Analyse
Les « réfugiés
invisibles » du Moyen-Orient
IRIN
Elena
Fiddian-Qasmiyeh soutient que les
Palestiniens peuvent devenir des «
réfugiés déplacés internes ».
Nombre d’entre eux se sont retrouvés
bloqués dans ce camp frontalier
lorsqu’ils ont tenté de fuir les
violences en Irak après l’invasion de
2003
Photo:
Phil Sands/IRIN
Vendredi 23 mars
2012 DUBAI, 2 February 2012 (IRIN) Parmi les migrants présents en Lybie
lorsque la guerre a éclaté l’année
dernière se trouvait un groupe de
personnes qu’une chercheuse de
l’université d’Oxford appelle les «
invisibles » : des réfugiés qui se
rendent dans des pays tiers pour
travailler ou bénéficier d’une meilleure
éducation. Pris entre les violences, la politique,
la superposition des identités et les
définitions restrictives, ces «
réfugiés-migrants » ou «
réfugiés-étudiants » sont souvent
ignorés ou laissés sans protection,
selon Elena Fiddian-Qasmiyeh, maître de
conférences et spécialiste des
migrations forcées au Centre d’études
sur les réfugiés de l’université
d’Oxford. « Certaines populations déplacées
bénéficient d’une grande visibilité,
tandis que d’autres ont été rendues
invisibles aux yeux de (et par) la
communauté internationale », écrit-elle
dans un article intitulé « Invisible
Refugees and/or Overlapping Refugeedom?
Protecting Sahrawis and Palestinians
Displaced by the 2011 Libyan Uprising »,
et qui sera bientôt publié par l’International
Journal of Refugee Law. Une version
précédente de cet article a été
récemment publiée dans la collection New
Issues in Refugee Research du Haut
Commissariat des Nations Unies pour les
réfugiés (HCR). Le conflit libyen a mis en lumière des
lacunes potentielles dans la protection
des réfugiés palestiniens qui ont migré
dans un pays tiers. Il a également
soulevé des questions complexes : qui
devrait les protéger - et comment les
protéger - en situation de crise. Cette
question devient de plus en plus
pertinente alors que la situation en
Syrie, où vivent un demi-million de
réfugiés palestiniens, est de plus en
plus instable.
Des Palestiniens pris pour cible Alors que selon certaines estimations,
le nombre de réfugiés ou migrants
palestiniens ne dépassait pas 30 000,
l’Autorité palestinienne (AP) indique
que jusqu’à 70 000 réfugiés ou migrants
palestiniens – la distinction reste
floue – se trouvaient en Lybie lorsque
les violences ont éclaté en février 2011
entre les partisans de Mouanmar Kadhafi
et les rebelles armés qui tentaient de
lui faire quitter le pouvoir. Certains Palestiniens ont été
spécifiquement pris pour cible – leurs
domiciles ont été mis à sac et des
personnes ont disparu – à Benghazi, le
fief des rebelles, et ailleurs dans le
pays, par les deux camps, a indiqué Mme
Fiddian-Qasmiyeh. Ceux qui travaillaient
dans la fonction publique ou qui
étudiaient dans les
universités militaires étaient
considérés comme proches du régime. L’utilisation par M. Kadhafi de
mercenaires palestiniens dans les années
1970 et 1980 est venue renforcer les
accusations de soutien. Entre-temps,
d’autres ont été pris pour cible parce
qu’ils refusaient de rejoindre les
forces pro-régime, selon des
articles. Alors que les migrants sub-sahariens ont
quitté la Libye en masse au cours des
hostilités, et que d’autres pays se sont
dépêchés de faire sortir leurs
ressortissants, des centaines de
Palestiniens n’ont pas réussi à
fuir les violences qui enflammaient la
Lybie – nombre d’entre eux ont été
refoulés à la frontière, car l’Égypte,
la Tunisie et d’autres pays qui les
accueillaient autrefois n’ont pas
reconnu leurs titres de voyage, a dit
Mme Fiddian-Qasmiyeh. Nombre de ceux qui
ont « décidé » de rester en Lybie,
a-t-elle ajouté, n’ont pas vraiment eu
le choix. « Où irions-nous ? », a demandé Fatima,
une responsable communautaire
palestinienne qui vit en Lybie depuis 30
ans. « Nous n’avons nulle part où aller
».
