Opinion
La Tunisie au
matin du grand soir
Hedy
Belhassine
Photo:
Kapitalis
Vendredi 20 avril
2012
(Je ne suis pas
toujours d’accord avec ce que j’écris.
Vous n’êtes pas obligé d’être de mon
avis…)
A cinq cents jours de l’éclosion du
printemps tunisien il devient évident
que le phénomène n’était pas climatique
mais révolutionnaire et que sa typologie
rappelle les grandes fractures de
l’histoire de France, de Russie, de
Chine, d’Iran et d’ailleurs.
Mais pour oser la comparaison, il faut
vaincre le préjugé selon lequel l’homo
arabus islamicus ne saurait accéder au
stade de révolutionnaire. La plupart des
analystes dépositaires de la pensée
d’Ernest Renan se focalisent sur la race
et la religion espérant sans doute y
trouver quelques justifications. Ils
écartent par la même occasion toutes les
grilles de lecture à leur disposition.
Pourtant, que les sociétés soient arabes
ou guaranis, musulmanes ou
zoroastriennes ne devrait pas influencer
le regard du sociologue même débutant !
Depuis la théorie des climats de
Montesquieu, il ne manque pas de guide
de pensée pour comprendre le matin du
grand soir !
Trop paresseux pour relire les
classiques : Marx, Weber, Gramsci,
Bertallanfy, Debord et j’en oublie...
j’ai pourtant le pressentiment que
l’usage de leurs outils conceptuels à
défaut de théorie, permettent
d’appréhender le mouvement de l’histoire
tunisienne.
Revenons aux fondamentaux :
L’épicentre de la révolution a été le
bassin minier de Gafsa où depuis 1896,
les luttes ouvrières rythment le
calendrier. Huit générations de mineurs
durs à la tâche, autonomes ou syndiqués,
pas toujours manipulés. L’extraction du
phosphate offre trois mille emplois à
une jeunesse quarante fois plus
nombreuse contrainte au départ. Vers
Gafsa, la grande ville qui concentre
toute la misère du Sud, ou vers le nord,
à Sidi-Bouzid où des puits artésiens
irriguent quelques cultures maraichères
et fruitières. C’est de là qu’est partie
l’étincelle.
La révolte a gagné ensuite la région de
Sfax, cité manufacturière de la côte,
puis les usines du sahel, et enfin Tunis
où les insurgés, marchant depuis les
provinces, sont venus occuper la place
du gouvernement : la Kasbah.
Ni les nervis du parti, ni la Garde
Nationale n’ont pu endiguer l’élan.
L’armée de conscrits dont Ben Ali se
méfiait était sans cartouches. Les imams
des mosquées choisis par le pouvoir en
raison de leur passivité ont contemplé
leurs babouches. Bref tout le secteur
répressif a tourné le dos à son maître.
Ce premier constat rappelle que la
Tunisie est un pays laborieux ; son
produit national brut ne jaillit pas du
sol mais du travail de ses habitants.
C’est une singularité en paysage arabe.
En Algérie, en Arabie, en Libye, aux
Emirats, le pétrole permet d’importer
d’Asie ou d’Afrique une classe ouvrière
esclavagée, inorganisée, fragile et
inoffensive. L’économie tunisienne n’est
pas rentière mais productive. Les
syndicats ouvriers, professionnels et
étudiants, malgré le noyautage de leur
direction, demeurent des structures
vivaces avec une base revendicatrice et
combative.
Il y a longtemps que le peuple se
sentait trahi par ce militaire falot,
sans diplôme, devenu général puis
Président par une extraordinaire
succession de baraka. Ben Ali au fil des
années s’était mué en potentat, prenant
ses distances avec son milieu d’origine.
Le couple du soldat et de la coiffeuse
n’eut de cesse de chercher à s’unir aux
familles de la grande bourgeoisie par
des mariages imposés avec les rejetons
de leur clan.
Comme pour mieux se distancier de la
plèbe gouailleuse, celui que la rue
surnommait "bac moins trois" lisait sur
prompteur des discours savants en arabe
littéraire. Nul ne l’approchait à moins
de trois mètres. Dans son Airbus privé
mauve à trois cents millions, il s’en
allait en cachette passer ses weekends
aux Maldives pendant que la télévision
nationale diffusait les images d’un «
direct » enregistré à Carthage.
Son erreur fut de gouverner par la
duplicité un peuple qui s’était un
temps, reconnu en lui. Son prédécesseur
Bourguiba, était un intellectuel qui
parlait la langue tunisienne et serrait
la main de tous ceux qui l’abordaient au
cours de sa promenade quotidienne. L’âge
lui ravit la parole et la marche. Alors,
il perdit le pouvoir. Le verbe et la
posture sont les exercices
indispensables à la fonction
tribunicienne. Ben Ali, héritier par
captation, n’avait ni l’un, ni l’autre.
D’autres facteurs exogènes ont précipité
les événements de décembre 2010 et
janvier 2011. Ainsi l’engagement des USA
auprès des intellectuels de
l’avant-garde progressiste dont ils ont
assuré la protection des moyens de
communication.
Mais si Washington a défendu la liberté
de s’indigner sur le net, c’était avec
l’arrière pensée d’encadrer le
changement. Pourtant, il n’est pas
parvenu ni directement ni à travers
Paris ou Doha à imposer un pouvoir «
canada dry ». La transition de la
dictature vers des élections libres
s’est faite sous la vigilance des
réseaux sociaux qui ont empêché les
représentants des intérêts tuniso-parisiens
de s’installer au pouvoir. L’arrivée de
Marzouki à Carthage et de Jebali à la
Kasbah a été une surprise qu’aucune
capitale étrangère n’avait escomptée.
