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CCLJ
Friedman contre Beinisch :
l’enjeu de la Cour suprême
Ilan Greilsammer
La présidente de la Cour suprême, Dorit
Beinisch - Photo Ha'aretz
4 septembre 2007
La controverse -on
devrait plutôt dire le combat- qui a opposé le ministre de la
Justice, le professeur Daniel Friedman, à la présidente de la
Cour suprême, Dorit Beinisch, a été l’une des grandes «
affaires » qui ont défrayé la chronique israélienne au cours
de l’été. La polémique n’est d’ailleurs pas terminée et
il y a fort à parier qu’elle continuera à agiter le «
Landerneau » israélien au cours de ces prochains mois.
Rappelons les faits. L’an dernier, le
ministre de la Justice Haim Ramon a dû démissionner pour une
affaire de « baiser volé ». L’ancien cacique du Parti
travailliste, passé à Kadima, avait embrassé sur la bouche
-contre son gré- une jeune soldate en faction dans son ministère.
Celle-ci s’était plainte, et le tribunal avait condamné Ramon
à effectuer des « travaux d’utilité publique », tout en
l’autorisant, à la fin de sa peine, à revenir en politique. Il
n’aurait pas été convenable qu’il rempile à la Justice,
aussi a-t-il été réintégré au gouvernement dans un autre
ministère. Ehoud Olmert, appelé à choisir un nouveau Garde des
Sceaux, a fait appel à l’une des sommités du monde
universitaire israélien, Daniel Friedman. Il s’agit d’un
juriste de réputation internationale, âgé de 70 ans et
unanimement respecté. Toutefois, et c’est là que les choses se
compliquent, le choix du professeur n’était pas sans arrière-pensée
de la part du Premier ministre. En effet, Friedman s’est dans le
passé fréquemment exprimé contre « l’activisme judiciaire »
de la Cour suprême d’Israël. De quoi s’agit-il ?
Au cours des vingt dernières années, sous la houlette de son précédent
président Aharon Barak, la Cour suprême a manifesté une activité
débordante, intervenant dans tous les domaines : politique intérieure,
défense, droits des Palestiniens, laïcité et coercition
religieuse, droits de l’homme, immigrés, santé, affaires
sociales, droits des Arabes israéliens, mur de séparation, etc.
Aucun domaine, quel qu’il soit, n’a été considéré par les
juges suprêmes comme « en dehors de leur juridiction ». D’un
côté, cette intervention sur tous les fronts a été fortement
appréciée par tous ceux qui s’inquiètent du dysfonctionnement
des autres pouvoirs du pays : gouvernement et Knesset. D’après
tous les sondages, le regard que porte le public sur ses ministres
et ses députés est loin d’être positif : on considère le
gouvernement et le Parlement comme inefficaces, impotents,
corrompus, incapables… Et c’est parfaitement vrai que, dans
bon nombre de secteurs, rien ne marche ! Aussi, nombreux sont les
Israéliens qui se félicitent de l’intervention de la Cour suprême
pour corriger ou redresser ce qui mérite de l’être.
Opinions très partagées
Ceux qui soutiennent le plus l’action des juges se trouvent dans
les milieux libéraux et de gauche pour des raisons évidentes :
c’est grâce à la Cour que peut être contenue la coercition
religieuse et défendue la laïcité; c’est également grâce à
elle que les droits des citoyens arabes et des Palestiniens des
territoires occupés ont pu être garantis. Meretz, La Paix
Maintenant, les partis arabes, et dans une certaine mesure le
Parti travailliste forment la « ligne de défense » avancée de
la Cour.
D’un autre côté, l’activité débordante de la Cour suscite
depuis longtemps l’irritation de divers milieux. Tout d’abord
les ultra-orthodoxes, pour qui les décisions judiciaires
constituent un frein à l’application de la Halakha dans le
pays. Le Shas, en particulier, derrière le rabbin Ovadia Yossef,
considère la Cour -qui est, oh horreur, présidée par une femme-
comme sa « bête noire », et cherche depuis longtemps à
l’affaiblir. Mais ce sont aussi les milieux de droite, les
colons, les partisans de l’annexion des territoires qui voient
dans la Cour un ennemi implacable. N’est-ce pas celle-ci qui a
imposé au gouvernement de revoir sa copie concernant le Mur, et
de retracer son parcours pour éviter qu’il cause de trop grands
désagréments aux villages palestiniens ? Aujourd’hui, les
Palestiniens considèrent les juges suprêmes d’Israël comme
leur « dernier recours ». Aux religieux et à l’extrême
droite se joignent différents milieux, groupes et personnalités
qui ne seraient pas fâchés de voir la Cour cesser de
s’immiscer dans leurs « petites affaires »; notamment les
personnalités, y compris le Premier ministre, qui sont
actuellement soupçonnées de corruption. Ceci étant, à côté
de ces milieux « intéressés », un certain nombre de juristes
considèrent réellement que « l’activisme judiciaire »
instauré par Aharon Barak n’est pas une bonne chose, car il
aboutit à « gommer la séparation des pouvoirs » chère à
Montesquieu, et aussi parce que les juges, qui ne sont pas « élus
» démocratiquement, ne doivent pas imposer leur vision du monde
et leurs desiderata à des personnes démocratiquement élues.
