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Babnet
L’Islam
et les français : la grande illusion ?
Fériel Berraies Guigny
20
avril 2007
Fériel Berraies Guigny, a rencontré Vincent Geissier et Aziz
Zemmouri, co-auteurs de « Marianne & Allah » ;(Editions la Découverte,
mars 2007) à quelques semaines du scrutin final pour la présidentielle
française. Une discussion franche sur les véritables enjeux de
la politique sociale française, nous a permis de revoir au menu,
certaines questions de fond. S’agissant de la question
musulmane, de la politique arabe de France et des problèmes
relatifs à l’exclusion. Notre entretien a permis de mieux
comprendre certains raccourcis politiques dont est encore victime
le monde musulman. « Marianne& Allah » est un récit sans
connivence, le résultat d’un travail de longue haleine, une
sorte d’enquête chronologique historique, visant à démontrer
que ce sont les politiques qui ont créé les mythes relatifs à
l’Islam et à son communautarisme et non la communauté arabe de
France.
Entretien:
Que pensez vous de ce nouvel engouement pour «
l'arabe de service » mis comme porte parole de partis politiques
dominants ?
V.G. & A.Z. : Cet engouement n’est pas nouveau. Le
système politique français républicain a toujours fonctionné
sur un paradoxe : d’un côté, il ne reconnaît que des citoyens
détachés de toute appartenance culturelle, religieuse ou
ethnique ; de l’autre, il ne cesse d’instrumentaliser les
identités à des fins électorales et partisanes. Dans les années
1980, c’était la mode du multiculturalisme Black-Blanc-Bleur
avec des associations médiatiques comme SOS Racisme et France
Plus, largement soutenues et financées par les pouvoirs publics.
Aujourd’hui, c’est la thématique de la diversité qui
triomphe dans les médias et les partis politiques. On le voit
bien à travers la volonté des leaders politiques français de
mettre en avant des figures exotiques comme porte-parole mais sans
véritablement traiter les problèmes de fond. Nicolas Sarkozy a médiatisé
Rachid Dati et Ségolène Royal Najet Belkacem : ce sont des
femmes qui ont sans doute d’énormes qualités et compétences
mais on ne peut nier pour autant qu’elles sont instrumentalisées
à des fins des propagande politique et électorale. La nouvelle
mode de la diversité en politique française ne constitue
qu’une solution superficielle au problème de la discrimination
dans les partis politiques. C’est du saupoudrage exotique. En
somme, la diversité n’est qu’une forme de diversion pour éviter
de poser les vraies questions : alors qu’ils sont des citoyens
comme tous les autres, les Français d’origine maghrébine et
africaine sont peu représentés dans les institutions politiques,
en particulier au Parlement (Assemblée nationale et Sénat). En
l’absence d’une véritable révolution des mentalités en
France, notre système continuera à fabriquer des « Arabes de
service » et des « Noirs alibis » et ceci malgré la volonté
des individus d’être des élus comme tous les autres.
Les aveux de Azouz Begag sur ses péripéties avec Sarkozy,
propagande anti droite ou règlements de compte personnels ?
V.G. & A.Z. : Non, les aveux de Azouz Begag sont ceux
d’un homme blessé et profondément déçu. Ecrivain et
intellectuel de talent, appelé au gouvernement par Jacques Chirac
et Dominique de Villepin, il a finalement été traité comme un
« sous-ministre », une élite indigène de la République française.
Son dernier livre, Un mouton dans la baignoire (Fayard, 2007), est
un témoignage qui fait froid dans le dos : il révèle un certain
racisme chez les élites politiques françaises et, en
particulier, chez Nicolas Sarkozy, qui est pourtant le leader du
premier parti politique français, l’UMP. Il ne s’agit donc
pas d’un règlement de compte personnel mais de l’histoire
d’une grande désillusion ministérielle : Azouz Begag croyait,
au départ, que le fait d’être ministre l’immuniserait de
tout racisme et discrimination ; au final, il s’aperçoit
qu’il a été considéré comme un « Chaouch de la République
», tout juste bon à servir du thé à la menthe et des pâtisseries
(hallawiyat) à ses collègues ministres. Son expérience doit
nous faire réfléchir et nous inciter à lutter contre les
discriminations, y compris dans les plus hautes instances de l’Etat
qui sont pourtant censées montrer l’exemple.
Pas de mosquée mais des ghettos, pas de reconnaissance sociale
mais des leçons de morale, pas d'avenir mais des devoirs toujours
rappelés… La devise française « Liberté, Egalité, Fraternité
» a-t-elle encore un sens pour les musulmans de France ?
V.G. & A.Z. : Notre ouvrage, Marianne & Allah, ne
dresse pas un tableau aussi catastrophiste de la situation française.
