Quand Bernard-Henry Lévy veut sauver les
musulmans du «fascislamisme»
Hicham Hamza
Bernard-Henry Lévy
Jeudi 23 décembre 2010
Mythosophie. Aujourd’hui, l’homme de réseau par
excellence, Bernard-Henri Lévy, publie dans Le Point un vibrant
plaidoyer en faveur « des musulmans stigmatisés » lors du
rassemblement organisé samedi dernier par Riposte laïque tout en
appelant à redoubler de vigilance contre la menace planétaire
que constituerait le « fascislamisme ». Retour sur ce concept
creux, propagé par l’Administration Bush et toujours relayé dans
l’Hexagone par un va-t-en-guerre-imaginaire.
« Il faut le dire et le redire : présenter
comme une " riposte laïque " la stigmatisation de l’islam comme
tel est une ânerie doublée d’une insulte à un idéal de laïcité
qui a toujours signifié, à la fois, la séparation du théologique
et du politique et le droit égal, alors, une fois la séparation
opérée, de pratiquer décemment leur culte pour toutes les
religions » : c’est avec panache que Bernard-Henri Lévy s’en
prend dans
son dernier papier, paru ce jeudi, aux organisateurs d’un
colloque anti-islam qui a réuni, samedi dernier à Paris, plus de
mille participants. Le pourfendeur professionnel persiste et
signe : « Il faut le dire et le redire : présenter comme un "
arc républicain ", ou comme une alliance entre " républicains
des deux rives ", ce nouveau rapprochement rouge-brun qui voit
les crânes rasés du Bloc identitaire fricoter, sur le dos des
musulmans de France, avec tel ancien du Monde diplo, Bernard
Cassen, est un crachat au visage d’une République qui, à Monte
Cassino, puis dans les combats pour la libération de Marseille,
puis dans la poche de Colmar, en Alsace, face à la division Das
Reich, n’a pas eu de plus vaillants défenseurs que les pères et
grands-pères de ces hommes et femmes que l’on voudrait,
aujourd’hui, clouer au pilori ». Une plume généreuse et
ardente au service d’une posture antiraciste : Bernard-Henri
Lévy semble conserver encore quelques réflexes typiquement de
gauche. Et peu importe s’il confond au passage Bernard Cassen,
l’ex-directeur du Monde diplomatique et figure éminente
d’Attac, avec Pierre Cassen, porte-parole emblématique du
groupuscule incriminé, dénommé Riposte laïque. La bévue,
probablement révélatrice d’une méconnaissance du sujet, est
d’autant moins élégante que le philosophe partage avec cet
« ancien du Monde diplo » un point commun, malgré leurs
différences idéologiques : la même
hostilité déclarée envers Tariq Ramadan.
Lyrique, Bernard-Henri Lévy continue ensuite
d’exprimer sa fougue bienveillante et rappelle ainsi les
fondamentaux : « Primo, l’immense majorité de ces musulmans
sont des Français qui n’ont plus avec l’islam qu’une relation
d’appartenance culturelle vague ou familiale ; mais, secundo,
quand bien même cela ne serait pas, quand bien même ils seraient
tous de pieux observants, attachés à leurs rites et aux mosquées
où ceux-ci se pratiquent, il faut être un sombre crétin pour
ignorer que cette pratique a, comme les autres, sa dignité - on
peut être juif, chrétien, voltairien, athée, on peut n’avoir,
avec le Coran, aucune affinité particulière, et être pourtant
sensible à la grandeur, la douceur et l’honneur de l’islam quand
il a ses sources, aussi, chez Averroès, Al-Kindi, Al-Farabi, Al-Ghazzali
ou dans " Les clés du mystère " de Fakhr ad-Din ar-Razi ».
L’écrivain aurait alors décidé de suspendre son
phrasé impétueux qu’il n’aurait pas démérité les
applaudissements nourris de Sos Racisme, du MRAP et du CFCM,
pour une fois réunis, à la lecture émerveillée d’une telle
tribune.
Ben Laden ou l’imam de Drancy, il faut
choisir
Hélas : le défenseur inattendu de « l’islam
stigmatisé » en profite aussitôt pour revendre, dans la
suite de son texte, son fétichisme fumeux, dénommé « fascislamisme ».
Extrait : « Il y a, aujourd’hui, au sein de l’islam, une
bataille politique entre cet héritage de douceur et celui qui
nourrit les prêcheurs de djihad, […] une guerre sans merci
entre, d’un côté, les partisans de l’aggiornamento d’une foi
qui, comme les autres monothéismes avant elle, se déciderait à
se mettre à l’heure du respect des droits du sujet et, de
l’autre, les artisans de ce que je suis, sauf erreur, le premier
à avoir appelé fascislamisme ». Erreur, en effet, du
botuliste en chef : ce terme remonte à 1990, sous la plume
de
l’historien Malise Rutheven qui décrivait ainsi, pour le
quotidien britannique The Independent,
« l’autoritarisme gouvernemental » de la plupart des régimes
musulmans. Onze ans plus tard, à la faveur des attentats de
New-York, le néologisme sera réemployé par le
journaliste Stephen Schwarz avant d’être popularisé par un
confrère de gauche,
Christopher Hitchens. Le succès du concept se confirmera
finalement par son usage politique, notamment dans les discours
de George
Bush et de son secrétaire à la Défense
Donald Rumsfeld. Outre-Atlantique, le débat autour de la
validité sémantique du terme a été particulièrement virulent,
divisant les
commentateurs et suscitant des agitations au sein du monde
universitaire. Le Républicain et néoconservateur
David Horowitz, ancien militant de gauche et organisateur en
2007 d’une curieuse « semaine pour prendre conscience de l’islamofascisme »,
avait ainsi été interrompu lors d’une conférence par des
étudiants antiracistes.
