Opinion
L'OTAN, la guerre,
le mensonge et les affaires
Fidel Castro Ruz
Fidel Castro - Photo:
RIA Novosti
Vendredi 11 mars 2011
Comme certains le savent, le colonel
Mouammar el-Kadhafi, un Bédouin au caractère particulier,
s’inspirant des idées du leader égyptien Gamal Abdel Nasser,
prépara au sein des forces armées un mouvement qui renversa en
septembre 1969 Idris Ier,
roi de Libye, un pays désertique en sa quasi-totalité et
faiblement peuplé, situé au nord de l’Afrique, entre
la Tunisie
et l’Égypte.
Ce n’est que peu à peu que
l’on
découvrit ses très grosses et utiles ressources énergétiques.
Né dans une famille de bédouins, dans la région de Tripoli,
Kadhafi était foncièrement anticolonialiste. On dit que son
grand-père paternel mourut en luttant contre les envahisseurs
italiens en 1911 : le régime colonial et le fascisme changèrent
la vie de tous les habitants. On dit aussi que son père endura
la prison avant de pouvoir gagner sa vie comme ouvrier
industriel.
Jusqu’aux adversaires de Kadhafi assurent qu’il se fit remarquer
par son intelligence durant ses études. Expulsé du lycée pour
ses activités antimonarchiques, il s’inscrivit dans un autre,
puis conclut des études de droit à l’université de Benghazi à
vingt et un ans. Il entra ensuite à l’école militaire de cette
ville où il créa en secret le
Mouvement des
officiers
unionistes
libres,
et il conclut ses études dans une école militaire britannique.
Ces antécédents expliquent l’influence notable qu’il a exercée
ensuite en Libye et sur d’autres dirigeants politiques, qu’ils
soient aujourd’hui pour ou contre lui.
Il s’engagea dans la vie politique par des actions
incontestablement révolutionnaires.
En mars 1970, il obtint que les soldats britanniques évacuent le
pays au terme de manifestations nationalistes massives et, en
juin, que les États-Unis se retirent d’une grande base aérienne
proche de Tripoli, qui fut remise à des instructeurs militaires
égyptiens dont le pays était l’allié de
la Libye.
En 1970,
la Révolution
toucha à plusieurs sociétés pétrolières occidentales et à des
banques à participation étrangère. Fin 1971, la fameuse British
Petroleum subit le même sort. Dans le domaine agricole, tous les
biens italiens furent saisis, et les colons et leurs descendants
expulsés de Libye.
L’État entreprit donc de contrôler les
grandes sociétés. La production commença à devenir l’une des
plus élevées du monde arabe. Le jeu et l’alcool furent
interdits. Le statut juridique de la femme, traditionnellement
limitée, s’améliora.
Le dirigeant libyen élabora des théories extrémistes, s’opposant
à la fois au communisme et au capitalisme. Ça n’aurait pas de
sens d’inclure cette étape de théorisations de sa part dans mon
analyse, quoique je doive signaler que l’article premier de
la Proclamation
constitutionnelle de 1969 stipulait la nature « socialiste » de
la Jamahiriya
arabe libyenne populaire.
Je tiens en revanche à insister sur le fait que les droits
humains n’ont jamais intéressé les États-Unis ni leurs alliés de
l’OTAN.
La réunion du Conseil de sécurité, la réunion du Conseil des
droits de l’homme à Genève et l’Assemblée générale des Nations
Unies à New York n’ont été que du théâtre, un panier de crabes.
Je comprends parfaitement les réactions des dirigeants
politiques impliqués dans tant de contradictions et dans des
débats si stériles, compte tenu de l’entrelacs d’intérêts et de
problèmes dans lequel ils se retrouvent.
Nous savons tous très bien que le statut de membre permanent du
Conseil de sécurité associé au pouvoir de veto, la possession
d’armes nucléaires et l’appartenance à maintes institutions sont
des sources de privilèges et d’intérêts que l’0n impose de force
à l’humanité. On peut être d’accord ou non avec nombre de ces
institutions, mais on ne saurait les accepter comme des juges
justes ou moraux.
L’Empire prétend maintenant faire tourner
les événements autour de ce qu’a fait ou n’a pas fait Kadhafi,
parce qu’il a besoin d’intervenir militairement en Libye et de
bloquer la vague révolutionnaire qui déferle dans le monde
arabe. Car, à ce jour, personne ne disait mot, tout le monde
faisait silence… et de bonnes affaires.
Que la rébellion libyenne ait été attisée par les services
secrets yankees ou par les erreurs de Kadhafi lui-même, il est
important que les peuples ne se laissent pas duper, car
l’opinion mondiale aurait très bientôt suffisamment de preuves
pour savoir à quoi s’en tenir.
