Opinion
L'abstention
britannique en Syrie
C... comme Cameron, comme Chirac
Fida
Dakroub
Jeudi 12 septembre 2013
Généralités
Exciter les groupes ethniques et religieux les uns
contre les autres, les Arabes contre les
Persans, les Kurdes contre les Arabes,
les musulmans contre les chrétiens, les
sunnites contre les chiites, utiliser
l'un pour opprimer l'autre, et veiller
ainsi au maintien de leurs intérêts
stratégiques à l'Orient et au pillage
des ressources naturelles et pétrolières
de la région ; tels furent l'art et
l'œuvre des puissances occidentales et
de leurs consuls et diplomates au
Proche-Orient depuis le XIXe siècle
jusqu'à nos jours.
Nous étudierons dans un premier temps les
parallèles entre l'abstention
britannique de s'intervenir
militairement en Syrie et l'abstention
française de participer à l'invasion de
l'Irak en 2003. Dans un second article,
nous aborderons les implications des
découvertes de gaz et de pétrole en
Méditerranée, entre Chypre, la Syrie, la
Turquie, la Grèce le Liban et Israël.
Dans un troisième article, nous
analyserons les rapports de force
établis dans la région au lendemain de
la défaite d'Israël à la deuxième guerre
du Liban en 2006.
L'abstention de la Grande-Bretagne de
l'intervention militaire en Syrie
Aujourd'hui, il nous semble que la Grande-Bretagne
se soit distinguée, à cet égard. Pour
ne considérer que les deux dernières
semaines, le Parlement britannique
rejeta une motion présentée par le
premier ministre David Cameron qui
défendait le principe d’une intervention
militaire en Syrie, sous prétexte
d'usage d’armes chimiques par l'armée
syrienne : « Il est clair que le
Parlement britannique ne veut pas
d’intervention militaire britannique. Je
prends note et le gouvernement agira en
conséquence », réagit David Cameron
après ce vote, ajoutant qu’il était «
attaché au respect de la volonté de la
Chambre des communes » [1].
En effet, le premier ministre britannique, qui se
montre plein de courage en toute
circonstance, n'admit pas de s'opposer à
la volonté du peuple ni à celle de la
nation - telles qu'exprimées par la
volonté de la Chambre des communes -,
non par impuissance, mais par amour et
par générosité, parce qu'il veut nous
persuader « qu'il vaut mieux être juste
qu'injuste» [2], et que « le bien est
celui que l'on aime pour ce qu'il est »,
comme le dit Glaucon [3].
Cependant, les raisons qui se cachent derrière le
vote de la Chambre des communes à
rejeter l'intervention militaire en
Syrie ainsi que derrière la décision du
premier ministre britannique, David
Cameron, « à respecter la volonté » de
la première ne s'expliquent pas dans le
contexte de la première constatation de
Glaucon, c'est-à-dire que « le bien est
celui que l'on aime pour ce qu'il est »,
mais bien plutôt dans le contexte de sa
troisième constatation qui dit que « le
bien est celui que l'on n'aime que pour
ses conséquences » ; autrement dit dans
le contexte des rapports de force, des
accords de dépeçage colonial et des
intérêts stratégiques des pays impliqués
dans la guerre contre la Syrie ;
l'abstention de David Cameron de ne pas
s'intervenir militairement en Syrie
s'explique non comme un respect de la
démocratie, mais comme un bilan des
gains et des pertes d'une aventure dont
les conséquences seraient plus dures que
les intérêts, et le taux de pertes plus
élevé que celui de gains.
Quatre points d'interrogation
Pour comprendre l'abstention de David Cameron de
s'intervenir militairement en Syrie,
nous l'abordons parallèlement à
l'abstention de Jacques Chirac de
participer à l'intervention militaire en
Irak en 2003. Nous posons ici des
questions-clés qui nous aideront à
préciser le contexte des deux
abstentions :
1) quelle était la raison pour laquelle la France
s'abstint-elle en 2003 de l'intervention
militaire en Irak, mais elle se
précipite à lever une croisade contre la
Syrie en 2013 ?
2) quels étaient les motifs de monsieur Jacques
Chirac - que la paix soit sur lui - à ne
pas chevaucher avec les Américains en
Irak ? Est-ce par amour et par
courtoisie ? Pour rappel, monsieur
Jacques Chirac répétait à tous ses
interlocuteurs - fournées de
journalistes ou hôtes étrangers - : «
rien ne justifie aujourd'hui une guerre
contre l'Irak » ; il faisait aussi un
parallèle entre les 100 milliards de
dollars que coûterait la guerre et les
100 millions de dollars introuvables
pour lutter contre le sida en Afrique ;
[4]
3) dans quel contexte monsieur Tony Blair - que le
bon Dieu le protège des talismans des
marabouts -, se précipita à la «
libération » du peuple irakien en 2003,
et à l'établissement « de la paix, de la
prospérité et de la démocratie » en Irak
- je suggère ici de consulter un bon
dictionnaire des antonymes -, mais en
2013, son successeur, David Cameron,
semble plus « attaché au respect de la
volonté de la Chambre des communes » ?
