L'Iran ne restera
pas spectatrice face à une intervention
militaire en Syrie
Iran Syrie : ce
que Khamenei chuchota à l'oreille
d'Erdogan
Fida
Dakroub
Photo:
ISNA/Khameneur
Jeudi 12 avril 2012
Généralités
Qu’on lise ce que les analystes écrivent
aujourd’hui et que l’on dise si nous
n’avons pas prédit très exactement le
développement de la crise syrienne.
Voilà, en un an de « guerre universelle
» contre la Syrie, le président Assad
savoure la victoire diplomatique au
Conseil de sécurité, et celle militaire
à Baba Amr ; voilà les Étasuniens
refusent d’armer l’« opposition »
syrienne, sous prétexte que les armes
pourraient tomber aux mains des
combattants d’Al-Qaïda ; voilà les émirs
et sultans arabes du Golfe se retirent
du palais émiral qatari, l’un après
l’autre, et se dispersent dans le noir
de l’obscurité, chacun vers son oasis,
tout en envoyant de « colombes » au
président Assad, exprimant leur « désir
» à aider la Syrie à sortir de sa crise,
et à jouer un rôle positif dans toute
solution future ; voilà la soi-disant «
opposition » syrienne montre sa vraie
face et appelle à l’intervention
militaire en Syrie, ainsi qu’à
l’armement des milices du Conseil
national syrien ; voilà le guide suprême
de la République islamique d’Iran, Ali
Khamenei, chuchote à l’oreille du
premier ministre turc, Recep Tayyib
Erdogan, en lui avouant que la Syrie
n’est pas seule dans les « tranches »,
et que l’Iran est prête à réagir et à la
défendre contre toute intervention
militaire arabe ou atlantique ; voilà
les « amis » du peuple syrien se
retrouvent de nouveau, mais cette
fois-ci à Istanbul, la capitale des
califes, pour déclarer au monde entier
leur échec à renverser le président
Assad, et pleurer leur désespoir à
former un front solide opposant au
régime syrien ; autre que les cris et
les injures, cette foule d’ « amis »
semble être plus désespérée que jamais ;
pour en finir, voilà la crème de la
chevalerie française, associée à la
bonhomie étasunienne et coalisée à
l’honneur arabe et à l’humanisme turc,
pourrit dans le plat-du-jour des «
janissaires » d’Istanbul.
Entretemps, la foule d’ « amis » se
réunit dans des salles d’hôtels et
répand des bruits par indignation et par
désespoir, mais cela ne change point les
résultats sur le terrain ; car les
fantômes des vetos russes et chinois
hantent toujours les couloirs, les
escaliers et les chambres à coucher du
Conseil de sécurité ; et l’armée
syrienne désinfecte les bastions
rebelles et reprend contrôle de la
sûreté du pays : « Plaudite, acta est
fabula ! »[1].
Les Turcs fidèles à l’Histoire
Après un long conflit sanglant sur le
trône de l’Empire ottoman qui mena à la
victoire du jeune sultan Selim I [2], ce
dernier captura enfin son frère Ahmet et
l’exécuta à la bataille de Yenişehir, le
15 avril 1513[3].
Parallèlement à ce conflit de
fratricide, plus loin vers l’Est, le
Shah persan, Ismail (1487 – 1524) se
libéra temporairement de son conflit
avec les Uzbeks et se trouva en mesure
de tourner de nouveau vers l’Ouest pour
s’occuper de son adversaire ottoman en
Anatolie.
Au Sud, le sultan mamelouk de l’Égypte
et de la Syrie, Qansu (1446 – 1516),
s’alerta par l’avancement des troupes
persanes safavides vers l’Ouest, et par
la présence de troupes ottomanes au
Nord, à proximité de provinces
mameloukes d’Alep et de Damas. Pour
repousser ce double danger, les Mamlouks
se coalisèrent à l’Empire perse
safavide, à l’Est, et à la
République de Venise, au Nord. En
plus, en 1515, le sultan mamelouk laissa
le passage à travers la Syrie aux
ambassadeurs du safavide Ismail I de
Perse, en route vers Venise pour
organiser une coalition anti-ottomane.
Coincés entre les Autrichiens et les
Vénitiens à l’Ouest, les Persans à
l’Est, les Russes au Nord et les
Mamelouks au Sud, les Turcs ottomans
attaquèrent les provinces mameloukes en
Syrie et au Liban et battirent les
Mamelouks à la bataille de Marj Dabiq,
le 24 août 1516. Les Ottomans entrèrent
dans Alep le 28 août 1517. Le jour
suivant les prières furent dites au nom
du sultan turc Selim I dont les troupes
s’emparaient de la Syrie et du Liban.
