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Ha'aretz
11
des 212
Gideon
Lévy
Haaretz, 31
août 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=756678
Version
anglaise : Deadly diaries
www.haaretz.com/hasen/spages/756772.html
L’épouse et sept des enfants du Dr Nabil
Abou-Salmiya, professeur de mathématiques et militant du Hamas,
ont été tués avec lui dans l’explosion de leur maison. Une
grand-mère, Hayariah Al-Atar et son petit-fils ont été tués
sur leur charrette tirée par un âne sur le chemin du verger de
figuiers. « Pluies
d’été » à Gaza. Témoignages des survivants.
Hôpital Shifa à Gaza, quatrième étage :
deux frères, sauvés des flammes. Leurs parents et leurs sept frères
et sœurs ont été tués dans leur sommeil. Seuls les deux frères
ont été sauvés de l’enfer. Deux missiles ont été lancés
sur la maison par un avion, au milieu de la nuit. Awad, 19 ans,
est grièvement blessé ; Mohamed, 20 ans, sorti indemne,
assiste son frère alité. Leurs parents et tous leurs jeunes frères
et sœurs, dont une fillette handicapée, ont été tués. Vous
imaginez ?
Les
signes du traumatisme et du deuil sont sensibles chez les deux frères
orphelins. Le regard abaissé vers le sol, la parole faible, le
visage pâle et sans vie, six semaines après la nuit sanglante.
Sur le mur de la chambre d’hôpital, ils ont collé une photo de
leur père où l’on voit celui-ci en compagnie du Premier
Ministre, Ismaïl Haniyeh, auquel il ressemblait extérieurement
très fort. Le Dr Nabil Abou-Salmiya était professeur de mathématiques
à l’Université islamique de Gaza et militant du Hamas. Mohamed
Deif, un homme recherché, était venu en visite au milieu de la
nuit dans la maison familiale. La force aérienne a lancé deux
missiles sur la maison. Mohamed Deif a été blessé mais a survécu.
Une famille a été presque entièrement anéantie. C’était le
jour où a éclaté la guerre au Liban et nul n’a prêté
attention à la mort semée dans le sud.
A
Shifa, blessés et tués continuent d’affluer. Ambulance après
ambulance, la semaine a déversé les victimes de l’activité de
l’armée israélienne. Cette fois dans le quartier de
Sajiyeh, et à leur suite arrivent les membres des
familles, tout retournés. L’ambiance était dure et menaçante.
Des dizaines de soldats armés du Hamas assurent la sécurité de
l’endroit, en treillis bleu tacheté, Kalachnikovs armées, sur
les toits des alentours, dans la cour de l’hôpital et dans les
couloirs. Des membres des familles sont étendus par terre, dans
les chambres. Le seul hôpital de Gaza est plein à craquer.
Une
lourde puanteur remonte des rues de la ville : les ordures
n’ont pas été ramassées depuis bien des jours, suite à la grève
des employés municipaux qui n’ont pas été payés depuis des
mois, et l’odeur pénètre jusque dans les chambres des malades.
Il n’y a d’électricité que quelques heures par jours, à
cause du bombardement par la force aérienne de l’unique
centrale électrique de la Bande de Gaza et la chaleur est pénible,
elle aussi. L’ascenseur est à l’arrêt ou bien se traîne.
Awad Abou-Salmiya est étendu, paralysé et les deux jambes bandées,
dans un lit près de la fenêtre. Seul un petit vent venant de la
mer apporte quelque soulagement.
Non
loin de là, à Beit Lahya, Ahmed Al-Atar, un adolescent de 17
ans, est assis dans un fauteuil roulant. Son père supplie Israël
et le monde pour que quelqu'un se préoccupe de jambes
artificielles pour son fils. Mohamed a été blessé lorsque la
force aérienne a fait sauter à l’aide d’un missile la
charrette tirée par un âne, sur laquelle il se déplaçait avec
sa mère et son neveu pour aller cueillir des figues dans le
verger familial, près de la mer. La mère et son petit-fils ont
été tués sur le coup ; Mohamed a perdu les deux jambes.
Cela aussi s’est passé au cour de l’opération « Pluies
d’été » dont nul ne voit la fin et à laquelle
personne en Israël ne porte le moindre intérêt ni ne demande
quel est son objectif. L’armée israélienne tue et tue encore,
neuf membres de la famille Abou-Salmiya, deux membres de la
famille Al-Atar. 11 des 212, dont une cinquantaine d’enfants et
d’adolescents, tués depuis l’enlèvement de Gilad Shalit, fin
juin, jusqu’à la fin du mois d’août.
Un
terrain vide, dans le quartier Cheikh Redouane. Il y avait là une
maison de deux étages. C’est maintenant un terrain. Ici,
contrairement aux autres maisons détruites, on a déjà évacué
les décombres. L’arrière de la maison avait été complètement
démoli et la partie avant penchait de côté. Deux missiles.