Après la chute de la capitale Tripoli,
nombre de Palestiniens ont été expulsés
de force de leurs domiciles, qui leur
avaient été donnés par le précédent
gouvernement, a dit Fatima. Des
centaines d’autres personnes déplacées
suite aux violents affrontements à Sirte
et Bani Walid, des fiefs de M. Kadhafi,
sont venus à Tripoli et n’ont
aujourd’hui plus de domicile, a-t-elle
dit. Mais pour eux la Lybie reste le
meilleur choix : « Nous n’avons pas de
pays, à l’exception de la Palestine, et
nous ne pouvons pas retourner là-bas ...
la Lybie, avec sa guerre et ses
difficultés, reste toujours un meilleur
choix que les autres pays ». « Cette idée de choix et l’envie de
rester dans un contexte aussi peu sûr,
cela revient finalement à dire qu’ils
sont entre l’arbre et l’écorce », a dit
Mme Fiddian-Qasmiyeh.
Évacuations Selon le HCR, seuls quelques milliers de
Palestiniens étaient enregistrés comme
réfugiés conformément à la Convention de
Genève de 1951 avant le début de la
guerre. Le HCR a proposé une «
protection supplémentaire » à des
centaines d’autres Palestiniens –
reconnaissant ainsi qu’ils étaient
apatrides, ne pouvaient pas être
renvoyés et avaient besoin d’une
protection humanitaire. D’autres encore sont venus étudier dans
le cadre des programmes de bourses
d’études libyens. Cependant, la grande majorité était des
migrants ou des travailleurs qualifiés
venant de Gaza, de la Cisjordanie ou
d’autres pays d’accueil de réfugiés
Palestiniens de la région – la Syrie, le
Liban et la Jordanie – avec ou sans
contrat et/ou statut régulier. Nombre
d’entre eux ont vécu en Lybie pendant
des dizaines d’années ou y sont nés. Pendant le conflit, l’Organisation
internationale pour les migrations (OIM)
a participé à l’évacuation vers
Benghazi, où la situation était plus
calme, de 179 Palestiniens qui se
trouvaient dans des villes dangereuses.
Nombre d’entre eux ont décidé de rester
en Lybie, parce qu’ils y avaient de la
famille, qu’ils y avaient trouvé un
travail ou qu’ils pensaient que
l’économie repartirait une fois que la
situation se serait stabilisée dans le
pays, a dit à IRIN Jean-Philippe Chauzy,
le porte-parole de l’OIM. Mais d’autres sont partis vers
Salloum, un no man's land situé le
long de la frontière libyo-égyptienne,
où ils sont restés en attendant d’être
réinstallés, a-t-il dit. Le HCR a aidé 1 581 Palestiniens isolés
à Saloum à rejoindre Gaza en passant par
le poste-frontière de Rafah, a dit à
IRIN Elizabeth Tan, la représentante
déléguée du HCR en Égypte. Seuls ceux
disposant de titres de voyages valides
ont pu passer la frontière, a-t-elle
dit. Entrer en Égypte s’est cependant avéré
difficile, même pour les Palestiniens
munis de papiers d’identité, à cause des
politiques restrictives anciennes
concernant les déplacements des
Palestiniens, a indiqué un autre
responsable humanitaire. Les Palestiniens qui ont essayé de
quitter la Lybie en passant par la
Tunisie ont également rencontré des
difficultés qui, une fois portées à
l’attention du HCR, ont souvent été
résolues, a indiqué le responsable. Plus
d’une dizaine de ces Palestiniens qui
ont réussi à franchir la frontière se
trouvent désormais dans le
camp de Choucha situé du côté
tunisien de la frontière, a dit Emmanuel
Gignac, l’actuel représentant du HCR en
Lybie. « Les possibilités et les solutions
potentiellement durables qui s’offrent
aux Palestiniens vivant en Lybie et dans
la région semblent pour le moins
difficiles », a écrit Mme Fiddian-Qasmiyeh
dans un document. Voici certaines des
raisons avancées pour expliquer cette
situation :
Elena
Fiddian-Qasmiyeh soutient que les
Palestiniens qui ont fui la Lybie
pendant la guerre pour s’installer dans
ce camp tunisien devraient être
considérés comme des « doubles réfugiés
»
Photo:
UNHCR
Réfugiés versus migrants Les Palestiniens, soutient Mme Fiddian-Qasmiyeh,
souffrent du « chevauchement des états
de réfugié ». Pour commencer, ce sont
des réfugiés, qui ont fui ou ont été
expulsé de leur territoire après la
naissance d’Israël en 1948, ou lors de
la guerre de 1967, et qui se sont
installés à Gaza, en Cisjordanie, en
Syrie, en Jordanie ou au Liban avant de
partir vers la Lybie.