Quelques mois plus tard, les Ottomans
traversèrent le désert du Sinaï en 13
jours et battirent les Mamelouks une
nouvelle fois aux environs du Caire, le
24 janvier 1517. Le dernier sultan
mamelouk Al-Adil Tuman Bay fut exécuté
le 13 avril.
Ceci dit, il paraît que les Turcs de nos
jours se rappellent bien du Shah persan,
Ismail I, et de ses ambitions à pousser
les frontières de son empire plus loin
vers l’Ouest, vers l’Anatolie.
Les Turcs à la reconquête de l’Orient
En vérité, avec l’échec du rêve turc à
adhérer à l’Union européenne, la Turquie
se trouve « martelée » entre trois
puissances : l’Union européenne à
l’Ouest, la Russie au Nord et la
nouvelle superpuissance iranienne à
l’Est. En plus, le Sud comprend des
zones sous influence iranienne, comme
l’Irak, la Syrie et le Liban ; autrement
dit, l’Arche shiite. En traduisant ces
données en un langage géopolitique, nous
obtiendrons le résultat suivant : la
Turquie est encerclée et « Annibal ad
portas »[4] ! Les Perses sont à nos
portes !
Il est clair d’emblée que les solutions
à la crise syrienne ne sont pas dans
l’intérêt des chefs d’Ankara. Au
contraire, au moment où les Étasuniens
commencent à « compter bien leurs pas »
avant de s’aventurer plus loin dans aux
« Pays des Arabes », voyons les
responsables turcs mettant du pétrole
sur le feu syrienne, pour que la guerre
continue et la paix meure. En effet,
avec le « recul » américain de la crise
syrienne, la Turquie est devenue le fer
de lance de la campagne contre la Syrie.
En plus, la Turquie perdrait ses cartes
en acceptant une solution n’entraînant
pas le départ du président Assad. Ceci
n’est en aucun point lié ni à la
bonhomie des nouveaux califes d’Istanbul
ni à leur nature « humaniste cosmopolite
» – surtout que leur casier judiciaire
comprend encore des points noirs
concernant les droits des minorités
kurde et alaouite –, mais plutôt parce
que la continuation du régime actuel à
la tête du pouvoir en Syrie constitue, à
long terme, une menace stratégique à la
sûreté nationale de la Turquie.
Autrement dit, en faisant allusion à
l’Histoire, un régime chiite alaouite en
Syrie coalisé à un régime chiite
duodécimain en Iran se traduise dans
l’enjeu géopolitique du Moyen-Orient
pour ainsi dire par l’expansion de
l’empire safavide vers les portes de
l’Empire ottoman !
Évidemment, ni les dirigeants actuels
d’Ankara ni le sultan ottoman Selim I –
que son âme repose en paix – ne seraient
en mesure de tolérer une telle menace.
En d’autres termes, le renversement du
président Assad constitue une priorité
stratégique aux Turcs ; ce qui résulte à
dire qu’une réussite de l’émission de
Kofi Annan implique un échec à la
diplomatique turque ; car cette émission
est en effet la concrétisation de la
déclaration du Conseil de sécurité sur
la Syrie, qui eut évité d’appeler au
renversement du président Assad. Ceci
entraînerait aussi une croissance du
rôle et de la puissance des Iraniens au
Moyen-Orient, et établirait un nouveau
rapport de force qui ne serait point en
faveur des Turcs, évidemment.
Ainsi, les nouveaux califes d’Istanbul
rêvaient à reconquérir les provinces
arabes de l’Empire ottoman, qui en
furent détachées lors du traité de
Sèvres en 1920[5] ; surtout la Syrie qui
faisait partie intrinsèque de l’Empire
de 1516 à 1918, et l’Irak de 1534 à
1918.
Ce que Khamenei chuchota à l’oreille d’Erdogan
C’est dans ce contexte qu’il faut
comprendre la dernière visite du premier
ministre turc, Recep Tayyib Erdogan à
Téhéran, où il exprima bien, aux
dirigeants iraniens et en un langage
diplomatique bien soigné, les «
angoisses » d’Ankara concernant
l’expansion des Iraniens vers leurs
Portes.
