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Le dernier souffle
de Saïd Bourarach
Hicham Hamza

Mardi 6 avril 2010 Passage à tabac et écran de
fumée sur Bobigny. Mercredi dernier, le corps de Saïd
Bourarach a été repêché dans le canal de
l’Ourcq. Victime d’une attaque en bande armée, le vigile est
mort de noyade après avoir été malmené par ses agresseurs.
Retour sur un crime édulcoré.
Un paysage de désolation. Des lignes de chemin
de fer, quelques bennes à ordure, un terrain vague, de la
lumière blafarde et cette eau si poisseuse : à l’arrière du
magasin Batkor de Bobigny, au nord de Paris, le crépuscule
au-dessus du canal de l’Ourcq dévoile un décor saisissant,
lugubre et mélancolique, pour qui s’aventure à ses abords. C’est
ici, entre le mur du bâtiment recouvert de tags multicolores et
la grisaille aquatique, que s’est clos le destin d’un homme à
bout de souffle. Saïd Bourarach, vigile affecté à la sécurité de
l’entrepôt, meurt noyé au terme d’une course-poursuite le long
de la berge. En amont de cette chasse à l’homme aux multiples
zones d‘ombre, six individus dont quatre agresseurs à la
responsabilité pénale désormais établie. A l’origine de
l’affaire, une provocation : un couple débarque vers 19 h 10, ce
mardi 30 mars, à l’entrée de l’établissement situé au 39 rue de
Paris, pour acquérir un pinceau et un pot de peinture. L’agent
de sécurité leur refuse naturellement l’accès en raison de la
fermeture du magasin. Cette procédure régulière irrite pourtant
le client, un blond tatoué à queue de cheval. Le ton monte,
l’homme retourne à sa voiture et s’exclame « On va revenir tout
casser, on va te tuer ! ». Téléphone à l’oreille, il contacte
son frère et deux cousins pour lui venir en renfort. Un peu plus
tard, ce sont quatre hommes qui se dirigent vers l’entrée du
magasin, munis pour deux d’entre eux d’un cric et d’une grosse
pierre. Saïd, vigile et maître-chien, redoute pour l’animal dont
il a la charge, Diana. Celle-ci , restée à l’extérieur, est
explicitement menacée par la bande armée. « Je vais tuer ton
chien ! », avertit l’un des agresseurs. L’agent de sécurité,
muni de sa bombe lacrymogène, décide alors de venir à sa
rescousse mais se retrouve très vite entouré par ses agresseurs.
Une course-poursuite en direction de l’arrière du magasin
s’engage. La victime et les assaillants se frayent un chemin au
travers du passage situé entre le grillage bordant la berge et
la clôture parcourant l’arrière de l’entrepôt. D’une largeur de
5 mètres, le chemin du halage, parcouru tout au long par
d’anciens rails, constitue la dernière scène de l’agression. Que
s’est-il alors passé ? Saïd s’est-il jeté volontairement à l’eau
comme l’affirment les suspects ? Ou bien a-t-il été poussé par
ses agresseurs ? Son blouson sec et sa bombe de gaz vidée ont
été retrouvés sur la berge. Lorsque le corps fut repêché le
lendemain, vers 16 h, sous le regard accablé de ses proches et
collègues, sa chienne Diana, retrouvée également dans l’eau la
veille, était également présente, vivante mais impuissante.
Des coups « non-significatifs »
Bourarach. Saïd Bourarach. Ce patronyme en
entier, peu de médias l’auront utilisé pour relater l’affaire,
préférant se contenter d’un
récurrent « Saïd » comme s’il s’agissait d’un enfant, à la
manière d’un Grégory ou d’un Younès, autres victimes de faits
divers sordides. Il faudra bien pourtant habituer
journalistes négligents et
commentateurs désinvoltes à évoquer, ne serait-ce qu’une
fois, le nom de l’homme tombé sous les coups d’une bande armée.
Saïd Bourarach : un travailleur maghrébin et précaire, nomade et
polyvalent, ancien vendeur sur les marchés, féru de mécanique
passé au monde de la sécurité. Un homme quelconque, simplement
déterminé à tisser une sécurité financière pour sa famille
recomposée, sa femme Nathalie, la fille de celle-ci, âgée de 7
ans et leur fils, bientôt 3 ans. Originaire de Berkane, au
Maroc, Saïd a vécu à Dijon, où sa famille est installée, avant
de s’exiler en banlieue parisienne, voici plus d’un an, pour
gagner sa vie. Affecté par l’agence de sécurité Isis Protection
auprès du magasin de matériaux de construction Batkor, Saïd
Bourarach donne l’image d’un employé tranquille et responsable,
prévenant et attentionné pour ses collègues Menat et Mouloud.