4) quel était l'intérêt de la France pour qu'elle
s'engagea d'abord à la FINUL après la
première invasion israélienne du Liban
en 1978, puis à la Force multinationale
de sécurité à Beyrouth après la deuxième
invasion israélienne du Liban en 1982,
enfin à l'augmentation de ses troupes au
sein de la FINUL après la guerre de
juillet 2006 entre Israël et le Liban,
mais la Grande-Bretagne resta à l'écart
de toutes ces missions de « paix » ?
Certainement, la réponse à toutes ces questions ne
s'explique pas par la bonhomie de
monsieur Chirac ni par la courtoisie de
monsieur Cameron, mais primo par les
conséquences de l'accord Sykes-Picot [5]
en 1916 qui dépeça les provinces
arabophones orientales de l'Empire
ottoman en zones françaises et zones
britanniques ; secundo par les récentes
découvertes de gaz en Méditerranée
orientale ; tertio, par le rapport de
force établi dans la région au lendemain
de la défaite d'Israël à la deuxième
guerre du Liban en juillet 2006.
Le dépeçage des provinces arabophones
orientales de l'Empire ottoman
Ce que nous cherchons à établir ici, c’est
précisément la connaissance d’un
événement historique significatif dans
l’histoire du Proche-Orient, et son
effet sur les événements actuels en
Syrie. Ainsi qu’en témoigne la carte
géopolitique du Proche-Orient, les
frontières des États actuels furent
dessinées en pleine Grande guerre (1914
– 1918), selon un partage colonial, issu
de plusieurs accords et traités imposés
par la France et la Grande-Bretagne, les
deux grandes puissances colonialistes de
l’époque ; tels que l'accord Sykes-Picot
(1916), la Déclaration Balfour (1917),
la Conférence de la Paix (1919), le
traité de Sèvres (1920) et le traité de
Lausanne (1923). Les deux grandes
puissances impérialistes de l'époque
redessinèrent les frontières intérieures
et extérieures des provinces arabophones
orientales de l’Empire ottoman, selon
leurs propres intérêts coloniaux, et non
selon les intérêts des peuples conquis
(évidemment). Lesdites provinces furent
divisées en zones françaises et en zones
britanniques :
1. Zone française, d’administration directe formée
du Liban actuel et de la Cilicie ;
2. Zone arabe A, d’influence française
comportant le nord de la Syrie actuelle
et la province de Mossoul ;
3. Zone britannique, d’administration
directe formée du Kuwait actuel et de la
Mésopotamie ;
4. Zone arabe B, d’influence
britannique, comprenant le sud de la
Syrie actuelle, la Jordanie actuelle et
la future Palestine mandataire ;
5. Zone d’administration internationale
comprenant Saint-Jean-D’acre, Haïfa et
Jérusalem. Le Royaume-Uni obtient le
contrôle des ports de Haïfa et d’Acre
[6].
Aujourd'hui, un siècle de l'accord Sykes-Picot, le
Proche-Orient vit toujours les effets et
les conséquences du dépeçage colonial,
en dépit du discours philanthrope des
chefs d'État occidentaux, et au grand
dam du discours « libérateur » des
dictateurs du monde arabe. Cent ans de
l'accord Sykes-Picot, la France se
montre de nouveau aussi colonialiste que
jamais, et son discours aussi humaniste
que jamais.
C... comme Cameron, comme Chirac
En tenant compte du fait historique de Sykes-Picot,
nous essayons de comprendre l'abstention
de monsieur Chirac d'envahir l'Irak en
2003 et celle de monsieur Cameron
d'attaquer la Syrie en 2013. Il nous
paraît plus raisonnable de dire que
monsieur Chirac prit sa position envers
l'Irak, non par amour du bien pour ce
qu'il est - « comme les loups aiment les
agneaux » (Platon, Phèdre) -, mais par
prudence de ne pas s'intervenir dans des
zones de pillage colonial où on trouve
plus de chiens que d'os ; cela veut dire
que l'Irak ne fait pas partie de la zone
du pillage colonial accordée à la France
en respect à l'accord Sykes-Picot, mais
de la zone de pillage colonial accordée
à la Grande-Bretagne. En plus, du point
de vue linguistique, l'Irak n'appartient
pas à la zone de contrôle et d'influence
francophone au Proche-Orient qui
comprenait le Liban et la Syrie [7] - ;
ce qui revient à dire que les Français
n'avaient pas beaucoup d'intérêts ni de
privilèges de pillage colonial dans ce
pays pour chevaucher à le « libérer » de
son tyran Nabuchodonosor Saddam Hussein.
Par contre, les Britanniques se
considéraient comme «héritiers
légitimes» du vol et du pillage de
l'Irak ; cette « légitimité » leur était
accordée par l'accord Sykes-Picot.