Bien sûr, Erdogan n’eut pas apporté des
bâtons dans son bagage de commerçant
oriental,
pour les vendre aux bazars de
Téhéran, mais plutôt des carottes. Il
affirma soutenir la position de l’Iran
sur le nucléaire, et proposa accueillir
en Turquie les prochaines négociations
entre l'Iran et les puissances du groupe
5+1 (États-Unis, Russie, Chine,
Grande-Bretagne, France et Allemagne)
qui devraient reprendre le 13 avril.
Selon le ministre iranien des Affaires
étrangères, Ali Akbar Salehi[6] : « Le
gouvernement et le peuple turcs ont
toujours clairement soutenu la position
de la République islamique de l'Iran sur
le nucléaire et vont poursuivre
fermement cette politique à l'avenir
»[7].
Plus tard, Erdogan déclara lors d’une
conférence de presse à Téhéran que : «
Lors d'une rencontre en Corée – où il se
trouvait pour la conférence sur la
sécurité nucléaire – il y a eu des
discussions avec eux (5+1) pour que les
négociations aient lieu en Turquie et à
ce propos il y a eu des avancées. Nous
attendons maintenant leur réponse »[8].
Cependant, malgré les carottes que M.
Erdogan échangeait avec les Iraniens,
son ministre des Affaires étrangères,
Ahmet Davutoglu, envoya, aux bazars de
Téhéran, un chariot plein de bâtons, les
meilleurs des souks d’Istanbul. En
vérité, M. Davutoglu déclara à l’agence
de presse turque, Anadolu Ajansi, que «
l’intervention turque en Syrie est une
nécessité pour la Turquie et non pas un
choix »[9].
De son côté, le président turc, Abdullah
Gül, indiqua aussi que les violences
sanglantes en Syrie et en Irak
continuent menant la région à des
conflits religieux et à une instabilité
politique, et que la tension que
provoque le programme nucléaire iranien
pourrait tourner en une confrontation «
chaude »[10]. Gül ajouta que la Turquie
« se préparent pour tous les scénarios
possibles. Elle doit utiliser les moyens
diplomatiques dans le but d’éviter un
désastre dans la région. Ce qui convient
à dire que les efforts diplomatiques
ainsi que les préparations militaires
sont une obligation pour la Turquie et
non pas un choix »[11].
Les Iraniens comprirent ces messages
turcs à longue portée de la façon
suivante : L’Occident, se cachant
derrière les califes d’Istanbul, est
prêt à échanger des carottes, et non de
bâtons, avec les Iraniens sur leur
programme nucléaire ; le prix serait
évidemment la « tête » du président
syrien Bachar al-Assad ; autrement dit,
la Syrie !
De façon similaire, la réponse iranienne
à ce message venait le jour même, lors
de la rencontre de M. Erdogan avec le
guide suprême de la République islamique
d’Iran, l'ayatollah Ali Khamenei, qui
confirma à son hôte que l’Iran
défendrait la Syrie contre toute
intervention militaire étrangère ; parce
que la Syrie est un pays résistant face
à « l’entité sioniste ». Selon la
télévision officielle iranienne,
Khamenei insista que « l’Iran refuse et
rejette fortement toute intervention
militaire étrangère aux affaires
intérieures de la Syrie, et les réformes
entamées par les autorités syriennes
doivent continuer »[12]. L’ayatollah
Khamenei ajouta aussi que l’Iran «
opposerait fermement à toute initiative
étatsunienne envers la Syrie »[13].
Par ailleurs, en dépit de la déclaration
du vice-président iranien, M. Mohammad
Reza Rahimi, indiquant que « l'Iran est
favorable au choix de la Turquie pour
accueillir les négociations avec le
groupe 5 + 1 »[14], les responsables
iraniens rejetèrent l’offre turque et
déclarèrent qu’ils préféraient Bagdad ou
la Chine comme pays accueillants des
négociations avec le groupe 5 + 1, au
lieu de la Turquie.
Évidemment, ce rejet provoqua la colère
du premier ministre turc, qui eut
l’impression que les Iraniens « jouaient
avec lui », comme s’il était mullah Nasr
Eddine[15].
Ainsi, lors d’une déclaration à la
presse à Ankara, M. Erdogan accusa
l’Iran d’être « déshonnête ». Il dit que
« les offres se tournent à ce moment ;
Damas ou Bagdad, c’est une perte de
temps ; cela veut dire que les
négociations n’auraient plus lieu, parce
qu’ils [les Iraniens] savent bien que
les autres [les Occidentaux] ne
viendront ni à Damas ni à Bagdad »[16].