Mais la plupart des Palestiniens qui
vivent en Lybie n’y sont pas considérés
comme des réfugiés, comme ils le
seraient en Syrie, en Jordanie ou au
Liban, parce qu’ils sont arrivés en tant
que travailleurs qualifiés, mais aussi
parce que le gouvernement libyen les a
toujours accueillis comme des « frères »
- les considérant comme « des citoyens
arabes résidant en Lybie » plutôt que
comme des réfugiés.
Ainsi lorsque le conflit a éclaté en
2011, ils se sont retrouvés dans une
position délicate.
Ils ne pouvaient ni repartir vers leur
pays d’origine (la Palestine) ni
repartir vers leur pays de résidence
habituelle (par exemple, la Syrie) pour
fuir les violences et l’insécurité qui
régnaient en Lybie. Et pourtant, ils
n’étaient pas non plus enregistrés comme
réfugiés dans le pays.
« Leur présence "volontaire"
problématise la conceptualisation
traditionnelle de "l’état de réfugié" »,
a écrit Mme Fiddian-Qasmiyeh. Même si
une grande majorité des Palestiniens qui
vivent en Lybie n’ont pas déposé de
demande d’asile, nombre d’entre eux sont
de fait des réfugiés, car ils
remplissent les critères de la
définition du réfugié, a-t-elle indiqué.
Elle soutient ainsi qu’ils devraient
être considérés comme des « réfugiés
bloqués internes » ou « réfugiés
déplacés internes » en Lybie et, s’ils
arrivent à quitter le pays, comme des «
doubles réfugiés ».
Selon elle, le plus approprié serait
d’avoir des états de réfugiés superposés
et multiples qui permettraient aux
réfugiés qui utilisent leur organisme
commanditaire (par exemple, le HCR ou
l’UNRWA – l’agence des Nations Unies
chargée d’aider, de protéger et de
défendre les réfugiés palestiniens
enregistrés) pour trouver un travail ou
bénéficier d’une meilleure éducation de
ne pas perdre leur statut de réfugié, et
la protection internationale conférée
par ce statut.
Mais le HCR indique que la distinction a
peu d’importance dans la pratique.
Les Palestiniens qui ne se font pas
enregistrer comme réfugiés en Lybie
bénéficieraient de toute façon de l’aide
du HCR s’ils en avaient besoin, a dit
Arafat Jamal, représentant adjoint du
HCR en Jordanie, qui a dirigé une équipe
d’urgence en Lybie au cours des
hostilités.
« Les Palestiniens restent des réfugiés,
qu’ils viennent ici pour des raisons
économiques ou non », a dit M. Gignac à
IRIN. « Vous [ne] perdez [votre statut
de réfugié] que le jour où vous repartez
chez vous définitivement ou que vous
vous intégrez et que vous obtenez la
citoyenneté d’un autre pays ».