Durant l’été 2006, et à l’occasion d’un
reportage partisan en Israël, Bernard-Henri Lévy s’attaquait
déjà au « fascisme à visage islamiste, ce troisième
fascisme, dont tout indique qu’il est à notre génération ce que
furent l’autre fascisme, puis le totalitarisme communiste, à
celle de nos aînés ». Pour autant, peu probable qu’il
reprenne alors son compte le terme également polémique, mais
moins médiatisé, de
« judéonazi », formulé par le philosophe
Yeshayouha Leibowitz pour décrire la brutalité des soldats
israéliens. Une guerre inégale avec le Liban faisait pourtant
rage alors. C’était quelques mois après avoir cosigné, avec
Caroline Fourest, un manifeste, relayé par Charlie Hebdo
et L’Express, contre le « nouveau totalitarisme »
reflété, selon eux, par l’affaire des caricatures. Il s’agissait
alors de « faire faceà une nouvelle menace globale de
type totalitaire : l’islamisme ». Une obsession chronique,
comme l’illustre son interview accordée à RMC en 2007 :
Un an auparavant, le chercheur Stefan Durand
mettait en garde : « L’usage de l’expression « fascisme
islamique » est surtout utile en raison de sa charge
émotionnelle. Elle permet de semer la peur. Or c’est là que
réside l’un des principaux dangers. En accréditant l’idée que
l’Occident combat un nouveau fascisme et de nouveaux Hitler, on
prépare l’opinion à accepter l’idée que la guerre peut et doit
être « préventive ». La réponse à la « menace fasciste »,
massive, se trouve donc justifiée quelles qu’en soient les
conséquences en termes de vies humaines. ». Dans son
article publié par le Monde diplomatique et intitulé
« Fascisme, islam et grossiers amalgames », il dénonçait
le caractère frauduleux du procédé : « Unir sous une seule
bannière, celle d’« islamo-fascistes », des dizaines de
mouvements disparates, souvent en conflit les uns avec les
autres, et ayant des objectifs très divers, permet d’enraciner
le mythe d’un complot islamiste mondial, d’occulter les
questions géopolitiques purement profanes, et donc de ne plus
évoquer les causes qui ont entraîné la naissance de la plupart
de ces mouvements. Notamment les occupations coloniales et les
conflits territoriaux dont seule une juste résolution peut
permettre d’assécher le terreau sur lequel prospère le
terrorisme islamiste contemporain ».
Un avis
partagé
également par Cédric Housez, spécialisé dans la communication
politique : « Présenter l’islamisme comme un nouveau
totalitarisme comparable au nazisme et au communisme participe
d’une dramatisation. En assimilant l’islamisme à un système
politique comparable au nazisme ou au communisme, on peut
inventer la menace et justifier ainsi des dépenses militaires
considérables [ …] Par cet amalgame dans un mouvement
« totalitaire » ou « fasciste » musulman, les experts
médiatiques traitent de l’islamisme comme un tout. C’est ce qui
leur a permis, au moment des cinquièmes commémorations des
attentats du 11 septembre 2001, de parler en même temps des
attentats imputés à Al Qaïda, de la violence « islamiste » en
Irak, du Hezbollah « islamiste » et de la bombe nucléaire
« islamiste » iranienne. En un mot du « complot » islamiste
contre « la » civilisation. Enfin, assimiler l’islamisme à un
totalitarisme a aussi un intérêt pour délégitimer le discours de
ceux qui remettent en cause la vulgate de la « guerre au
terrorisme ». Si l’islamisme est bien un totalitarisme, ceux qui
refusent de le combattre ou de voir en lui le plus grand péril
de notre temps sont nécessairement des complices du
totalitarisme, donc des adversaires de la démocratie, voire des
criminels en puissance ».
BHL, père spirituel
A cet égard, la charge tonitruante de
Bernard-Henri Lévy à l’encontre de Riposte laïque s’avère
rétrospectivement cocasse. Son concept d’un « fascislamisme »
a précisément inspiré ceux qu’il accuse aujourd’hui de tous les
maux. Les membres de ce groupuscule de plus en plus influent ont
auparavant rédigé de
nombreux
articles, développant régulièrement, jusqu’à la
réappropriation du mot, le fantasme d’un fascisme spécifique à
la religion musulmane. Oumma publiera dans les prochains
jours un long reportage, écrit et vidéo, consacré aux Assises
contre l’islamisation qui se sont tenues récemment à Paris et à
ses inspirateurs, pour certains méconnus du grand public, issus
de milieux politiques et journalistiques. D’ores et déjà,
l’auteur de ces lignes peut témoigner avoir entendu de nombreux
participants, parmi les organisateurs comme au sein du public,
s’inquiéter, avec les mêmes termes, du « système
totalitaire », du « totalitarisme », de la
« dictature », du « fascisme » propre, selon eux, à
l’islam. Le cas de
Jacques
Philarchein est ainsi emblématique : ce professeur de
philosophie, qui se déclare « républicain de gauche », s
‘est exprimé aux Assises pour présenter aux sympathisants ce
qu’il
qualifie de « dossier de l’islamofascisme ». Au vu du
succès indéniable autour de ce rassemblement identitaire, la
propagande fantasmagorique des neuf dernières années, à base de
conspirateurs barbus en chemises brunes et
bottes noires, a bel et bien porté ses fruits. Soldats au
service de la lutte contre le « péril islamique », ces
enfants illégitimes de BHL, sous la nouvelle bannière de
l’identité nationale et de la laïcité conjuguées, ont l’avenir
devant eux.
Publié le 24
décembre
2010 avec l'aimable
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