Human Rights Watch
Tunisie : Le président Zine el-Abidine Ben Ali renforce
la répression des opposants à la suite de sa réélection
Zine el-Abidine Ben Ali
New York, mercredi 23 décembre 2009
Deux journalistes ont été condamnés à des peines
d'emprisonnement à l'issue de procès inéquitables, alors que les
autorités harcèlent et menacent les défenseurs des droits
humains.
Les autorités tunisiennes devraient annuler les sentences
prononcées contre Taoufik Ben Brik et Zouhair Makhlouf à l'issue
de procès inéquitables et libérer immédiatement ces deux
journalistes, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Le
gouvernement devrait aussi ouvrir une enquête sur une attaque
contre un autre journaliste, Slim Boukhdir, et mettre un terme
au harcèlement des professionnels exerçant ce métier, a ajouté
Human Rights Watch.
Depuis que le président Zine el-Abidine Ben Ali a été réélu pour
un cinquième mandat consécutif le 25 octobre 2009, les autorités
ont intensifié leur répression des journalistes qui critiquent
le gouvernement. À la veille de l'élection dont les résultats
officiels l'ont déclaré vainqueur avec 89,62 pour cent des voix,
Ben Ali a juré de poursuivre tous ceux qui auraient terni
l'image de la Tunisie ou qui ont affirmé que les élections
étaient frauduleuses sans fournir des preuves.
« Ben Ali mène actuellement une campagne de vengeance pour punir
les rares journalistes et militants des droits humains qui lors
du scrutin ont osé remettre en question son bilan»,
a déploré Sarah Leah Whitson, directrice de la division
Moyen-Orient et Afrique du Nord au sein de Human Rights Watch.
« Pendant la campagne, il a promis que son administration
respecterait les droits humains, mais ce n'était apparemment
qu'une promesse creuse. »
Depuis le scrutin, les services de sécurité ont également
harcelé plusieurs militants des droits humains en se livrant à
des pratiques telles que la surveillance accrue, les détentions
de courte période, les menaces ainsi que les restrictions de
leur liberté de mouvement. Parmi ces militants figuraient
Abdelkarim Harouni de l'organisation Liberté et équité et Sihem
Ben Sedrine, porte-parole du Conseil national pour les libertés
en Tunisie (CNLT), une organisation de défense des droits
humains que le gouvernement a refusé de reconnaître. Sihem Ben
Sedrine est également rédactrice du magazine en ligne et de la
station de radio Kalima. Des policiers en civil lui ont
interdit tout déplacement vers des lieux publics et l'ont ainsi
empêchée de participer à un atelier sur la couverture médiatique
de l'élection, le 20 octobre. En outre, elle n'a pas été
autorisée à rendre visite à Boukhdir et à assister au procès de
Taoufik Ben Brik.
Un coup monté suivi d'un procès inéquitable
Un tribunal de première instance de Tunis a condamné Ben Brik
le 26 novembre à six mois de prison à l'issue d'un procès qui a
duré trois heures après un coup apparemment monté. Ben Brik a
été arrêté le 29 octobre après s'être rendu à un poste de police
de Tunis pour répondre à une convocation où il était accusé
d'avoir agressé une automobiliste. Il a été reconnu coupable des
délits de voies de fait, de diffamation, de destruction des
biens d'autrui et d'atteinte à la morale publique.
Les accusations sont fondées sur un incident survenu pendant
l'après-midi du 22 octobre au moment où il attendait sa fille
devant son école. Ben Brik a été accusé d'avoir frappé la
voiture d'une femme et de l'avoir ensuite agressée. Il a rejeté
toutes ces accusations et publié des déclarations selon
lesquelles il s'agissait d'un coup monté par la police pour
l'accuser injustement.
Les irrégularités tout au long de ce procès ont compromis ses
droits à un procès public et équitable. Malgré la présence de
plusieurs observateurs étrangers, la police a empêché de
nombreux militants tunisiens des droits humains et des membres
de sa famille d'assister au procès.
Il était évident qu'il ne s'agissait pas de problème de
places dans la salle d'audience, car les services de sécurité
avaient déjà renvoyé Ben Sidrine et son mari Omar Mestiri -
également un collaborateur de Kalima et membre du CNLT -dans la
banlieue de La Marsa avant même qu'ils n'atteignent le palais de
justice. Le 18 novembre, les services de sécurité ont refusé à
Mohammad Hassani Idrissi et Hocine Zehouane, deux défenseurs des
droits humains venus respectivement du Maroc et de l'Algérie
assister au procès, l'entrée en Tunisie à l'aéroport
Tunis-Carthage.
Les autorités ont également limité l'accès de Taoufik Ben
Brik à un avocat et empêché deux de ses avocats, Nejib Chebbi et
Ayachi Hammami, de lui rendre visite en prison le 2 novembre
malgré les autorisations délivrées par le tribunal et les
visites autorisées dans le passé. Le tribunal a rejeté sans
aucune explication la demande des avocats de reporter le procès
afin de leur donner plus de temps pour préparer la défense.