Contacté par Oumma, sa nièce Floriane évoque le dévouement sans
faille de son oncle pour sa famille : « Saïd était un bosseur,
jamais je ne l’ai entendu se plaindre. Avant, il travaillait
dans une usine située à plusieurs kilomètres de chez lui, il
n’hésitait pas à faire le déplacement à vélo qui était harassant
après de longues heures de travail..Il a fait le sacrifice de
venir travailler en région parisienne pour sa famille et faisait
des allers et retours dès qu’il le pouvait ». Mobilisée pour que
justice soit faite, sa nièce, étudiante à Dijon, ajoute, avec
consternation, que « nous ressentons une terrible injustice à
l’heure actuelle. Comment un homme qui donnait tout ce qu’il
avait a-t-il pu être massacré de la sorte ? ».
L’autopsie réalisée jeudi dernier par l’Institut
médico-légal de Paris confirme la noyade et révèle un détail
particulier : des « traces d’ecchymose », sur les épaules, le
menton et dans le dos. Des traces qui seraient « non
significatives », précise curieusement le rapport. A quel moment
des coups portés sur un homme font-ils sens ? Cela, les experts
médicaux ne l’indiquent pas. Le corps sera rapatrié en fin de
semaine au Maroc pour être inhumé dans la région de Berkane.
Un passeport dérangeant
Aux alentours du magasin, face au bar-tabac
« Chez Anna », de nombreuses camionnettes, dans lesquelles se
tiennent de secrètes négociations, sont garées. L’endroit est un
lieu de rendez-vous habituel pour des ouvriers clandestins
désireux de trouver une mission pour la journée. Certains seront
présents pour témoigner de l‘expédition punitive et préméditée.
Grâce à la voiture garée d’un des agresseurs, dans laquelle les
enquêteurs retrouvent le
passeport israélien de l‘un d‘entre eux, les interpellations
ont été rapides, notamment dans la ville de Pantin. Quatre
hommes, âgés de 19 à 25 ans et déjà connus des services de
police pour des faits de violences et usages de stupéfiants, ont
été déférés au Parquet, mis en examen et incarcérés en détention
provisoire. Une enquête est désormais ouverte pour « violences
volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner,
avec usage ou menace d’une arme ». Un homicide involontaire,
pour lequel le motif « raciste ou religieux » n’a pas été retenu
par Sylvie Moisson, Procureur de la République de Bobigny. Un
rétropédalage pour la police qui avait laissé entendre
au premier jour que la victime avait été « vraisemblablement
jeté à l’eau ».
Si l’aspect religieux a d’ores et déjà été
évacué par la justice, il est pourtant présent à l’esprit de
tous les protagonistes, en premier lieu desquels les suspects.
Ce sont eux qui ont communautarisé le drame en se présentant
comme des personnes dont la confession juive aurait été
stigmatisée par le vigile. Cette grave accusation, qui
discrédite au passage la victime et que personne ne corrobore
parmi les témoins de l’agression, sera pourtant reprise comme
envisageable par
SOS Racisme et le
Grand rabbin de France, Gilles Bernheim, qui condamnent
évidemment l’acte tout en fustigeant le prétexte invoqué par les
suspects - des injures antisémites- comme si ceux-ci étaient
avérés. Une fois pourtant n’est pas coutume, l’association
antiraciste prendra également le soin de soupçonner tout haut la
stratégie de la défense d’être une tentative de « manipulation
de la thématique du racisme pour couvrir des actes de voyous ».
Un chantage à l’antisémitisme en somme, mezzo voce.
