Impressions de
Russie
De troubles
relations
Hugo
Natowicz
© Hugo Natowicz
Vendredi 5 août
2011
"Impressions de Russie" par Hugo
Natowicz
Il devient de plus en plus difficile
d'offrir à boire à quelqu'un en Russie.
Proposant récemment un verre de kvas
(boisson très légèrement fermentée à
base de pain noir) à des ouvriers qui
travaillaient dans mon immeuble par une
chaude journée d'été, l'un d'eux
m'opposa un niet résolu. "Je suis au
volant. Le kéfir (lait fermenté)
impossible aussi, désormais c'est la
tolérance zéro, si on vous pince ne
serait-ce qu'avec un quart de degré
d'alcool dans le sang, c'est le retrait
de permis assuré".
La réponse de mon interlocuteur
dénotait une certaine confusion, liée
aux fréquentes modifications de la
législation. Concernant l'alcool au
volant, la loi a été amendée à plusieurs
reprises en quelques années: les
autorités sont passées de la tolérance
zéro à l'acceptation d'un faible niveau
d'alcoolémie, sur le modèle européen.
Finalement, la rigueur l'a emporté en
mars 2010, le président Medvedev ayant
signé une loi interdisant à nouveau
toute présence d'alcool dans le sang des
conducteurs.
0,3 ml dans le sang était auparavant
toléré, permettant aux conducteurs une
petite bouteille de bière une heure
avant de prendre le volant. La raison de
ce revirement? "En autorisant 0,3 ml,
nous avons joué les pays civilisés. Mais
nous n'avons pas pris en compte le fait
qu'en Russie, le niveau de moralité et
de responsabilité des conducteurs et des
policiers de la route n'est pas au
niveau occidental. Les chauffards en
état d'ivresse ont tué tant de personnes
que l'expérience d'une tolérance
minimale ne s'est pas justifiée",
résumait Nikolaï Levitchev, député du
parti Russie juste. Ce qui provoque la
psychose des conducteurs, c'est
désormais la peur qu'une dose
négligeable d'alcool (liée à des
médicaments ou à un verre de kvas) ne
soit utilisée par un policier peu
scrupuleux pour extorquer un bakchich…
De nouvelles mesures ont récemment
relancé le débat sur l'alcool, et
embrouillé un peu plus les esprits: le
président Dmitri Medvedev a signé une
loi assimilant la bière à une boisson
alcoolisée, alors qu'elle était
auparavant considérée comme un simple
aliment. La vente de bière est désormais
interdite dans les kiosks ainsi qu'aux
mineurs, une décision qui a déclenché
des boutades en chaîne sur Runet: "la
bière, c'est de l'alcool, c'est
officiel!", "Dima change la bière en
alcool" ironisaient des internautes.
La loi va plus loin: est assimilé à
de l'alcool tout breuvage contenant plus
de 0,5% d'alcool. Signe que le sujet est
complexe, des rumeurs s'étaient mises à
circuler en Russie: le kvas et le kéfir
allaient être considérés comme des
boissons alcoolisées! Cette affirmation
a été reprise par de nombreux journaux,
avant que le démenti ne tombe. Certes,
les députés ont décidé de considérer
comme de l'alcool tout breuvage excédant
0,5% d'alcool, mais les deux boissons
cultes des Russes seront exemptées pour
des raisons assez évidentes, a déclaré
l'organe de régulation des boissons
alcoolisées. Pourtant, le flou continue
de régner dans les esprits.
Affaire
d'Etat
"Si on interdit l'alcool, la natalité
baisse, si on l'autorise, la mortalité
augmente. Est-ce que notre peuple fait
quelque chose sans alcool?",
s'interrogeait récemment dans une
parodie télévisée Pierre le Grand,
affairé à résoudre les problèmes du
pays. Blague à part, l'alcool a toujours
été en Russie une affaire d'Etat, tantôt
l'utilisant pour obtenir des recettes
supplémentaires, tantôt l'interdisant
pour éviter les débordements liés à
l'ivrognerie.
La boisson chez les anciens Slaves ne
revêtait pas uniquement une dimension
rituelle: c'est dans les korchma
(tavernes) que l'on prenait les
décisions politiques et que l'on rendait
public les oukases du pouvoir. On y
rendait même justice. Il en fut ainsi
jusqu'à Ivan le terrible, qui décida de
mettre de l'ordre. Ennemi de
l'ivrognerie, il ne tolérait les
festivités alcoolisées qu'à certaines
dates. Mais après la prise de Kazan, il
comprend que cette faiblesse de la
Russie peut aussi être une force: il
fonde des établissements publics
baptisés kabaks, qui ont l'exclusivité
de la vente d'alcool. Permettant en
outre un certain contrôle, ils se sont
répandus dans toute la Russie,
fournissant une source solide de revenus
pour l'Etat. Les punitions prévues pour
les taverniers qui ne remplissaient pas
la norme fixée ont poussé ces derniers à
inciter les clients à boire, notamment
en accordant des crédits.
Pendant les "temps des troubles",
sous la direction de Boris Godounov,
l'argent provenant des kabaks était
presque l'unique source de revenus de
l'Etat. Le sort était scellé: Etat et
alcool étaient désormais
interdépendants. Au XVIIe siècle, ayant
besoin d'argent pour guerroyer, Pierre
le Grand va plus loin en faisant de la
gestion des kabaks une charge payante,
Catherine I accordant plus tard le
statut de privilège à la production
d'alcool.
Un épisode symptomatique des
relations entre pouvoir et alcool eut
lieu bien plus tard: peu après son
arrivée au pouvoir, Gorbatchev décide
d'introduire la "loi sèche"
(prohibition). Ses conséquences furent
nulles en matière de santé publique,
mais désastreuses au niveau économique:
toutes les vignes de la région de la Mer
noire, cultivées depuis l'époque
gréco-romaine, furent arrachées. Des
vignerons se suicidèrent, et un secteur
économique tout entier fut ruiné.
Indissociable de la naissance et de
la centralisation de l'Etat russe,
l'alcool est une composante à part de la
destinée du pays. Historiquement divisé
entre une tolérance zéro et un certain
laxisme, l'Etat peine pourtant à adopter
une attitude équilibrée face à ce fléau.
Le casse-tête requiert une réponse
urgente et une politique plus énergique,
l'alcool étant responsable de 500.000
morts par an dans le pays.
© 2011 RIA Novosti
Publié le 5 août
2011
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