Il fallait – et je l’ai dit dès le premier moment – dénoncé les
plans de cette organisation belliciste qu’est l’OTAN.
À l’instar de nombreux pays du Tiers-monde,
la Libye
est membre du Mouvement des pays non alignés, du Groupe des 77
et d’autres organisations internationales à travers lesquelles
se nouent des relations, indépendamment de leur système
économique et social.
À grands traits : la révolution, inspirée
de principes marxistes-léninistes et martiniens, triompha en
1959 à Cuba, à cent cinquante kilomètres des États-Unis qui nous
avaient imposé l’amendement Platt et qui étaient propriétaires
de l’économie de
notre pays.
L’Empire déclencha presque aussitôt contre
notre peuple sa sale guerre, organisa des bandes
contre-révolutionnaires, décréta un blocus économique criminel
et peaufina l’invasion mercenaire de Playa
Girón, durant laquelle un de ses
porte-avion patrouillait non loin et ses marines étaient prêts à
débarquer au cas où ses forces mercenaires auraient atteints les
objectifs prévus.
À peine un an et demi, il nous menaça de son arsenal nucléaire,
et une guerre de cette nature faillit éclater. Tous les pays
latino-américains, hormis le Mexique, participèrent au blocus
criminel qui est toujours en place.
Mais notre pays ne s’est jamais rendu. Il est important de le
rappeler à ceux qui ont la mémoire historique courte.
En janvier 1986, sous prétexte que
la Libye
était derrière le terrorisme dit révolutionnaire, Reagan rompit
les relations économiques et commerciales avec ce pays.
En mars de cette même année, une force embarquée à bord de
porte-avions situés dans le golfe de Syrte, dans les eaux que
la Libye
considère comme nationales, déclencha des attaques qui
détruisirent plusieurs navires équipés de lance-missiles et des
systèmes de radars côtiers que ce pays avait achetés à l’URSS.
Le
5 avril, une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des
soldats étasuniens fut plastiquée : trois personnes moururent,
dont deux militaires étasuniens, et beaucoup furent blessées.
Reagan en accusa Kadhafi et ordonna à ses forces de l’air de
riposter. Trois escadrilles décollèrent des porte-avions de
la
VIe
flotte et de bases du Royaume-Uni et lancèrent des bombes et des
missiles sur sept objectifs militaires à Tripoli et à Benghazi.
Un quarantaine de personnes moururent, dont quinze civils.
Averti de l’avance des bombardiers, Kadhafi était en train
d’évacuer
sa famille de sa résidence située
dans le complexe militaire de Bab Al Aziziya, au sud de la
capitale, quand un missile la frappa de plein fouet : sa fille
Hanna mourut, et deux autres enfants furent blessés. Cette
attaque fut largement condamnée ; l’Assemblée générale des
Nations Unies vota une résolution la condamnant pour violation
de
la Charte
des Nations Unies et du droit international. Le Mouvement des
pays non alignés,
la Ligue
arabe et l’OUA adoptèrent des positions tout aussi énergiques.
Le 21 décembre 1988, un Boeing 747 de Pan
Am se désintégra en plein vol entre Londres et New York sous
l’effet d’une bombe, et les restes tombèrent sur la localité de
Lockerbie. La tragédie tua deux cent soixante-dix personnes de
vingt et une nationalités.
Au départ, l’administration étasunienne pensa à des représailles
de l’Iran, dont un avion de ligne, un Airbus, avait été abattu
par les USA, causant la mort de deux cent quatre-vingt-dix
personnes. Selon les Yankees, les recherches impliquaient deux
agents secrets libyens. Des imputations similaires furent faites
contre
la Libye
au sujet d’un avion de ligne français desservant
Brazzaville-N’Djamena-Paris, mais Kadhafi refusa d’extrader les
fonctionnaires libyens censément impliqués dans des faits qu’il
nia catégoriquement.
On commença à tisser une légende ténébreuse contre lui, avec la
participation de Reagan et de Bush père.
De 1975 jusqu'à la fin de l’administration Reagan, Cuba se
consacra à ses devoirs internationalistes en Angola et dans
d’autres pays africains. Je connaissais les conflits qui se
déroulaient en Libye ou autour d’elle grâce à des lectures et
aux témoignages de personnes très liées à ce pays et au monde
arabe, ainsi qu’aux impressions que je gardais de nombreuses
personnalités de différents pays avec lesquelles j’avais eu des
contacts durant ces années-là.
De nombreux leaders africains connus avec lesquels Kadhafi
maintenait des rapports étroits s’efforcèrent de chercher des
solutions à la forte tension existant entre
la Libye
et le Royaume-Uni.