Il ajouta que l’Iran perd constamment de
prestige au monde à cause de sa
déshonnêteté, et elle « doit être
honnête »[17].
Pour résumer, la réplique-réponse
iranienne au « jeu de renard » turc fut
bien ferme et claire, comme la réponse
russe : non au renversement du président
Assad par la force ; non à
l’intervention militaire en Syrie ;
non à l’armement des «
oppositions » syriennes.
Plus utile
Un jour, mullah Nasr Eddine entra dans
la maison de thé, déclamant : « La lune
est plus utile que le soleil ».
- Et pourquoi donc, Nasr Eddine ?
- Parce que c'est surtout quand il fait
nuit que nous avons besoin de
lumière[18].
En guise de conclusion, il nous paraît
que l’argument de M. Erdogan avec les
responsables iraniens concernant
l’intérêt de Téhéran à abandonner le
président syrien et à accepter la «
générosité » de l’Occident concernant le
dossier nucléaire n’a pas vraiment
convaincu les Iraniens que la lune est
plus utile pour eux que le soleil !
Fida Dakroub, Ph.D
Pour communiquer avec l’auteure :
http://bofdakroub.blogspot.com/
Notes
[1] Sur son lit de mort, l'empereur
romain Auguste, se sentant proche de
mourir, demanda un miroir, se fit
peigner les cheveux et raser la barbe.
Après quoi, il dit : « N'ai-je pas bien
joué mon rôle ? Oui, lui répondit-on.
Applaudissez, dit-il, la pièce est finie
! Plaudite, acta est fabula !
[2] Selim I (1470 - 1520) fut le
neuvième sultan de l'empire ottoman et
le premier à porter le titre de calife,
à partir de 1517.
[3] Shaw, Stanford J. History of the
Ottoman Empire and Modern Turkey. Volume
1, Cambridge : Cambridge University
Press, 1976.
[4] Cri d'alarme des Romains après la
bataille de Cannes en 216 (av.è.c). Ils
le faisaient entendre toutes les fois
que le péril était imminent. On
rencontre cette expression dans
Tite-Live, Florus, Juvénal,
Valère-Maxime, Plutarque. Au lieu
d'Annibal, les orateurs mettent souvent
Catilina.
[5] Le traité de Sèvres, conclu le 10
août 1920 à la suite de la première
Guerre mondiale entre les Alliés et
l'Empire ottoman, est un traité de paix
destiné à mettre en application les
décisions relatives aux territoires
ottomans prises lors de la conférence de
San Remo.
[6] loc. cit.
[7] L’Express, 29/
03/ 2012 :
http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/iran-erdogan-affirme-soutenir-la-position-de-l-iran-sur-le-nucleaire_1099159.html
[8] loc. cit.
[9] Anadolu Ajansi,
30/ 03/ 2012 :
http://www.aa.com.tr/en/component/content/article/111-alt-manset-haberleri-en/120764-intervening-in-syria-issue-is-a-must-for-turkey
[10] Cumhuriyet,
05/ 04/ 2012 :
http://www.cumhuriyet.com/?hn=327746
[11] loc. cit.
[12] Al-Akhbar,
30/ 03/ 2012 :
https://www.al-akhbar.com/node/61286
[13] loc. cit.
[14] L’Express, loc. cit.
[15] Nasr Eddin
Hodja est un ouléma mythique de la
culture musulmane, personnage ingénu et
faux-naïf prodiguant des enseignements
tantôt absurdes tantôt ingénieux, qui
aurait vécu en Turquie, à une date
indéterminée entre le XIIIe siècle et le
XVe siècle.
[16] Today’s Zaman,
05/ 04/ 2012 :
http://www.todayszaman.com/news-276541-turkey-says-iran-not-honest-in-nuclear-talks.html
[17] loc. cit.
[18] « Les
exploits de l'incomparable Mulla
Nasrudin » :
http://www.clevislauzon.qc.ca/professeurs/mathematiques/Carelj/nasrudin/nasrudin.php#anchor01
Docteur en Études françaises (UWO,
2010), Fida Dakroub est
écrivaine et chercheure, membre du «
Groupe de recherche et d'études sur les
littératures et cultures de l'espace
francophone » (GRELCEF) à l’Université
Western Ontario. Elle est l’auteur de «
L’Orient d’Amin Maalouf, Écriture et
construction identitaire dans les romans
historiques d’Amin Maalouf » (2011).
Publié sur
Mondialisation.ca
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