Opinion
Du printemps arabe
à l'impasse islamiste (2/4)
Hédi Chenchabi
Photo:
Kapitalis
Mercredi 4 janvier
2012
Hédi Chenchabi* écrit
- Le printemps arabe, né le 17 décembre
2010 à Sidi Bouzid, a propulsé au
pouvoir en Tunisie, en Egypte, en Libye
et au Maroc, des islamistes qui ont pris
tous le ton de la «modération».
Décryptage…
Une question s’impose aujourd’hui :
pourquoi les islamistes sont-ils les
grands gagnants des Printemps arabes ?
Personne ne peut nier l’évidence, ces
soulèvements arabes sont loin d’être des
révolutions. Ce sont des révoltes. Il
s’agit de l’œuvre d’une jeunesse
harassée et en colère et d’acteurs de la
société civile dans sa diversité :
syndicalistes, avocats, défenseurs des
droits humains, femmes, citadins
bourgeois, défavorisés issus des
quartiers ou des régions reculées et
oubliées du miracle économique, chômeurs
diplômés voire surdiplômés, travailleurs
et travailleuses du secteur public ou
privé précarisés, etc.
Parce que le
camp démocrate est divisé
Ces indignés, de la première heure,
se sont battus ensemble pour un idéal
démocratique, qui croyaient-ils, allait
leur permettre d’acquérir plus de
droits. Ils ont voulu mettre fin à ce
pouvoir autoritaire qui les menottait,
rompre avec les pratiques de cette
police du tout répressif qui les
humiliait, avec ces médias à la solde du
pouvoir, avec cette corruption
gangrénante… Ils ont aussi voulu
renforcer les droits des femmes, opter
pour la modernité et renforcer l’ancrage
de leurs pays dans l’environnement
géopolitique arabe. Mais ils ont surtout
craint, cachée sous ses habits flambants
neufs, la contre-révolution, entre
autre, celle fraichement drapée sous
l’étendard de l’islam «erdoganiste» ou
dit moderne.
Ne disposant pas d’une culture
démocratique solide, beaucoup de ces
acteurs n’ont pas pu trouver réponse à
leurs questionnements, dans les discours
des vieilles organisations et partis
politiques qui ont contribué, en prenant
le train en marche, à la chute des
dictatures.
Sans cadre d’action propice pour
exprimer leurs désirs d’émancipation,
même s’ils ont contribué par leur
vigilance à la mise à l’index des
gouvernements transitoires et des
caciques des anciens régimes par les
mobilisations populaires pendant des
mois, ils ont, pour une majorité d’entre
eux, rejeté les partis et les listes
politiques indépendantes, critiqué, à
juste titre, la multiplication de
l’offre politique à l’identique, les
débats creux, de caniveau et sans teneur
réelle, la promotion, par les médias des
opportunistes en tous genres, qui n’ont
cessé de désorienter le peuple à tel
point que les gens modestes, les classes
moyennes ou la bourgeoisie aisée, ont
considéré que les islamistes étaient les
plus intègres, des «incorruptibles»,
bref «ceux qui ne recherchaient pas les
postes et les avantages du pouvoir».
Les partis démocratiques, les
progressistes et les défenseurs de
l’option moderniste l’ont payé cher.
Leurs divisions artificielles et les
égos exacerbés de leurs chefs, ont
ouvert une voie royale au seul parti
cohérent qui, pour récolter les voix des
électeurs, a fait du travail social, de
la charité «bien ordonnée» et de la
sacralisation du discours, son cheval de
Troie. L’adhésion qui en a résulté,
qu’elle soit vraie ou feinte, à ce
projet aux contours flous, a, en tous
les cas, constitué et constitue encore,
une menace à la stabilité des Etats et à
leur nécessaire sécularisation.
Ces jeunes oubliés du moment
révolutionnaire, dont beaucoup ont
désespéré de la res publica, se
réfugient aujourd’hui dans la
communication virtuelle et ne veulent
pas investir le terrain politique. Ils
sont les premiers perdants de ce
changement tant attendu.
Face à des partis islamistes qui ont
investi tous les espaces de liberté
nouvellement conquis (mosquées,
associations religieuses, quartiers
populaires et régions et zones
rurales…), les démocrates n’ont
pratiquement pas fait campagne auprès
des populations déshéritées, n’ont pas
été présents dans les zones de
l’intérieur et sont restés, telle que la
carte des votes l’a démontré, cantonnés
dans les zones côtières et dans les
grandes villes.
Même si le camp progressiste est
majoritaire en Tunisie et au Maroc, sa
division permet à Ennahdha et au Pjd de
le fractionner et de s’adjoindre les
services des principaux partis de gauche
ou des libéraux. En Tunisie, cette
alliance «contre nature» est la nouvelle
donne qui va assoir le pouvoir des
islamistes pour les années à venir.