Les poursuites contre Ben Brik étaient fondées sur les propos
que la police lui a attribués et qu'il a qualifiés de faux,
affirmant que la signature apposée à ces déclarations était
également falsifiée. Le tribunal n'a pas accepté les requêtes de
la défense de citer des témoins à comparaître et de
contre-interroger les témoins de la partie demanderesse. Aucun
des trois principaux avocats de Taoufik Ben Brik - Mohammad
Abbo, Radhia Nasraoui et Ayyashi Hamami - n'a pu présenter
intégralement son réquisitoire à l'audience. Le juge leur
coupait automatiquement la parole après quelques brefs instants
de plaidoirie. Suite à un différend avec l'équipe de la défense
sur des questions de procédure, le juge a suspendu le procès
qu'il n'a jamais repris avant d'annoncer son verdict la semaine
suivante.
Peu de temps après la condamnation de Taoufik Ben Brik, les
autorités l'ont transféré à la prison de Siliana, située à 130
kilomètres du lieu de résidence de sa famille à Tunis. Ben Brik,
qui souffre d'une maladie rare appelée syndrome de Cushing,
avait introduit, le 10 novembre, une demande de libération
conditionnelle pour des raisons médicales, qui a été rejetée. Le
12 novembre, le ministère de la Justice a publié une déclaration
selon laquelle Taoufik Ben Brik recevait les soins nécessaires
en prison. Depuis son transfert à la prison de Siliana, aucun de
ses avocats n'a été autorisé à lui rendre visite, malgré l'appel
interjeté. Le 7 décembre, trois de ses avocats ont manifesté
devant la cour d'appel de Tunis pour dénoncer l'interdiction de
visiter leur client. Ils ont obtenu des autorisations le
lendemain, mais l'accès à leur client leur était toujours
interdit.
Ben Brik critique souvent le gouvernement tunisien. Tout
récemment, il avait publié une série d'articles satiriques sur
le président Ben Ali dans la presse française pendant la
campagne électorale. Son avocat Me Chebbi soutient que ces
articles étaient le véritable motif de l'arrestation de son
client. L'un de ces articles publiés le 21 octobre dans le
magazine français Le Nouvel Observateur était une
simulation d'entrevue satirique dans laquelle « Ben Ali » parle
de ses propres pratiques de népotisme, de corruption et de
répression de ses opposants.
Une tradition d'accusations injustes
Le gouvernement tunisien porte souvent des accusations
d'agression sexuelle, de harcèlement et d'indécence à l'encontre
de journalistes et de défenseurs de droits humains. En 1993, de
fausses photos pornographiques montrant la journaliste et
militante des droits humains Sihem Ben Sedrine en poste à Tunis
avaient été diffusées dans le but manifeste de salir sa
réputation et de la dissuader de poursuivre ses activités de
défense des droits humains.
En avril 2005, un tribunal a condamné Mohammed Abbou, un
avocat et militant des droits humains, à deux ans de prison sur
la base de fausses accusations d'agression d'une avocate. Le
même jour, il était déclaré coupable dans un autre procès pour
la rédaction d'un article qui « insultait le pouvoir
judiciaire » et « était de nature à troubler l'ordre
public ».
En septembre, les policiers ont arrêté le militant des droits
humains Abdallah Zouari près de Zarzis. Il a affirmé que ces
derniers l'ont menacé de diffuser un film qui le montrerait en
pleine activité sexuelle s'il ne cessait pas ses activités de
défense des droits humains.
«Tenter de porter des accusations injustes telles que la
conduite indécente ou la violence contre des dissidents et des
militants des droits humains est simplement un stratagème
utilisé par le gouvernement pour masquer ses actes de répression
», a observé Mme Whitson.
Autres épisodes récents
Le 1er décembre, Zouhair Makhlouf, un autre journaliste, a
été condamné à trois mois de prison et à une amende de 6 000
dinars tunisiens (4 600 USD) à l'issue d'un procès inéquitable.
Le tribunal l'a condamné pour « atteinte à un tiers en
utilisant un réseau public de télécommunications », aux
termes de l'article 86 de la Loi sur les
télécommunications.
M. Makhlouf rédige des articles sur le site Web du Parti
démocratique progressiste (PDP), un parti d'opposition légal,
qui avait boycotté les élections. Il a écrit de nombreuses
contributions sur des questions des droits humains notamment sur
le sort des prisonniers politiques et leurs familles pour le
site Assabilonline.net.