Le Conseil de sécurité avait imposé à
la Libye
des sanctions qui commencèrent à être levées quand Kadhafi
accepta de faire juger, dans des conditions données, les deux
accusés pour le sabotage de l’avion en Écosse.
Dès lors, on commença à inviter des délégations libyennes à des
réunions européennes. En juillet 1999, Londres entreprit de
renouer totalement ses relations diplomatiques avec
la Libye,
après que celle-ci eut fait encore plus de concessions.
En septembre, les ministres de l’Union européenne acceptèrent
d’annuler les mesures de restrictions commerciales adoptées en
1992.
Le 2 décembre, Massimo D’Alema, Premier
ministre italien, fut le premier chef de gouvernement européen à
se rendre en Libye.
L’URSS et le camp socialiste européen avaient disparu, et
Kadhafi avait décidé d’accepter les réclamations des USA et de
l’OTAN.
Quand je me suis rendu en Libye en mai 2001, Kadhafi me montra
les ruines provoquées par l’attaque traîtresse par laquelle
Reagan assassina sa fillette et faillit exterminer toute sa
famille.
Début 2002, le département d’État faisait savoir que des
conversations diplomatiques étaient en cours entre les USA et
la Libye.
En mai, il avait inscrit de nouveau
la Libye
sur la liste des États promoteurs de terrorisme, bien que George
W. Bush n’eût pas mentionné ce pays africain dans son fameux
discours de janvier sur « l’axe du mal ».
Début 2003, après que
la Libye
eut accepté de signer un accord économique d’indemnisations avec
les pays demandeurs, le Royaume-Uni et
la France,
le Conseil de sécurité de l’ONU leva les sanctions qu’il lui
avait infligées en 1992.
Avant la fin de 2003, Bush et Antony Blair informèrent d’un
accord avec
la Libye,
qui avait remis à des experts en renseignements britanniques et
étasuniens de la documentation sur ses programmes d’armements
non classiques et sur ses missiles balistiques d’une portée
supérieure à trois cents kilomètres. Des fonctionnaires de ces
deux pays avaient visité différentes installations. Cet accord,
comme le révéla Bush, couronnait des mois de conversations entre
Tripoli et Washington.
Kadhafi tint ses promesses de désarmement. En quelques mois,
la Libye
se débarrassa de ses cinq batteries de missiles Scud-C d’une
portée de huit cents kilomètres et ses centaines de Scud-B d’une
portée supérieures à trois cents kilomètres parmi ses engins
défensifs de courte portée.
Un marathon de visites à Tripoli démarra en
octobre 2002 : Berlusconi, en octobre 2002 ; José María Aznar,
en septembre 2003 ; de nouveau Berlusconi en
février,
août et octobre 2004 ; Blair, en mars 2004 ; le chancelier
allemand Schroeder, en octobre 2004 ; Jacques Chirac, en
novembre 2004. Tout le monde était aux anges. Comme le dit le
fameux poème espagnol : « Don Argent est un puissant monsieur. »
Kadhafi parcourait l’Europe en triomphe. Il
fut reçu à Bruxelles en avril 2004 par
Romano
Prodi, le président de
la Commission
européenne ; en août, il fut invité par Bush ; Exxon Mobil,
Chevron Texaco et Conoco Philips mettaient la dernière main à la
reprise de l’extraction de pétrole par des
joint ventures.
En mai 2006, les USA faisaient savoir qu’ils retiraient
la Libye
de la liste des pays terroristes et qu’ils renouaient pleinement
les relations diplomatiques.
En 2006 et 2007,
la France
et les États-Unis souscrivirent des accords de coopération
nucléaire à de fins pacifiques. En mai 2007, Blair visite de
nouveau Kadhafi à Syrte.
La
British Petroleum
signa un contrat de prospection de gisements de gaz
« extraordinairement important », selon les informations de
l’époque.
En décembre 2007, Kadhafi se rendit deux
fois en France et signa des contrats d’équipements militaires et
civils pour dix milliards d’euros, et en Espagne, où il eut des
entretiens avec le chef de gouvernement José Luis Rodríguez
Zapatero. Il signa de
très gros contrats avec d’importants
pays de l’OTAN.
Pourquoi donc les États-Unis et les autres membres de l’OTAN
ont-ils évacué maintenant leurs ambassades en Libye ?
Tout ceci est extrêmement curieux.
