Occident, une solution très raisonnable et
réalisable - la solution des deux États - est à portée de la
main pour peu que toutes les parties fournissent un ultime
effort. Un tel optimisme est malheureusement erroné.
La seule version de cette solution [des deux
États] qui soit acceptable pour Israël ne saurait l’être pour
l’Autorité palestinienne apprivoisée à Ramallah, non plus que
pour le Hamas péremptoire à Gaza. Comprendre : l’offre
d’emprisonner les Palestiniens dans des enclaves apatrides pour
peu qu’ils mettent fin à leur lutte. Ainsi, avant même de
discuter d’une solution alternative - un État démocratique
commun, ce que je soutiens moi-même - ou d’explorer l’idée plus
plausible de l’établissement de deux États, il faut transformer
en profondeur la mentalité officielle et populaire en Israël.
Cette mentalité est le principal obstacle à une réconciliation
pacifique dans le terrain morcelé d’Israël et de la Palestine.
Comment peut-on la faire évoluer ? C’est là le
plus grand défi que doivent relever les militants en Palestine
et en Israël, les Palestiniens et leurs partisans à l’étranger,
et toute personne dans le monde se souciant de la paix au
Moyen-Orient. Ce qu’il faut, en premier lieu, c’est la
reconnaissance que l’analyse présentée ici est valable et
acceptable. Alors seulement, on pourra commencer à faire des
conjectures.
Il est présomptueux de s’attendre à ce que les
gens revisitent une histoire de plus de 60 ans afin de mieux
comprendre pourquoi l’agenda international actuel concernant
Israël et la Palestine repose sur des bases erronées et
préjudiciables. Mais on peut certainement s’attendre à ce que
les politiciens, les décideurs géopolitiques et les journalistes
réévaluent ce qui a été appelé par euphémisme le "processus de
paix " depuis 1948. Il faut également leur rappeler ce qui s’est
réellement passé.
Depuis 1948, les Palestiniens luttent contre le
nettoyage ethnique de la Palestine. Cette année-là, ils ont
perdu 80% de leur patrie et la moitié d’entre eux ont été
expulsés. En 1967, ils ont perdu les 20% restants. Ils ont été
fragmentés géographiquement, et traumatisés comme personne ne
l’a été au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Et n’eut
été la fermeté de leur mouvement national, cette fragmentation
eut pu permettre à Israël de faire main basse sur l’ensemble de
la Palestine historique, poussant les Palestiniens vers l’oubli.
Transformer un état d’esprit est un long
processus d’éducation et de conscientisation. Contre toute
attente, certains groupes alternatifs au sein d’Israël avancent
sur cette longue et sinueuse route vers le salut. En attendant,
il faut mettre un terme à ces politiques israéliennes qui sont
symbolisées par le blocus de Gaza. Elles ne cesseront pas plus à
cause des faibles condamnations internationales que nous avons
entendues la semaine dernière qu’en raison du mouvement à
l’intérieur d’Israël, trop faible pour provoquer un changement
dans un avenir proche. Et le danger ne réside pas seulement dans
la destruction continue des Palestiniens, mais aussi dans la
constante surenchère israélienne qui pourrait conduire à une
guerre régionale, avec des conséquences désastreuses pour la
stabilité de l’ensemble du monde.
Par le passé, le monde libre a fait face à ce
type de situations explosives en prenant des mesures fermes,
comme les sanctions contre l’Afrique du Sud et la Serbie. Seules
des pressions sérieuses et durables des gouvernements
occidentaux sur Israël feront là-bas passer ce message que le
chantage militaire et la politique d’oppression ne peuvent être
moralement et politiquement acceptables pour le monde auquel
Israël veut appartenir.
La continuité dans la diplomatie des
négociations et des "pourparlers de paix" permet aux Israéliens
de poursuivre sans cesse la même stratégie ; et plus cela
perdure, plus il sera difficile de réparer les dégâts. Le moment
est venu de s’unir avec les mondes arabe et musulman, en offrant
à Israël une possibilité de rentrer dans la norme et de se faire
accepter, en contrepartie d’un abandon inconditionnel des
idéologies et pratiques passées.
Le retrait de l’armée de la vie des Palestiniens
opprimés en Cisjordanie, la levée du blocus de Gaza et
l’abolition de la législation raciste et discriminatoire contre
les Palestiniens en Israël seraient de premier pas fort
bienvenus vers la paix.
Il est également essentiel de discuter
sérieusement et sans préjugés ethniques d’un retour des réfugiés
palestiniens, selon des modalités respectant leur droit
fondamental au rapatriement et les chances de réconciliation en
Israël et en Palestine. Toute politique allant dans ce sens doit
être approuvée, accueillie et mise en œuvre par la communauté
internationale et les populations vivant entre le Jourdain et la
mer Méditerranée.
Alors, les seules flottilles qui se rendront à
Gaza seront celles des touristes et des pèlerins.
Notes: [1]
Ainsi qu’il l’explique dans un entretien donné à
Il Manifesto,
où il revient sur les raisons de son départ.
Le Grand Soir
a traduit cet entretien : à consulter
ICI.
[2]
Ilan Pappé revient sur l’épuration ethnique pratiquée depuis
1948 dans
cet entretien.
Le
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