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Jerusalem Post
Quand tout cela finira-t-il ?
Gershon Baskin
[Jour
du souvenir en Israël : souvenir des douleurs, des pertes,
souvenirs qui sont les mêmes du côté palestinien. Comment
mettre fin à ces douleurs et à ces pertes ? Peut-être,
conclut Baskin, "lorsque, enfin, nous célébrerons
mutuellement la libération de l’autre."]
Jerusalem Post, 24 avril 2007
Quand les sirènes
hurlent, je pleure. Le monde s’arrête et malgré le bruit décroissant
des sirènes, c’est le silence que j’entends. La douleur de la
perte, les sanglots de mères, de pères, de frères et de soeurs,
de fils et de filles : jamais plus on ne pourra le toucher,
l’embrasser, le serrer dans ses bras ni même le voir. Mort au
champ d’honneur. Au service de la patrie. Il est tombé pour que
d’autres puissent vivre. Des cimetières, des tombes à perte de
vue, chaque année de nouvelles tombes avec de nouveaux noms gravés,
de nouveaux combats, de nouvelles familles en deuil.
Tous les matins, nous nous réveillons avec des
nouvelles d’autres morts, d’autres tueries, d’autres
victimes, d’autres familles en deuil. Parfois les nôtres, la
plupart du temps les leurs. Nos larmes, leurs larmes, notre
douleur, leur douleur. Nous combattons pour notre pays, eux pour
le leur. Notre cause est juste, disons-nous. La leur est juste,
disent-ils. Nous avons l’armée la plus morale du monde, eux
sont des assassins assoiffés de sang, disons-nous. Nous tuons des
femmes et des enfants innocents, bien davantage qu’ils ne
l’ont fait, disent-ils. Nous pleurons nos enfants. Eux pleurent
les leurs.
La mort fait mal à un coeur juif tout autant
qu’à un coeur palestinien. Nous tous portons nos traumatismes
avec nous, et chacun d’entre nous, juif ou arabe, est une
victime du conflit qui porte à l’intérieur d’elle-même le
traumatisme de la guerre, bien au fond. Ce conflit a fait mal à
tout le monde. Depuis 100 ans, nous nous entretuons pour un
morceau de cette terre, pour un peu de paix et de calme. Nous
avons été aveuglés par notre douleur, eux ont été aveuglés
par la leur.
Nous ne croyons pas qu’ils attendent la paix
autant que nous. Nous ne croyons pas qu’ils veulent la paix
autant que nous. Ils ne veulent pas voir leurs enfants jouer dans
les jardins, les jours de week-end ensoleillés. Tout ce qu’ils
attendent, c’est de nous tuer, de nous jeter à la mer, de nous
effacer de la carte. Voilà ce que nous voyons quand nous les
regardons. Ils sont différents de nous.
Mais quand ils nous voient, ils voient exactement
ce que nous voyons en eux. Des ennemis. Des ennemis brutaux qui
tuent sans remords. Les morts n’ont pas de nom pour l’autre côté.
Les "autres" n’ont ni familles, ni larmes, ni
personnes en deuil qui demeurent, dans la perte, l’attente, le
pleur et le souvenir. Nos journaux, leurs journaux : deux
morts, tués par l’ennemi. Un garçon de 15 ans tué par
accident. Pas de noms, cela ne compte pas.
La politique de l’oeil pour l’oeil en rend
aveugles beaucoup. Gandhi nous l’a dit. Notre douleur et leur
douleur font beaucoup d’âmes blessées. Notre cause est juste,
sans aucun doute, mais la leur aussi. Notre souhait d’être un
peuple libre sur notre terre n’est pas différent du leur. Nous
n’avons pas d’autre pays, pour nous, ici est notre seul foyer.
Eux non plus n’en ont pas d’autre. Eux non plus ne sont pas
les bienvenus ailleurs, mais seulement chez eux.
Nous ne serons jamais un peuple libre sur notre
terre tant qu’ils ne seront pas un peuple libre sur leur terre.
Nous sommes liés l’un à l’autre pour cette terre qui a pris
trop de sang, de part et d’autre.
