Opinion
Des agents secrets
sont infiltrés dans les médias
(et tout le monde s'en fout)
Hicham Hamza

Mardi 3 septembre 2013
"Officiellement, la DGSE est la seule à
compter dans ses rangs des agents sous
couverture insérés dans la vie civile,
parmi lesquels des journalistes employés
dans les grands médias."
L’espion
du Président,
Didier Hassoux, Christophe Labbé et
Olivia Recassens, 2012
Dimanche, la presse écrite et
audiovisuelle de l’Hexagone a relayé les
conclusions d’une note déclassifiée du
renseignement à propos des "preuves"
de l’implication du régime syrien dans
l’usage de l’arme chimique contre les
"rebelles" et la population
civile.

Ce document (disponible sur plusieurs
sites dont
celui du
CRIF) est une synthèse élaborée
conjointement par la DGSE (services
secrets extérieurs) et la DRM (direction
du renseignement militaire).
A-t-on vu, depuis 48 heures, des
débats audiovisuels ou lu des éditoriaux
mettant en doute la véracité du
document? Presque aucun. Il faut se
rendre sur les réseaux sociaux, les
blogs militants ou les sites alternatifs
pour découvrir des analyses ou des
opinions relatives aux failles
argumentaires de cette note officielle.
Une double légende continue pourtant
d’avoir la vie dure : la presse
française est plutôt "de gauche" et la
gauche est naturellement encline à
l’antimilitarisme. L’apathie des
journalistes hexagonaux face aux
"preuves" des services de la Défense
pour justifier une intervention
militaire en Syrie démontre qu’il n’en
est rien.
Comment l’expliquer? Au-delà de
l’esprit moutonnier des uns et de
l’indifférence des autres, une troisième
cause permet d’éclairer une telle
attitude démissionnaire chez bon nombre
de journalistes censés s’ériger en
contre-pouvoir.
Paru en janvier 2012,
L’espion du Président -ouvrage
consacré à l’ex-directeur de la DCRI-
confirma un secret de polichinelle : les
services secrets français, aussi bien
extérieurs (DGSE) qu’intérieurs (DCRI),
emploient des agents déguisés en
journalistes infiltrés au sein des
grands médias hexagonaux. Leur mission?
Espionner leurs camarades en train
d’enquêter et, si besoin, intervenir
pour désinformer l’opinion publique sur
des sujets relatifs aux enjeux de la
sécurité nationale. Les services peuvent
également financer la formation
professionnelle d’un futur journaliste
comme le
confirma Jean Guisnel dans son
ouvrage consacré à l’histoire de la
DGSE. Enfin, certains journalistes déjà
en poste peuvent être sollicités pour
des missions ponctuelles et sous couvert
de patriotisme et/ou de paiements en
liquide.
Hormis leurs employeurs, nul ne sait
leur nombre ou leur identité. Il arrive
qu’au détour de la parution d’un ouvrage
de révélations, certains noms puissent
fuiter. Tel fut le cas de
Jean-Pierre Van Geirt,
ex-journaliste à TF1, qui fut "outé" par
l’ancien directeur des Renseignements
généraux. D’autres peuvent choisir de
faire eux-mêmes leur coming out comme ce
fut le cas, en avril, de
Patrick Denaud, ex-correspondant de
guerre.
L’enjeu de la question est évident en
temps de guerre : si la France décide
d’attaquer la Syrie, l’opinion publique
peut être sciemment la cible d’une
désinformation afin d’assurer la
propagande qui accompagne toute
manoeuvre militaire de grande ampleur.
Quand la DGSE publie un document relayé
par des médias dans lesquels sont déjà
installés certains de ses agents
(déguisés en journalistes), il devient
nécessaire, au regard de la
manifestation de la vérité et de
l’intérêt général, de mettre en doute
les tenants et aboutissants de cette
opération de communication.