Mohamed et Awad dormaient à l’avant, du côté de la rue, les
autres membres de la famille à l’arrière, où ils ont été tués.
La plupart d’entre eux dormaient. Peut-être le père était-il
le seul éveillé, avec l’homme recherché, Mohamed Deif.
Personne ne sait, personne ne le dira. Il était trois heures du
matin. Le voisin, Ibrahim Samour, était encore allé le soir avec
le Dr Abou-Salmiya prier à la mosquée puis ils avaient bavardé
un peu devant la maison. Il était neuf heures quand ils se sont
quittés. Personne n’a vu Deif, évidemment. Au petit matin, les
voisins terrorisés ont été réveillés par une puissante
explosion immédiatement suivie par une seconde. Ils disent que le
choc les a fait tomber de leur lit. Les maisons, ici, sont proches
les unes des autres.
Dans
un bureau loué au rez-de-chaussée de la maison adjacente et qui
fait office de tribunal populaire pour la résolution des litiges
au niveau du quartier, photo de Abdel Aziz Rantisi au mur avec,
dessous, un distributeur d’eau israélien de la compagnie Eden,
Abdallah Samour, un étudiant de 18 ans, raconte ce qui s’est
passé chez les voisins. Les enfants rassemblés dehors portent le
polo du camp d’été du Hamas et l’un d’entre eux un T-shirt
avec Yassin.
Abdallah
était allé dormir à minuit pour se réveiller à trois heures
au bruit d’un avion. Il habite au troisième étage. C’était
la nuit du 12 juillet, quelques heures avant que n’éclate la
guerre au Liban. La détonation a fait voler Abdallah hors de son
lit, les fenêtres ont volé en éclats et les portes sont sorties
de leurs gonds. La maison a été envahie par la fumée de
l’incendie de la maison des voisins. Les parents criaient aux
enfants de fuir la maison. Dehors, Abdallah a vu la maison détruite
et fumante de la famille voisine. Il les connaissait très bien.
Le Dr Nabil et son épouse Salwa et tous les enfants des voisins
avec lesquels il a grandi : Nasser, 6 ans, Aya, 7 ans, Ouda,
8 ans, Iman, 11 ans, Yihieh, 13 ans et Basma, 15 ans.
Il
y avait aussi Soumiya, une fille de 12 ans handicapée, qu’une
voiture spéciale venait chercher chaque jour pour l’amener à
l’école spéciale qu’elle fréquentait. Elle aussi a été tuée.
Abdallah avait encore rencontré Awad et Mohamed dans l’après-midi
et ce sont justement les seuls rescapés. Cette nuit-là, Abdallah
a dégagé les corps avec son père. Ils ont trouvé Awad, le
corps roulé dans un tapis. Mohamed Deif ? « Je
ne le connais pas du tout », dit-il. Dans les journaux,
en Israël, on a pu lire que Deif avait été dégagé, blessé,
des décombres et qu’il avait été emmené à l’hôpital
Shifa. Selon les comptes-rendus, le véhicule de secours aurait
lui aussi été touché par un missile tiré d’un avion.
L’oncle
d’Abdallah, Ibrahim Samour, dit lui aussi n’avoir jamais vu
Mohamed Deif et ne pas même savoir à quoi il ressemble. Il
habite au deuxième étage. Mouataz, son fils de trois ans, a été
légèrement blessé par des éclats, de même que son épouse. Il
s’est empressé de les emmener à Shifa, pendant que la maison
des voisins brûlait. Depuis lors, tous les enfants dorment dans
la chambre des parents. Mouataz pleure dès qu’il entend un
avion. « C’était un homme bien », dit-il de son voisin, le Dr
Abou-Salmiya. « Il
militait au Hamas mais pas dans la branche armée. C’était un
professeur qui aidait ses voisins pauvres ». Il dit que
lors de leur dernière conversation, en revenant de la mosquée,
ils n’ont pas parlé de politique. Et Abou-Salmiya n’avait évidemment
fait mention d’aucune rencontre devant avoir lieu pendant la
nuit.
Le
porte-parole de l’armée israélienne : « Lors
d’une opération conjointe de la force aérienne et de la Sécurité
Générale [Shabak], une
attaque a été menée le 12 juillet à l’aube contre une maison
du nord de la Bande de Gaza. La maison servait de refuge à des
militants importants de la branche armée du Hamas qui concevaient
et lançaient des actions terroristes et des tirs de roquettes
Qassam. Au moment où la maison a été touchée, ceux qui étaient
présents s’occupaient de la poursuite de l’action militaire
du Hamas. Parmi eux, il y avait aussi Mohamed Deif qui a été
blessé sans qu’on sache le degré de gravité de ses blessures. »
On
donne maintenant à cette rue sablonneuse le nom de Nabil
Abou-Salmiya qui y a été tué. Avant que nous ne le quittions
pour aller à l’hôpital afin de rencontrer les deux frères,
Ibrahim Samour mentionne un autre nom : Nissim Mizrahi.