Ennahdha a réussi à s’allier avec un
parti social démocrate (Fdtl-Ettakatol),
membre de l’Internationale Socialiste,
et avec un parti social nationaliste aux
contours de moins en moins clairs (le
Cpr) fondé par un ancien opposant à Ben
Ali et ex-président de la Ligue de
défense des droits de l’Homme dans le
monde arabe (la Ltdh), la plus ancienne
du monde arabe.
Les travaux dans le cadre de
l’Assemblée constituante, en Tunisie, et
la récente composition du gouvernement
tunisien, ont démontré la justesse des
choix des uns et des autres. Les
alliances exacerbent la tension entre le
camp démocrate et les islamistes et
leurs alliés. Les frontières entre les
positions s’estompent au nom de
l’intérêt national, comme le montrent
les débats et les positions défendues
concernant certains articles de loi (le
rapport au binationaux dans l’article 8)
ou sur l’équilibre des pouvoirs. Va-t-on
vers plus de droits dans un Etat moderne
et séculier pour lequel se sont
sacrifiées des générations de
démocrates, ou vers le renforcement des
alliances actuelles et donc le partage
du pouvoir ? Cette dernière alternative
aboutira à une lutte pour les postes
dans une administration à réformer en
toute urgence, dans un contexte
économique désastreux où les choix
doivent donner la priorité à la création
d’emplois et à l’égalité entre les
citoyens dans un contexte régional de
plus en plus complexe.
Parce que les
islamistes ont investi la société
Depuis les premiers mois des révoltes
arabes, les islamistes ont développé un
double-discours : défendre les objectifs
de la Révolution (qui ne sont pas les
leurs) et vendre à l’extérieur l’idée
qu’ils sont porteurs d’un projet «erdoganiste»
(en référence à Erdogan et au parti
islamiste Akp en Turquie). En visite en
Tunisie et en Egypte, Recep Teyep
Erdogan a développé l’idée qu’il n’y
avait pas d’opposition entre islam et
laïcité. Silence radio du côté des
islamistes arabes, même les plus
«modérés». Ce sont principalement
l’option économique et le sens des
affaires qui les intéressent dans le
modèle turc.
Parallèlement, ces islamistes dits
«modérés» ont développé un
double-langage adapté à chaque contexte
: défendre les acquis de la femme et le
caractère civil de l’Etat tout en
défendant les valeurs les plus
rétrogrades ou les agissements des
salafistes, leurs alliés du moment peut
être de toujours. Les chefs
charismatiques islamistes arabes en
Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen
mais aussi au Maroc et ailleurs,
prennent souvent le soin de dire qu’il
faut respecter tous les points de vue, y
compris les plus extrémistes, ceux des
salafistes «nos enfants», les membres de
la même Umma(3)... Ils ont su
et savent aussi, à tout moment, mettre à
contribution, si nécessaire, les
services des groupes les plus radicaux
pour s’attaquer aux petites et grandes
libertés, aux progressistes, aux laïcs,
aux intellectuels et aux créateurs, aux
homosexuels, aux coptes… ou investir les
mosquées pour instituer une sorte de
«clergé» qui détermine le bien, le mal,
ce qui est licite et illicite, imposer
le qamis, le voile intégral et tutti
quanti et interdire l’accès aux lieux de
culte, dans les quartiers populaires, à
tous les croyants qui ne partagent pas
leurs opinions rétrogrades.
C’est aussi le cas, comme l’ont
montré les événements de novembre, en
Tunisie et ailleurs, avec l’intrusion de
force, dans les espaces protégés que
sont les universités, où ils veulent
imposer le port du niqab, l’installation
de lieux de prière et la mise en place
d’un emploi du temps qui prenne en
compte les cinq prières. Ils veulent par
ailleurs, dicter aux professeurs, nos
maîtres, ce qu’il faut enseigner ou ne
pas enseigner, interdire aux hommes
d’enseigner aux femmes et vice versa…
En Egypte, le discours salafiste
tient à se distinguer de celui des
Frères musulmans (l’un des plus anciens
mouvements islamistes dans le monde
arabe). Les partisans d’un islam pur ont
investi les quartiers et touchent les
milieux les plus pauvres, par des
actions caritatives financées par les
pétrodollars. Ils s’attaquent aux
minorités religieuses, ils ne veulent
rien discuter parce qu’ils se
considèrent comme les porteurs de la
parole divine. La confrérie des Frères
musulmans, avec son implantation
économique et sa place dans les rouages
du pouvoir, les laisse faire. Pour le
moment, ils se fixent des objectifs
prioritaires en traitant avec l’armée
pour s’emparer du pouvoir et des
appareils répressifs de l’Etat afin de
garantir le maintien d’un climat propice
aux affaires.