Pour ce qui est de l'abstention de la
Grande-Bretagne d'intervenir
militairement en Syrie et de la
précipitation de la France à chevaucher
en une nouvelle croisade, nous
l'abordons aussi parallèlement à
l'abstention française et à la
précipitation britannique à la veille de
l'invasion de l'Irak en 2003. La France
considère le Liban et la Syrie comme sa
propre zone d'influence voire de pillage
colonial ; par conséquent, la
Grande-Bretagne ne trouve pas ses
intérêts menacés directement dans cette
région qui constitue historiquement une
zone d'influence française, donc une
intervention militaire ne serait pas
aussi urgente, précisément dans ce
contexte-ci. Il serait utile, dans ce
sens, de revoir l'accord Sykes-Picot
(1916) et le traité de Sèvres (1920)
pour construire une idée plus claire du
dépeçage et du vol colonial du
Proche-Orient.
Or, l'influence française dans la région subit
trois pertes au cours de la deuxième
moitié du XXe siècle : une première
perte en 1963 avec l'arrivée du Parti
Baas au pouvoir en Syrie, ce qui résulta
en la sortie de ce pays de la zone
d'influence française ; une deuxième
perte avec les attentats du 23 octobre
1983 qui frappaient les contingents
français et américains à Beyrouth ; une
troisième perte avec l'invasion des
régions chrétiennes du Liban par l'armée
syrienne le 13 octobre 1990, et la mise
de ce pays sous la cape du président
syrien Hafez al-Assad en pleine guerre
du Kuwait . En d'autres termes, la
France coloniale, ne pouvant pas digérer
l'infamie causée par la perte de ses
zones d'influence au Proche-Orient,
cherche non à punir le président Bachar
al-Assad, mais bien plutôt à punir la
Syrie et le peuple syrien, en essayant
de les mettre de nouveau sous sa robe
coloniale tricolore. C'est dans ce
contexte-ci que l'abstention de Cameron
d'intervenir militairement en Syrie
s'explique, parallèlement à l'abstention
de Chirac de s'intervenir militairement
en Irak en 2003 ; c'est un C... comme
Cameron, comme Chirac.
(À suivre...)
Fida Dakroub, Ph.D
Page officielle de l'auteur :
www.fidadakroub.com
Notes
[1]
En direct : le Parlementbritannique ne
veut pas d'une intervention en Syrie.
(2013, août 29). Récupéré sur
Libération.
[2] Au début du dialogue établit entre Thrasymaque
et Socrate, le premier dit : « Te
contentes-tu, Socrate, dit-il, de
paraître nous avoir persuadés, ou
veux-tu nous persuader vraiment que, de
toute façon, il vaut mieux être juste
qu'injuste ». Platon. La République. (R.
Baccou, Trad.) Paris: Librairie Garnier
Frères, 1963, Livre II, p. 41.
[3] Glaucon d'Athènes (~409 - ~389 av. È.C.) est un
philosophe et musicien, élève de Socrate
et jeune frère de Platon. Il est l'un
des principaux interlocuteurs de Socrate
dans La République de Platon, notamment
au Livre II. Il distingue trois sortes
de bien : celui que l'on aime pour ce
qu'il est, celui que l'on aime pour ce
qu'il est et pour ses conséquences et
enfin celui que l'on n'aime que pour ses
conséquences.
[4] Pégard, C. (2003, 02 14). Chirac-Bush : la
crise . Le Point.
[5] Faisant suite à un travail préparatoire
épistolaire de plusieurs mois entre Paul
Cambon, ambassadeur de France à Londres,
et Sir Edward Grey, secrétaire d’État au
Foreign Office, l’accord Sykes-Picot fut
conclu entre la France et le
Royaume-Uni, entre Sir Mark Sykes et
François Georges-Picot, le 16 mai 1916.
Cet accord prévoyait à terme un
dépeçage du Levant et de la Mésopotamie
; plus précisément, l’espace compris
entre la mer Noire, la mer Méditerranée,
la mer Rouge, l’océan Indien et la mer
Caspienne, alors partie intégrante de
l’Empire ottoman. Source : Dakroub,
Fida. (2012, mai 22).
Les facteurs géopolitiques de la guerre
impérialiste contre la Syrie : l'’ancien
ordre du Moyen-Orient. Récupéré sur
Mondialisation.ca.
[6] Laurens, Henry. (2003, avril). Comment l’Empire
ottoman fut dépecé.
Le
Monde diplomatique , pp. 16 - 17.
[7] Le Liban est un pays membre de l'Organisation
internationale de la Francophonie. La
présence francophone y était
omniprésente avant la guerre civile
(1975 - 1990). Le français est la
deuxième langue officielle au Liban
après l'arabe. En Syrie, le français
avait une présence assez forte
jusqu'avant l'arrivée du Parti Baas au
pouvoir en 1963 et le début d'une
politique d'arabisation de l'éducation
et de l'enseignement.
Content copyright
2013. FIDADAKROUB.COM. All rights
reserved
Reçu de Fida Dakroub pour publication
Le sommaire de Fida Dakroub
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|