RTL et
I Télé ont évoqué ouvertement l’appartenance au judaïsme des
personnes mises en détention. Mais la plupart des médias ont
fait silence sur cet élément mis en avant par les agresseurs
eux-mêmes. Un élément tabou dans l’affaire ? Une peur de
susciter un regain d’antisémitisme ? Etrange précaution quand on
connaît la promptitude des mêmes journalistes à se précipiter
sur le moindre fait divers dans lequel des jeunes issus de
l’immigration maghrébine et africaine, redoutables
« sauvageons/trafiquants/islamistes », font aisément la une, en
toute impunité pour les rédacteurs en chef adeptes du
sensationnalisme. L’affaire emblématique de Marie-Léonie
Leblanc, la mythomane du RER D qui avait accusé en 2004 des
Arabes et des Noirs de l’avoir violenté, a durablement terni la
crédibilité journalistique et explique, en partie, le rejet
massif des médias grand public en banlieue.
Nulle surprise, dès lors, à voir la mobilisation
pour éclaircir l’affaire se dérouler hors des champs d’action
traditionnels. C’est sur Internet, au travers des réseaux
sociaux et des sites de partage vidéo, que des citoyens révoltés
par un flagrant deux poids deux mesures, se manifestent. Le
silence assourdissant du gouvernement, du Conseil français du
culte musulman, de l’ambassade du Maroc et l’édulcoration
médiatique ont fait le reste : accentuer la prise de conscience
et amplifier la colère de ceux qui considèrent que le crime de
Saïd Bourarach vaut peccadille aux yeux de l’intelligentsia.
Une cinquantaine de personnes à Bobigny
vendredi
dernier, plus d’une centaine
lundi à Paris et un nouveau rassemblement déjà prévu samedi
prochain, place de la République, à 15h. La parole des révoltés
parcourt la Toile. Et pendant ce temps, Brice Hortefeux,
ministre de l’Intérieur, menace les « crapules » responsables du
caillassage d’un bus en Seine-Saint-Denis sans dire un mot pour
dénoncer les brutes du canal de l’Ourcq. On camoufle bien des
pans entiers de la réalité. Où sont les élus scandant les pavés
pour que la vérité soit établie ? Quels sont les relais
classiques d’opinion exigeant que justice soit faite autour de
ce crime odieux ? Quel éditorialiste a relevé le mensonge
accablant d’un des agresseurs, à l’attention des collègues du
vigile, qui a prétendu, en prenant la fuite, avoir vu Saïd
sortir de l’eau ? Au contraire de l’intox du RER D, ou de la
sordide affaire Fofana, l’indifférence des personnalités
publiques triomphe, outrageusement. Serait-ce l’élément le plus
incommodant du drame -la nationalité israélienne d’un des
suspects- qui scelle toute possibilité d’une quelconque
expression ou transparence sur le sujet ? A vouloir occulter ce
qui est désormais su, c’est précisément nourrir le fantasme de
l’antisémitisme que de laisser croire qu’une affaire pénale
impliquant des criminels juifs ou israéliens doit être traitée a
minima.
Le cœur submergé
Autre temps, autres mœurs. Paris, le 1er mai
1995 : Brahim Bouarram, un Marocain de 29 ans, père de deux
enfants, est jeté à la Seine par des sympathisants d’extrême
droite, en marge du défilé du Front national. Quatre agresseurs
seront condamnés dont trois pour
non-assistance à personne en danger. Le principal accusé,
Michael Fréminet, 19 ans au moment des faits, sera finalement
reconnu coupable, trois ans plus tard, d’homicide volontaire et
condamné à seulement huit ans de prison, en deçà des
réquisitions. Son geste ? Une « gifle » qui aurait fait
trébucher Brahim dans l’eau, après que celui-ci l’ait « insulté ».
Un verdict dérisoire grâce à une habile tactique de défense. Un
traitement judiciaire déplorable mais une mobilisation citoyenne
sans commune mesure : quelques jours après le meurtre de Brahim
Bouarram, 15000
manifestants ont défilé dans les rues de Paris, indignés à
l’image d’un président de la République, François Mitterrand,
dont l’un des derniers gestes politiques consista à venir en
personne se recueillir sur les lieux du drame. A bien des
égards, les destins de Brahim et Saïd se ressemblent dans leur
fin tragique. A une différence près : quinze ans après, que sont
devenus les milliers de citoyens soucieux d’interpeller la
Justice et la société ? Internet, sans aucun doute, est devenu
la nouvelle agora pour ceux qui luttent contre l‘indifférence.
Une bataille de longue haleine ? Peu importe. Le dernier souffle
de Saïd Bourarach, englouti par une nuit de pleine lune,
continue de gonfler les
cœurs.
Hicham Hamza, journaliste
indépendant
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