Les coqs ne se sont pas battus.
A lire la biographie des élus de la
constituante et des hommes de
gouvernement on constate la rupture avec
la classe dominante d’hier. Sous cet
angle, l’épisode en cours serait une «
dictature du prolétariat ».
Le compromis entre le parti démocrate
musulman vainqueur des élections et la
gauche séculière a permis a cette
dernière de hisser l’ancien Président de
la ligue des droit de l’homme à la tête
de l’Etat, ce n’est pas rien. Au
quotidien, depuis quinze mois, les
syndicats, les organisations
corporatistes et les milliers
d’associations nouvelles exercent avec
vigueur leur rôle de contre pouvoir.
On aurait tort de se focaliser sur la
nature religieuse de la révolution.
C’est du « rhabillage » aurait dit
Baudrillard. Le Tunisien est de foi
musulmane. Il est islamiste comme le
grec est orthodoxiste, le polonais
catholiciste ou l’américain judéiste. Il
est comme tant d’autres peuples :
unitairement croyant, modérément
tolérant. Dieu n’étant pas soluble dans
la démocratie, toutes les opinions se
réclament de lui. « Allah Akbar » sur le
drapeau noir n’est pas différent de « In
God we trust » sur le billet vert !
Reste que la religion en politique est
une question d’usage et de dosage.
L’opium du peuple arabe vient surtout de
Kaboul et de Riyad, c’est une drogue
dure qui rend fou. Le qat yéménite et le
kif égyptien apaisent la faim, le jasmin
tunisien exhale un enivrant parfum de
bien être.
A Tunis, même les plus accroc-dépendants
savent qu’un Etat chariatique est un
luxe décadent que seuls les pays
pétro-rentiers peuvent s’offrir. Le
mouvement Enahdha de Rached Ghannouchi
rassemble des brumes de pensées très
diverses ; depuis le crack au narghilé.
L’essentiel est que le cap reste
démocrate. Rien dans les récentes
postures ne permet de l’accabler, nombre
de dérives et de provocations
orchestrées par la réaction ont été
rabrouées.
La société civile est une notion
attrape-tout dévoyée du concept
philosophique qui englobe toute la
clameur du web. Elle se confond avec la
société de l’information
instrumentalisée par l’ex dictateur qui
n’a pas pu empêcher son émancipation en
vecteur de contestation. Les
cyber-tunisiens – plus de deux millions
d’amis sur Facebook - échangent avec
conviction et passion en langue arabe,
anglaise, française et en arabizi. (l’arab-
easy s’écrit en lettres latines et en
chiffres arabes. Exemple : « dégage » en
arabizi « ir7al », celà permet d’écrire
l’arabe sur un clavier azerti)
L’épopée du tweetiste Slim Hamamou :
arrêté puis localisé grâce à son
téléphone androïde avant d’être libéré
par la pression de la toile et nommé
ministre quelques heures après mérite le
label Mc Luhan : « le message c’est le
médium ».
Mais pour autant, sans nier la vitesse
de propagation des idées, le cœur de la
révolution tunisienne est ouvrière, n’en
déplaise à Google, simple instrument de
dialogue, certes très supérieur au
transistor des années 60 qui propageait
une parole à sens unique.
C’est sans doute pourquoi, l’émergence
d’un « leader » détenant le monopole de
l’expression, est contrariée par le
forum désordonné de millions de médiums
qui appellent les fondements d’une
démocratie directe à laquelle les
constituants tunisiens ne semblent hélas
pas prêter attention.
La propagation de l’exemple tunisien a
fait long feu. L’enthousiasme a gagné
l’ensemble du monde arabe, mais partout,
la révolution a été tenue en échec.
Le pouvoir algérien a renforcé sa
politique d’isolation des foyers
d’insurrection. Le Maroc a désamorcé les
revendications en accordant des
augmentations. L’Arabie Saoudite a créé
un revenu de subsistance garanti, le
Koweit a distribué des enveloppes aux
plus démunis.
Le soulèvement de Benghazi qui menaçait
la Libye de fraternisation avec l’Egypte
et la Tunisie a été lourdement
militarisé par la coalition BHL-Al Thani
à la grande satisfaction d’Israël qui
œuvre pour l’explosion des Etats arabes
façon puzzle. La Libye nouvelle est en
marche, c’est une version médiane entre
l’Afghanistan et la Somalie.
En Egypte, le mouvement contestataire a
été circonscrit à la capitale et à l’emblè-médiatique
place Tahrir que dominent les balcons de
l’hôtel Hilton. La province n’a pas
bougé. La révolte n’a gagné ni les
manufactures ni les campagnes. La junte
a sacrifié Moubarak. La conversion des
généraux à la démocratie fraternelle et
musulmane est improbable tant que les
soldats ne défileront pas avec la crosse
en l’air.
A Bahrein et en Arabie, les forces de
répression dépassent en nombre et en
détermination les insurgés. La
révolution probable viendra du palais.
Le rapport de force est insurmontable,
tout comme en Syrie laquelle au surplus
est devenue le lieu de confrontation de
la première guerre froide du siècle.
Au Yémen, les combats font rage au sud
entre une armée insurrectionnelle se
réclamant d’Al Qaïda et des forces
gouvernementales puissamment assistées
par les drones tueurs de la CIA. Chaque
jour, entre cinquante et cent personnes
tombent dans l’indifférence.
Tous les régimes arabes vacillent. Ils
sont tenus à bout de bras par les
puissances impériales. La révolution
tunisienne est un laboratoire in vitro.
A l’ère de la mondialisation et du
capitalisme triomphant, la communauté
internationale observe la tentative d’un
grand petit peuple de se libérer d’un
système inéquitable de répartition de
l’injustice.
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