Evidemment, de nombreux journalistes
n’ont guère besoin d’être rémunérés par
les services secrets pour, le cas
échéant, être instrumentalisés, rendre
des services ponctuels ou, plus
largement, fermer les yeux en cas de
désinformation fomentée par leurs
encadrants dans les rédactions. La
précarité croissante du métier contribue
à l’autocensure et à l’anesthésie de
l’esprit critique.
Voilà pourquoi la grande presse n’a
pas jugé nécessaire de s’attarder sur la
signification et les conséquences de la
nomination par François Hollande de
Christophe Bigot, devenu directeur de la
stratégie à la DGSE à la date du 1er
septembre. La coïncidence est savoureuse
: cet ex-ambassadeur en Israël,
admirateur du
purificateur ethnique David Ben
Gourion et proche de la classe politique
de Tel-Aviv, commence ses fonctions
alors que la France est sur le point
d’entrer en guerre contre la Syrie, un
pays dont -précisément- le clan
Netanyahu guette
ardemment (depuis
1996) un
changement de régime. Et sa venue ne
manquera pas de contribuer à renforcer
l’étroite coopération occulte, tissée
depuis les années 50 et décrite par
l’historien Yvonnick Denoël, des
services secrets français et israéliens.

Christophe
Bigot (à droite) avec Shimon Peres et
Jacques Attali
Voilà pourquoi la DGSE et la DCRI ne
devraient pas rencontrer des difficultés
pour tenter de modeler l’opinion
publique à travers leurs agents
infiltrés dans les rédactions de
l’Hexagone. Sans compter la
docilité de ces véritables journalistes,
plus nombreux que ces agents secrets
sous couverture, qui sont toujours prêts
à se laisser griser en jouant au "petit
soldat" de l’ombre.
A titre d’illustration, un journal de
la presse régionale a ainsi, selon toute
vraisemblance, rendu service au nouveau
directeur de la DGSE. En avril, j’ai
rédigé sur Oumma un
bref portrait de l’intéressé :
Bernard Bajolet. J’y rappelais notamment
une petite anecdote : le big boss des
services secrets jouait au tric-trac
avec Bachar El-Assad dans sa jeunesse.
Pour donner à voir l’aura du personnage,
j’avais inséré une vidéo de Bernard
Bajolet, capturée par La Presse de
Vesoul. A l’instar d’un aristocrate, le
châtelain e exposait ses jolies
fontaines et laissait entendre qu’il
était ravi d’avoir acquis sa propriété
cossue dans la région. Rien de
scandaleux, a priori.

Pourtant, j’ai récemment découvert -en
consultant l’article sur Oumma- que
cette vidéo, mise en ligne par
La Presse de Vesoul en décembre,
avait été
effacée depuis la publication de mon
papier. Quelqu’un à la DGSE a obtenu,
directement sur Dailymotion ou via
l’entremise du quotidien régional, le
retrait sans explication de cette vidéo.<.

Il n’y avait aucun risque à l’égard
de la vie ou de la réputation de Bernard Bajolet. Si l’homme est effectivement
discret, des photos de son visage
circulent sur Internet et sa
domiciliation dans les environs de
Vesoul est aisément
identifiable.
Peu importe : le zèle d’un
haut-fonctionnaire de la DGSE a fait
disparaître une vidéo bénigne du Net.
Si l’on est capable, au sommet de
l’Etat, de faire censurer une vidéo
inoffensive produite par un journal
local, il devient dès lors aisément
imaginable que des moyens de pression
plus considérables soient déployés pour
dissimuler des informations susceptibles
de porter atteinte à la sécurité
nationale. Ou, plus exactement, à
l’image de nos dirigeants.
Addendum 08/09:
le quotidien britannique The
Guardian a consacré aujourd’hui un
article à propos de l’histoire des
journalistes-espions au Royaume-Uni et
de l’incidence de ce double emploi sur
la présentation politico-médiatique en
cours du dossier syrien.
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