Telle est, en tout cas, la façon dont le professeur Friedman
envisage les choses et c’est apparemment pour cela qu’Ehoud
Olmert l’a nommé à son poste. A cela s’ajoute sans doute une
certaine rancœur de la part de Friedman à l’égard de la Cour,
car tout le monde sait qu’il voulait faire nommer comme juge
l’une de ses élèves et protégées, le professeur Nili Cohen,
et que Dorit Beinisch en personne s’est opposée à cette
nomination…
Combat des chefs
Face à Friedman, Mme Beinisch représente parfaitement la
continuation de la politique judiciaire d’Aharon Barak. Comme ce
dernier, Beinisch est absolument persuadée qu’Israël a besoin
de l’activisme judiciaire. Loin de vouloir restreindre
l’activité de la Cour, sa présidente serait plutôt encline à
l’étendre encore un peu plus, et à de nouveaux sujets. Dès
lors, la collision entre les deux personnalités était inévitable,
mais elle est survenue encore plus tôt que prévu ! Car c’est dès
sa nomination que le professeur s’est heurté de front à la
Cour en proposant un certain nombre de décisions qui, sous des
dehors anodins, visent toutes à rogner les compétences, le
statut, l’activité de la Cour suprême et surtout de sa présidente.
Par exemple, sa proposition de changer la composition de la
Commission de nomination des juges en restreignant le nombre et le
rôle des représentants de la Haute Cour, ou encore en limitant
la durée des fonctions de la Présidente de la Cour suprême à
sept ans, soi-disant comme la durée du mandat des autres juges,
etc, etc.
Au cours de l’été, les relations entre Friedman et Beinisch
sont devenues à ce point mauvaises que les deux personnalités
s’adressent à peine la parole. Il a fallu que les deux anciens
présidents de la Cour, Shamgar et Barak, se rendent en personne
chez le Ministre pour tenter d’apaiser les choses et mettre fin
à cette atmosphère délétère.
Au-delà de la question personnelle, cette affaire est importante.
Quelles que soient les critiques justifiées qu’on peut adresser
à une Cour qui, il est vrai, vit dans sa tour d’ivoire et est
composée de mandarins qui se croient fréquemment sortis de la
cuisse de Jupiter, voire se prennent pour Jupiter lui-même, la défense
de la Cour suprême est absolument indispensable pour qui veut préserver
Israël de l’emprise croissante des ultra-religieux, des colons,
des mafieux et des corrompus en tous genres.
Un exemple de décision importante
Le 15 septembre 2005, la Cour a rendu un arrêt concernant le mur
de sécurité dans la région de la colonie d’Alfei Menashe.
Cette implantation, qui compte environ 5.000 habitants, se trouve
à 4 kilomètres de la ligne verte, à l’intérieur de la
Cisjordanie palestinienne. Le gouvernement avait décidé
d’inclure Alfei Menashe à l’intérieur de la barrière de sécurité,
mais pour cela le tracé du mur devait également englober cinq
petits villages palestiniens représentant environ 1.200
habitants. Pour ceux-ci, la décision étaient dramatique
puisqu’ils se trouvaient coupés du reste des territoires, et
des villes constituant leur arrière-pays. Les habitants
introduisirent un recours auprès de la Cour suprême, soutenus
par l’Association israélienne des droits de l’homme, en
arguant des dommages matériels et moraux qui leur étaient causés.
C’est un cas type dans lequel le président de la Cour, Aharon
Barak, a décidé que l’arrêt de principe serait rendu par un
ensemble de 9 juges. Ceux-ci se prononcèrent à l’unanimité et
décidèrent que, si le mur était parfaitement légal et justifié,
et devait englober Alfei Menashe pour donner la sécurité à
cette population israélienne, il ne devait en aucun cas englober
les villages palestiniens, qui devaient donc rester en dehors du
tracé. Cette décision célèbre mécontenta à la fois les
colons et les opposants de gauche au mur de sécurité.
La Cour suprême d’Israël
Composition : 14 juges, dont 12 permanents et 2
temporaires.
Mode de recrutement : Ils sont choisis par un Comité indépendant
de sélection des juges, sur la base de la Loi fondamentale.
Organisation interne : La plupart des décisions de la Cour
suprême sont prises par trois juges. Toutefois, pour des décisions
particulièrement importantes, la décision peut être prise par
cinq juges ou même plus.
publication des décisions Cinq volumes publiés par an.
Compétences : La Cour a trois fonctions - Cour suprême
pour les recours civils, Cour suprême pour les recours criminels,
Haute Cour de justice pour les requêtes administratives et
constitutionnelles.
Pouvoirs : Réformer, annuler, confirmer, rejeter,
indemniser, donner une injonction.
Ilan Greilsammer, correspondant
israélien
© CCLJ 2005
Publié avec l'aimable autorisation du CCLJ
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