George W. Bush, le père de cette stupide guerre antiterroriste,
avait déclaré le 20 septembre 2001 devant les élèves de l’école
militaire de West Point : « Notre sécurité exigera… le recours
aux forces militaires que vous commanderez et qui doivent prêtes
à attaquer sur-le-champ n’importe quel sombre recoin du monde,
et notre sécurité exigera que nous soyons prêts, le cas échéant,
à déclencher des attaques préventives pour défendre notre
liberté et… nos vies. […] Nous devons découvrir des cellules
terroristes dans une soixantaine de pays… Aux côtés de nos amis
et alliés, nous devons nous opposer à la prolifération et faire
face aux régimes qui promeuvent le terrorisme en fonction de
chaque cas. »
Que pense donc Obama de ce discours ?
Le Conseil de sécurité imposera-t-il des sanctions à ceux qui
ont tué plus d’un million de civils en Iraq et à ceux qui
assassinent tous les jours des hommes, des femmes et des enfants
en Afghanistan où, tout récemment, la population en colère est
descendue dans la rue pour protester contre le massacre
d’enfants innocents ?
Une dépêche de l’AFP, daté de Kaboul aujourd’hui même, révèle :
« L’année passée a été la plus meurtrière pour les civils après
neuf années de guerre entre les Talibans et les forces
internationales en Afghanistan : presque 2 800 morts, soit 15 p.
100 de plus qu’en
2009, a
affirmé ce mercredi un rapport de l’ONU qui insiste sur les
coûts humains de ce conflit pour la population.
« …les Talibans ont intensifié leur insurrection ces dernières
mois, gagnant du terrain par des actions de guérilla réalisées
au-delà de leurs bastions traditionnels du Sud et de l’Est.
« Avec exactement 2 777 civils morts en 2010, la quantité de
victimes a augmenté de 15 p. 100 par rapport à 2009, indique le
rapport annuel conjoint de
la Mission
d’aide des Nations Unies en Afghanistan...
« Le président Barack
Obama a exprimé, le 3 mars, son "profond
regret" au peuple afghan pour les neuf enfants tués, tout comme
l’ont fait le général étasunien David Petraeus, commandant en
chef de l’ISAF, et le secrétaire à
la Défense,
Robert Gates.
« …le rapport de l’UNAMA souligne que le
chiffre de civils morts en 2010 est quatre fois supérieur à
celui des soldats des forces internationales tombés en combat
cette même année.
« L’année
2010 a
pourtant été, et de loin, la plus meurtrière pour les soldats
étrangers en neuf années de guerre, soit 711 morts, ce qui
conforme que la guérilla des Talibans s’est intensifiée malgré
l’envoi en renfort, l’an dernier, de trente mille soldats
étasuniens. »
Pendant dix jours, on a entendu aux Nations Unies – entre Genève
et New York – plus de cent cinquante discours sur les violations
des droits humains, qui ont été repris des millions de fois à la
télévision, à la radio, dans la presse écrite et sur Internet.
Notre ministre des Relations extérieures,
Bruno Rodríguez, est intervenu devant ses pairs réunis à Genève
dans le cadre de Conseil des droits de l’homme, le 1er mars
dernier. Il y a dit notamment :
« La conscience humaine s’élève contre la mort d’innocents en
toute circonstance et en tout lieu. Cuba fait tout à fait sienne
l’inquiétude du monde devant les morts de civils en Libye et
souhaite que son peuple règle d’une manière pacifique et
souveraine la guerre civile qui s’y déroule, sans aucune
ingérence étrangère et d’une façon qui garantisse l’intégrité de
cette nation. »
Certains paragraphes finals de son intervention ont été
péremptoires :
« S’il est vrai que le droit humain essentiel est le droit à la
vie, alors le Conseil est-il prêt à en expulser les États qui
déclenchent une guerre ?
« Expulsera-t-il donc les États qui offrent un financement et
une aide militaire à un autre État qui les utilise à des
violations massives, flagrantes et systématiques des droits
humains et à des attaques contre la population civile, comme
cela se passe en Palestine ?
« Appliquera-t-il donc cette mesure à des pays puissants qui
réalisent des exécutions extrajudiciaires sur le territoire
d’autres États en recourant à une technologie de pointe, telle
que les munitions intelligents et les drones ?
« Qu’arrivera-t-il donc aux États qui acceptent d’héberger sur
leur territoire des prisons secrètes illégales, qui facilitent
le transit secret d’avions emportant des personnes séquestrées
ou qui participent à la torture ? »
Je partage à fond la courageuse position du
dirigeant vénézuélien Hugo Chávez et de l’ALBA.
Nous sommes contre la guerre intestine en Libye, en faveur de la
paix immédiate et du plein respect de la vie et des droits de
tous les citoyens, sans intervention étrangère, car celle-ci ne
servirait qu’à prolonger le conflit et à favoriser les visées de
l’OTAN.
Fidel Castro Ruz
Le 9 mars 2011
Le dossier Libye
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