Impressions de Russie
Un soupçon de guerre
civile
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Lundi 20 décembre 2010
La semaine précédente s'était achevée de façon étrange. Je
suis dans le métro samedi 11 décembre, à Arbatskaya (grosse
station en plein centre de Moscou), quand une rixe très violente
éclate sur le quai entre des Russes et des personnes au teint
plus sombre, avant de se terminer dans le wagon.
J'ai découvert plus tard les scènes qui s'étaient déroulées
le même jour à deux pas du Kremlin, Place du Manège. Une foule
en furie de "supporters" du Spartak a provoqué les policiers
avant de rouer de coups au hasard des groupes de Caucasiens qui
passaient par là. Bras tendus, slogans sans équivoque.
Le rassemblement visait au départ à venger Egor Sviridov, un
supporter du Spartak tué d'une balle en caoutchouc par un
ressortissant du Caucase lors d’une altercation. Les suspects
avaient été relâchés à la hâte, peut-être contre pot-de-vin, ce
qui avait contribué à la colère des proches de la victime. Les
"supporters" du Manège en étaient-ils vraiment? Le rassemblement
était-il spontané, ou y a-t-il eu manipulation, comme le laisse
penser l'âge très jeune des participants? Beaucoup de questions
subsistent.
Une certaine anxiété restait palpable en début de semaine:
les gens se cherchaient du regard, comme pour vérifier que tout
va bien, qu'il n'y a pas de danger. C'est l'impression que j’ai
eue dans le métro et dans les centres commerciaux. Je reconnais
cette tension: elle rappelle celle qui a suivi les attentats de
mars 2010. La violence est dans l'air. Le soupçon aussi.
Le Parti contre l’immigration illégale (DNPI) a émis mardi 14
décembre au soir un "communiqué urgent": mercredi devait être
une journée violente. "Les hommes russes doivent sortir en
possession des moyens d’autodéfense autorisés par la loi". C'est
ce jour qu’on attendait la riposte. Selon le très sérieux
journal Kommersant, les blogs regorgeaient d'appel au talion,
des autobus entiers de ressortissants du Caucase russe étaient
soi-disant en route vers la capitale, et l'on attendait des
actions de échauffourées en face du centre commercial
Evropeïski, près de la gare de Kiev. L’angoisse était très
forte. Finalement, plus de peur que de mal, la police ayant tout
de même procédé à quelque 1.300 arrestations.
En regardant ce week-end (18 décembre) le "statut" de mes
amis sur Vkontakte, le Facebook russe, on constate pourtant que
des rumeurs alarmantes circulent toujours. "Cette nuit quatre
Caucasiens ont été tués station Kakhovskaya", écrit un
internaute. "Donc cela veut dire que quatre Russes seront
assassinés. C'est dur d'arrêter tout cela désormais", répond un
jeune homme caucasien. Pas plus tard que samedi, une amie
m'expliquait que plusieurs stations de métro avaient été fermées
en raison d'échauffourées s'inscrivant dans le sillage des
événements du Manège. Ce même jour, plus de 500 arrestations ont
eu lieu dans la capitale.
Le président Medvedev a promis la fermeté face aux "fouteurs
de merde". Pourtant, dans l'ensemble, ce que je retiens est un
long silence des autorités qui sont intervenues tardivement
(Poutine a mentionné ces événements pendant ses
questions-réponses avec les Russes en fin de semaine).
N'était-ce pas le moment de délivrer un message fort, pour
dissiper tout doute quant à la cohésion nationale?
C'est peut-être en raison de ce flottement que les réactions
politiques propices à jeter de l'huile sur le feu se
multiplient. Pour la première fois, le chef du Conseil des
Muftis de Russie, le Tatar Ravil Gaïnoutdine, a accusé le
Kremlin d'islamophobie. Selon lui, le centre fédéral cherche à
empêcher les musulmans de s'unifier et tente d'"étouffer l'islam
de Russie". Intervenant en public, il a loué la sobriété des
migrants (souvent musulmans) et critiqué le penchant des Russes
pour l'alcool. Des déclarations dangereuses en période de
tension, d'autant que les Tatars sont classiquement plus proches
des Russes que des Caucasiens.
Le blogueur Nariman Gadjiev (http://pcnariman.livejournal.com/)
vit au Daghestan, une république du Caucase troublée par une
guerre civile larvée. Il est pessimiste. Pour lui, de tels
événements "sont la déclaration de l'effondrement officiel du
pays. Avec le retrait du Caucase du Nord, le processus va
prendre un caractère permanent. D'ailleurs la réaction des
tatars ne s’est pas faite attendre". A ses yeux, les heurts de
Moscou se répercuteront immanquablement sur la situation déjà
tendue qui règne au Daghestan, république voisine de la
Tchétchénie et de l'Ingouchie. "C'est un nouvel atout dans les
mains de la population acquise au séparatisme et des leaders de
l’opposition armée".
Konstantin Yantsen, doyen de la faculté de psychologie de
l'Université de Tomsk, tente quant à lui de comprendre les
causes de ces désordres. "En l'absence d'ascenseurs sociaux, et
de perspectives d'emploi, la jeunesse cherche des responsables,
et entame une chasse aux sorcières". Toutefois, M. Yantsen y
voit la conséquence du système politique qui s’est implanté en
Russie au cours des dix dernières années. "Le modèle autoritaire
crée une bipolarisation de la conscience nationale entre les
nôtres et les autres. Regardez, le pays vit dans un état de
guerre civile larvée", estime-t-il.
Quoi qu'il en soit, la fine pellicule de normalité qui
recouvre notre quotidien russe semble tout à coup bien fragile.
Et l'on se demande brusquement si cette Russie qui a su gérer
relativement intelligemment la chute de l'Urss, sans sombrer
dans les guerres interethniques de l'ex-Yougoslavie, pourrait
brusquement se changer en poudrière…
Pour Nariman Gadjiev, le plus grave, c'est que le pays qui a
vaincu le fascisme pendant la guerre, événement sur lequel
repose la cohésion nationale russe, a capitulé devant celui-ci
dans la vie "civile". M. Yantsen, a son tour, se réfère à cet
événement, mais avec un espoir : que le souvenir de la Victoire
sur le nazisme ne "permette pas au nationalisme de tous les
jours de se transformer en catastrophe généralisée pour toute la
Russie".
Car c'est bien l'histoire, fondement du vivre-ensemble
actuel, qui est prise en otage. La Victoire commune s'efface peu
à peu devant d'anciennes fractures: des militants nationalistes
tatars sont allés jusqu'à menacer, après les troubles du Manège,
de détruire le monument aux soldats russes tombés lors de la
prise de Kazan en 1552, étant donné le refus d'offrir à la ville
un monument aux défenseurs de la ville contre Ivan le Terrible.
Des luttes historiques à l'explosion des séparatismes, dans
un pays qui compte des centaines de peuples de religions
différentes, il n'y a qu'un pas. Les dirigeants russes n'ont pas
le choix : il faudra délivrer un message fort pour dissuader
tous ceux qui rêvent de franchir le Rubicon.
© 2010 RIA Novosti
Publié le 26 décembre 2010
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