Au Maroc, en Tunisie, en Libye, sans
oublier le Yémen, ce discours se disant
irrécusable est omniprésent. Il investit
tous les domaines de la vie en société.
Il organise et la vie et les espaces de
vie. Les femmes sont leur domaine de
prédilection. Les guides spirituels les
attaquent parce qu’émancipées ou en voie
d’émancipation, parce que célibataires
ou mères célibataires, etc. Ils vont
même jusqu’à remettre en cause
l’adoption plénière (en Tunisie par
exemple, seul pays arabe et musulman
dans ce cas) pour la remplacer, sous
l’ère nahdhaouiste, par la kafala ou
mise sous tutelle, donnant ainsi à des
milliers d’enfants tunisiens une
identité hybride et les privant
d’héritage.
Par leurs discours et prises de
positions, ils s’opposent, en reprenant
les mêmes slogans que la dictature, à
l’ouverture de nos peuples au monde et
aux valeurs universelles. L’arabisation
est prônée pour légitimer un discours de
fermeture et combattre les «ennemis de
l’intérieur» (une vieille antienne
nationaliste qui ne tient pas compte de
nos réalités géopolitiques et
économiques).
Par leurs positionnements, ils
exposent les immigrations arabes
(égyptiennes, marocaines, tunisiennes et
autres) à de nouveaux dangers, en
donnant de l’islam une image repoussante
et antidémocratique.
La solidarité internationale, ils la
défendaient quand la répression de la
dictature s’abattait sur eux, mais
aujourd’hui, avec le soutien des
nationalistes autoritaires et les
adeptes des identités repliées, celle-ci
leur pose problème. Ils parlent alors
d’ingérence, de traîtres pour les
compatriotes qui les combattent à
l’intérieur ou à l’extérieur ou d’agents
de l’Occident, de vendus…
Ce sont là hélas, mot pour mot, les
mêmes propos tenus naguère par les
pouvoirs dictatoriaux pour pourfendre
les défenseurs des droits de l’Homme qui
ont accompagné les révoltes et les
luttes depuis les indépendances arabes.
Aux islamistes dits modérés ou qui
passent pour tels, les chefs confient la
mission de délivrer un discours
consensuel autour de la défense de
l’Etat et du pays, de l’entente
nationale entre toutes les couches de la
société et avec toutes les tendances
politiques et idéologiques… Un discours
bien huilé, relayé par les chancelleries
et les diplomaties occidentales, qui
sonne évidemment faux et qui, à force
d’être propagé, finit par enfermer les
partis progressistes dans une logique
qui finira par les affaiblir et les
faire céder sur l’essentiel, sur leurs
valeurs, sur la nécessaire lutte contre
la mondialisation libérale et pour un
développement durable.
A d’autres, les salafistes, les
islamistes «modérés» confient des tâches
plus ingrates mais utiles socialement et
politiquement, à savoir investir
l’espace social, s’emparer des questions
cultuelles, culturelles et idéologiques
et s’attaquer, par tous les moyens, aux
créateurs, aux femmes et à tous les
«déviants» qui s’opposent à leur vision
importée du Qatar et de l’Arabie
Saoudite wahhabiste, à travers les
chaînes satellitaires aux discours les
plus rigoristes (Iqra’ par exemple) mais
aussi avec Al-Jazira dont la ligne
éditoriale défend subtilement le projet
islamiste. Paradoxalement, les
monarchies du Golfe et l’Arabie
Saoudite, ont comme Israël, peur des
révolutions des peuples arabes. Elles
préfèrent traiter plutôt avec les
islamistes qu'avec les modernistes.
Elles ont été les défenseuses des
dictatures qu’elles veulent aujourd’hui
remplacer par d’autres, sous la bannière
de l’islam. La démocratie dans le monde
arabe est une réelle hantise, pour les
dirigeants qui dominent le monde. Cette
crainte est partagée aussi bien par les
Américains que les Européens qui, comme
d’autres puissances, considèrent qu’une
«stabilité islamiste», même au détriment
de la démocratie, constitue le meilleur
moyen pour garantir la pérennité des
échanges économiques et financiers
rentables.
A suivre
* Militant associatif, co-fondateur
du Collectif citoyen pour des élections
libres en Tunisie et de l’association
Collectif Culture-Création-Citoyenneté,
co-auteur de ‘‘Un siècle d’immigration
en Ile de France’’, 1993 et de ‘‘Cités &
Diversités : l’Immigration en Europe’’,
1996.
Note :
(3) - La nation islamique en arabe
littéral.
Lire aussi :
Du Printemps arabe à l'impasse islamiste
(1/4) !
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Publié le 5 janvier 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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