Nissim Mizrahi de « Rosh
Indiani » a fait faillite, laissant à l’atelier de
couture d’Ibrahim, aux dires de celui-ci, une dette de 130.000
shekels [~ 23.000 €]. L’atelier est maintenant fermé.
Ahmed
Al-Atar est assis dans un fauteuil roulant, ses moignons de jambes
encore pansés. La douleur le tourmente et il presse ses moignons
pour la soulager. Le 24 juillet, Ahmed se rendait, comme chaque
jour, avec sa mère et son neveu, au verger familial de figuiers,
près de la mer, pour y cueillir des figues. C’était dans
l’après-midi, aux alentours de trois heures, et ils avançaient
lentement sur la charrette tirée par un âne. « Tout
à coup, nous avons attrapé un missile », dit-il.
« Après ça, je n’ai plus rien vu. Je me suis réveillé dans un hôpital
et c’est alors qu’on m’a dit que maman et Nadi avaient été
tués et que mes jambes avaient été coupées. »
Après
trois jours passés à l’hôpital Shifa, il a été transféré
à l’hôpital Ichilov de Tel Aviv mais là non plus, ils n’ont
pas réussi à sauver ses jambes et elles ont été amputées entièrement.
Il a aussi été brûlé à d’autres endroits du corps et à la
tête, et les zones brûlées sont encore couvertes de pansements.
Ahmed Al-Atar est un étudiant de 12e qui a épousé
une jeune fille de 16 ans, Zeina, deux mois avant la tragédie. Sa
mère, Hayariah, était âgée de 58 ans et son neveu Nadi,
petit-fils de sa mère, avait 12 ans. Ahmed a appris que Nadi
avait volé à des dizaines de mètres de la charrette et que le
corps de Hayariah avait été déchiqueté, des suites du coup
direct et précis à l’attelage.
Le
porte-parole de l’armée israélienne : « Le
matin du 24 juillet, deux tirs de roquettes Qassam ont été repérés
comme provenant des abords de l’école d’agriculture de Beit
Hanoun. Les deux roquettes ont été tirées en direction de
Sderot et l’une d’elles est tombée à proximité d’une école
de la ville. Plus tard dans la même journée, les forces de
l’armée israélienne ont repéré deux terroristes qui
arrivaient sur place et qui chargeaient les lanceurs de roquettes
sur une charrette tirée par un âne. L’armée israélienne a exécuté
un tir de précision vers le point où se trouvaient les
terroristes et la charrette avec les lanceurs, et s’est assurée
d’avoir bien atteint sa cible. Au moment du tir, ni femme adulte
ni petit-fils n’ont été repéré sur la charrette. S’ils y
étaient néanmoins, ce sont les organisations terroristes qui
n’ont pas épargné leurs vies et qui se sont occupés d’opérations
terroristes visant des civils d’Israël sous le couvert de
personnes non impliquées, en les employant comme bouclier humain. »
Hayariah
laisse derrière elle neuf enfants et une cinquantaine de
petits-enfants. Elle était marchande sur le marché de Jebalya où
elle vendait des produits de la ferme, figues, raisins, fraises et
du fromage qu’elle faisait elle-même. Au mur est fixée une
photo du cousin Mohamed, 23 ans, qui a été tué par la balle
d’un soldat alors qu’il était à la fenêtre de sa maison,
trois semaines exactement avant la tuerie de la grand-mère et du
petit-fils. Sur la photo commémorative qui est accrochée dans la
rue, ont voit le visage de Nadi avec, derrière lui, le chef
assassiné du Front Populaire, Abou Ali Moustapha. Pourquoi le
Front Populaire ? « Parce
qu’ils ont procuré la nourriture pour la famille pendant les
quatre jours de deuil », explique le père. Le dessin
d’une rose rouge remplace la photo de Hayariah sur l’affiche.
Ici, on ne donne pas à voir de photos de femmes, même après
leur mort. On ne nous montrera pas non plus une photo de la fête
du mariage d’Ahmed, pour que nous ne voyions pas sa jeune épouse.
Le
père, qui s’appelle lui aussi Nadi, a appris la tragédie par
la radio, alors qu’il était en ville. Ce matin, il est pour la
première fois retourné pêcher avec son filet mais, de cinq
heures du matin jusqu’à maintenant, il n’a pas pris le
moindre poisson. Quelqu'un apporte une photo de la scène de la
tragédie : un âne étendu mort sur le sable, en couverture
du rapport hebdomadaire du Centre Palestinien pour les Droits de
l’Homme à Gaza, le rapport numéro 29 de l’année 2006. A
l’arrière-plan de la photo, on voit une ambulance dans laquelle
est étendu, apparemment, Ahmed, blessé, à moins que ce ne
soient sa mère et son neveu, tués. Le cadavre de l’âne traîne
dans le sable, au pied de la charrette. Dans le mille.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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