Il est temps de faire fleurir le désert, non par
le sang, ni par les larmes, mais par l’amour que nous partageons
pour cette terre. Notre amour pour Israël n’est pas moins fort
que le leur pour la Palestine. Nos chants pour Sion résonnent
dans notre esprit et notre coeur comme Biladi [1]
dans les leurs.
Nous en restons à nos histoires. Nous racontons
et re-racontons les histoires d’héroïsme. Nous avons nos cérémonies,
nous allumons nos bougies, nous chantons nos chansons. Nous
pleurons et nous nous souvenons. Nous sommes collés aux écrans
de télévision les jours du souvenir. Tant de jours du souvenir.
Tant de cérémonies. Tant d’histoire. Tant à se rappeler.
Mes enfants, ce jour-là, ne veulent pas aller à
l’école : "Ca va être encore un jour
de cérémonies", disent-ils, puis je leur explique :
"Il n’y a pas le choix, vous allez à l’école,
les cérémonies sont importantes et il n’y a pas à
discuter."
Après la sirène du soir, à côté de notre
voiture arrêtée sur le bord de la route [2]
alors que nous rentrions à Jérusalem, mon fils dit : "J’irai
à l’école, je comprends."
Nous avons notre Etat. Nous nous réveillons le
lendemain du jour où nous avons célébré la libération, la
victoire, Israël. Depuis aussi longtemps que je m’en souvienne,
j’ai toujours le frisson en chantant la Hatikvah [3].
C’est une sensation que je peux pas expliquer. Une sensation que
j’ai quand je vois la côte depuis le hublot de l’avion de
retour d’un long voyage. Je vois le drapeau, les bandes bleues
et l’étoile, et je me sens chez moi.
Depuis des années, quand je rentre de voyage avec
des collègues palestiniens, je me demande ce qu’ils ressentent
quand ils voient cette même côte. Eux aussi rentrent chez eux,
en Palestine. Mais avant d’y arriver, avant de se retrouver chez
eux, ils devront faire face au policier, à l’officier de sécurité,
aux fouilles et aux questions, aux check points, aux soldats et à
tous les obstacles avant que leur voyage se termine.
Ils ne veulent pas de nous ici, et nous ne voulons
pas d’eux. Pourtant, nous sommes ici pour et eux aussi. Personne
ne quittera cette terre, et personne ne réussira à forcer
l’autre à la quitter. Nous le savons tous. Le monde entier le
sait. Nous avons accepté de partager la terre. Eux aussi l’ont
accepté. Chacun en demandait 100%, aujourd’hui, chacun est
d’accord d’en prendre moins. Ils exigent 22% de la terre et
acceptent que nous en gardions 78% [4].
Nous en voulons plus, eux aussi, mais nous pouvons tous vivre avec
ces pourcentages. C’est la formule pour parvenir à la paix, et
pour mettre l’histoire derrière nous. Non, nous n’oublierons
pas et, non, ils n’oublieront pas. Notre douleur, notre chagrin,
nos luttes et nos combats, vivront pour toujours. Les leurs aussi.
Comment pouvons-nous les convaincre que nous
voulons la paix ? Comment peuvent-ils nous convaincre ?
Comment faire ensemble pour mettre fin à tout ce chagrin, à
toute cette douleur ? Comment faire pour reconnaître,
chacun, le chagrin et la douleur de l’autre ?
Peut-être lorsque, enfin, nous célébrerons
mutuellement la libération de l’autre
[1]
"Biladi" (mon pays) est l’hymne national palestinien
choisi par l’OLP en 1988.
[2]
Ce jour-là, "Yom haZikaron" (jour du souvenir, en
souvenir des victimes israéliennes du conflit), lendemain de la fête
de l’Indépendance, tout le monde (en principe), en Israël,
s’arrête pendant les sirènes, piétons comme automobilistes.
[3]
"Hatikvah" (l’espoir) : hymne national israélien
[4]
Ces pourcentages correspondent à ce que représentent Israël
dans ses frontières de 1967 d’une part, et les territoires
palestiniens (Gaza, Cisjordanie) d’autre part, sur le territoire
de la "Palestine mandataire" (territoire sous mandat
britannique entre 1922 et 1947, mandat octroyé par la Société
des Nations - ancêtre des Nations unies).
Gershon Baskin est le co-directeur israélien
du Israel/Palestine Center for Research and Information. www.ipcri.org
Traduction : Gérard
pour
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