Peu avant son arrestation, M. Makhlouf avait préparé et
diffusé un court film vidéo en ligne sur un secteur de Nabeul où
l'industrie de la poterie locale était en train de causer des
dommages à l'environnement et à la santé. Une des personnes
interrogées, un potier du nom de Mourad Latheeb, a déposé une
plainte contre M. Makhlouf l'accusant de l'avoir filmé sans son
consentement, malgré les témoignages des personnes présentes au
tournage qui ont affirmé que M. Latheeb avait donné
l'autorisation d'être filmé pour l'entrevue qui avait duré plus
de dix minutes.
M. Makhlouf a été arrêté le 20 octobre au poste de police de
Ma'amoura où il s'était rendu pour répondre à une convocation.
Zouhair Makhlouf, qui est diabétique, a entamé une grève de
la faim le 21 octobre pour protester contre son arrestation
après que l'administration pénitentiaire de Mornaguia eut
interdit à son avocat Fawzi Ben Jaballah de lui rendre visite.
Les agents de sécurité ont également empêché un autre avocat,
Saifeddine Makhlouf, de lui rendre visite le 23 novembre.
Tout au long du procès de M. Makhlouf, les officiers de
police présents au tribunal de première instance de Grombalia
ont interdit à la plupart des militants des droits humains et
des observateurs l'accès à la salle d'audience. Lors de la
première journée d'audience, le 3 novembre, Ben Sedrine a été
parmi les personnes qui n'étaient pas autorisées à entrer dans
la salle. Pendant la deuxième journée de l'audience tenue le 24
novembre, la police a encerclé le tribunal et refusé l'entrée à
presque tous les militants des droits humains et membres
d'organisations de la société civile. Martin Pradel, un avocat
commis par l'Observatoire pour la protection des défenseurs des
droits de l'Homme et le Réseau euro-méditerranéen des droits de
l'Homme (REMDH) a été l'une des rares personnes à qui l'accès a
été autorisé. (M. Pradel était également un observateur désigné
par le barreau de Paris et l'Association internationale du
barreau)
Le tribunal n'a accepté aucune des requêtes de la défense qui
voulait la comparution des témoins et le juge n'a jamais regardé
le film de l'interview. Le tribunal s'est fondé plutôt sur la
plainte de la partie demanderesse sans l'obliger à témoigner à
l'audience. Au cours de l'audience du 24 novembre, le juge a
interrompu l'une des avocats Makhlouf Radhia Nasraoui, au milieu
de sa plaidoirie sans lui donner la possibilité de conclure.
L'avocate y demandait la relaxe pure et simple de son client.
M. Boukhdir, un journaliste indépendant, a été harcelé par la
police après les élections. Il avait purgé une peine de prison
en 2007 et 2008 après avoir été déclaré coupable d'atteinte à la
morale publique et d'outrage à un agent public à la suite d'un
procès où il n'était pas en mesure de citer des témoins pour sa
défense. Le 28 octobre, il a été agressé devant sa maison à
Bardo par cinq hommes dont l'un serait, selon lui, un agent de
police.
M. Boukhdir a raconté que ces hommes lui ont recouvert les
yeux, battu et insulté avant de l'embarquer de force dans une
voiture en direction du Parc du Belvédère au nord de Tunis où il
y d'autres hommes attendaient. Les hommes l'ont ensuite éjecté
du véhicule avant de le rouer de coups de poing et de coups de
pied et bastonné pendant environ 30 minutes. Lors de l'assaut,
les hommes ont continué à l'insulter et à l'accuser de harceler
les femmes. M. Boukhdir a estimé que la véritable raison de
cette attaque était l'entrevue accordée à la chaîne BBC et
diffusée deux heures auparavant, dans laquelle il a critiqué la
répression des journalistes pendant la campagne électorale. Ses
assaillants qui le menaçaient à l'arme blanche lui ont confisqué
ses vêtements, son argent, ses clés, son téléphone portable et
ses pièces d'identité avant de partir. M. Boukhdir a été soigné
dans un hôpital ; il avait le nez cassé, une blessure à l'œil et
présentait plusieurs ecchymoses au visage et sur la poitrine.
À son retour, il a trouvé des policiers en civil devant son
domicile qui y sont restés pendant 11 jours. Ils harcelaient les
visiteurs qui voulaient le voir et leur posaient des questions
indiscrètes de façon menaçante.
Le matin du 8 novembre, la police a intensifié sa présence
autour de sa maison et dans le voisinage, empêchant ainsi toute
sortie ou entrée. Elle a également interdit à Ben Sedrine,
Abderra'ouf Ayadi, un autre militant et Mestiri de lui rendre
visite le même jour.
Le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques (PIDCP) et la Charte africaine des droits de l'homme
et des peuples qui ont été ratifiés par la Tunisie garantissent
la liberté d'expression, le droit à un procès équitable et la
liberté de mouvement. L'article 14 du PIDCP reconnaît le droit à
un procès équitable, notamment celui de disposer du « temps
et des facilités nécessaires » pour la préparation de sa
défense et celui d'interroger les témoins à charge de la partie
défenderesse.
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