Politisation
Les Palestiniens qui vivent en Lybie ont
souvent été utilisés comme des pions
politiques. M. Kadhafi a menacé
d’expulser ou a expulsé des milliers de
Palestiniens au fil des ans afin de
protester contre les initiatives de paix
auxquelles il était opposé et d’attirer
l’attention sur l’incapacité des
Palestiniens à rentrer chez eux. En
1995, nombre de Palestiniens ont été
emmenés à la frontière de force, puis
placés dans un camp que M. Kadhafi
nommait « Le camp du retour » pour faire
comprendre son point de vue.
« Il demandait à ce qu’un groupe
bénéficie d’un meilleur accès, puis il
expulsait les gens lorsqu’il était dans
son intérêt de le faire », a dit
Emanuela Paoletti, chercheuse sur le
sujet de la migration en Lybie et auteur
de « The Migration of Power and North-South
Inequalities: The Case of Italy and
Libya ».
Le recrutement par M. Kadhafi de
migrants, et notamment de Palestiniens,
impliquait que leur statut était souvent
irrégulier. En fonction de leur
catégorisation, les Palestiniens
relèvent de juridictions différentes –
le HCR; l’UNRWA; l’OIM; les
gouvernements d’accueil ; l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP,
organisation reconnue qui représente le
peuple palestinien) – ou d’aucune
juridiction, ce qui les laisse parfois
sans garant.
« Qui me donnera mes droits », a demandé
Fatima, la Palestinienne installée en
Lybie.
Évacué vers quel pays ? Et par
qui ?
« Vers quel pays les réfugiés
palestiniens devraient, pourraient ou
voudraient-ils être évacués en toute
sécurité et par qui ... c’est une
question difficile », écrit Mme Fiddian-Qasmiyeh.
« La communauté internationale peut-elle
s’attendre à ce que ces Palestiniens
"retournent" à Gaza, dans les camps de
réfugiés du Liban ou en Syrie où la
situation est explosive, ou peut-elle
leur permettre de le faire de manière
responsable ? ».
En dépit de la vulnérabilité des
Palestiniens dans la région, les États
arabes se sont opposés aux solutions de
réinstallation en dehors du Moyen-Orient
de peur de compromettre le droit des
Palestiniens à retourner dans leur pays
d’origine, opposant l’objectif général
du retour à l’intérêt supérieur de
sécurité de l’individu.
Bien que délicate, la réinstallation
reste une option, a dit M. Gignac,
l’actuel représentant du HCR en Lybie.
Les réfugiés palestiniens présents en
Irak qui ont tenté de fuir les violences
après l’invasion américaine en 2003 et à
qui on a refusé l’entrée à la frontière
jordanienne ont finalement été
réinstallés au Brésil après avoir passé
des années au
camp de Ruwaished, situé à la
frontière irako-jordanienne.
« Techniquement, il n’y a pas de lacune
en matière de protection », a-t-il dit.
« Un Palestinien vivant en Lybie est
placé sous la protection du HCR. Cela ne
devrait pas être un problème du point de
vue du mandat ou du point de vue
juridique. Mais dans la pratique, les
Palestiniens ont de telles
revendications politiques et avec toutes
ces sensibilités autour d’eux, si nous
appliquons notre mandat qui inclut
[certaines] solutions, cela pose des
problèmes. Ils ne sont pas toujours
acceptés...Les Palestiniens eux-mêmes
ont intégré cette notion et ressentent
de la culpabilité à s’installer dans des
pays, car ils ont le sentiment qu’ils
perdent le droit au retour... qu’ils ont
d’une certaine façon trahi la cause », a
ajouté M. Gignac.
En ce qui concerne le HCR, un réfugié ne
perd jamais le droit au retour dans son
pays, même s’il a acquis la citoyenneté
d’un autre pays. Toutefois, Mme Fiddian-Qasmiyeh
a dit à IRIN que l’exemple libyen montre
que la théorie et la pratique peuvent
diverger, ce qui soulève de nombreuses
questions quant aux choix qui s’offrent
vraiment aux « réfugiés-migrants »
palestiniens.
« Nous devons prendre la question des
besoins de protection avec sérieux. Cela
nécessité que l’on aborde la question
[des lacunes et des solutions] ».
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