Aujourd’hui, la majorité des musulmans sont des citoyens français
et sont heureux de vivre dans ce pays, avec leurs droits et leurs
devoirs. Ils envisagent leur avenir et celui de leurs enfants en
France et pas ailleurs. Néanmoins, ils sont aussi conscients,
qu’il existe une certaine crispation autour de l’identité
française ; ils ont le sentiment d’être montrés du doigt
chaque fois qu’il se passe un événement dans le monde. Si
l’on veut résumer leur position : les musulmans de France sont
fiers d’être français mais ont le sentiment d’être de plus
en plus stigmatisés et renvoyés systématiquement à leur
origine ethnique, culturelle et religieuse, enfermés dans leur
islamité réelle ou imaginaire. Dans les années 1920-1930,
l’on entendait ce vieux proverbe juif yiddish « Heureux comme
Dieu en France ». Mais cela n’empêchait pas les Juifs d’être
victimes concrètement d’antisémitisme. Aujourd’hui, toute
proportion gardée, nous sommes un peu dans une situation
comparable. On a envie de dire : « Heureux comme Allah en France
», ce qui signifie que les musulmans ont conscience d’avoir de
la « chance » de vivre en France, tout en déplorant les
discriminations dont ils sont victimes.
5 millions de musulmans en France et ce n'est même pas un
groupe de pression. Le communautarisme perçu de l'extérieur
n'est que dissension à l'intérieur. N'est ce pas là le drame
des musulmans de France et des arabes en général ?
V.G. & A.Z. : Non, il faut le dire très clairement :
il n’y a pas de « lobby arabe » ou de « lobby musulman » en
France. D’ailleurs, la très grande majorité des Français
d’origine arabe et/ou de confession musulmane refuseraient une
telle organisation. Ils veulent être d’abord reconnus et traités
comme des citoyens français. La solution lobbyiste n’est défendue
que par une infime minorité d’élites qui aspirent à faire
carrière sur le dos de leur « communauté ». Le fait qu’il
n’y ait pas de « lobby arabo-musulman » en France ne constitue
donc pas un drame mais, au contraire, une chance : ce sont souvent
les Français issus des migrations maghrébines et africaines qui
incarnent aujourd’hui les valeurs de la République française
face à des forces extrémistes qui prônent le repli de la France
sur elle-même. Il existe donc un grand espoir et nous en sommes
convaincus : de nombreuses élites françaises d’origine algérienne,
marocaine et tunisienne sont appelées à devenir les «
consciences éclairées » de notre valeurs démocratiques et républicaines.
Le lobby est une impasse.
Laïcité signifie –t elle abjurer sa confession ?
V.G. & A.Z. : Au contraire, la laïcité est une chance
de pouvoir vivre sa religion, ses croyances, ses pratiques…,
dans un climat apaisé et respectueux des libertés individuelles.
Malheureusement, aujourd’hui certains intellectuels français,
comme Alain Finkielkraut, veulent nous faire croire que la
religion musulmane constitue un « problème » pour la laïcité.
Or, rien dans la religion musulmane ne s’oppose à une « greffe
laïque ». De ce point de vue, de nombreuses organisations
musulmanes qui combattaient autrefois la laïcité « à la française
» en sont devenues aujourd’hui les meilleurs porte-parole. Il
ne faut pas confondre les lectures idéologiques de la laïcité
qui entretiennent la peur, voire la haine de l’Autre, et le
cadre législatif et philosophique de la laïcité, qui permet une
coexistence harmonieuse des religions et des spiritualités, y
compris les courants agnostiques. Non, il faut le dire : la laïcité
ne représente pas une machine de guerre contre l’Islam mais une
garantie constitutionnelle pour que les musulmans puissent vivre
leur religion dans un cadre démocratique. Notre ouvrage Marianne
& Allah constitue un plaidoyer pour que laïcité soit appliquée
aux musulmans de manière égalitaire : c’est d’ailleurs
l’une de leurs principales revendications. Les musulmans de
France ne demandent pas un « traitement exceptionnel », ils
veulent qu’on leur applique la laïcité et toute la laïcité
et que l’Etat cesse d’intervenir systématiquement dans leurs
« affaires », comme s’il s’agissait d’une tribu au fin
fond du Sahara ou de la forêt équatoriale.
Le vote musulman compte t-il vraiment ? Pourquoi le cultive
t-on d'une part et l'enferme t-on de l'autre ?
V.G. & A.Z. : Toutes les études politiques sérieuses
montrent qu’il n’existe pas de « vote musulman » en France,
pas plus que de « vote juif », de « vote bouddhiste », de «
vote chinois »…Pourtant, c’est un thème qui est très présent
dans les médias et les partis politiques français. En fait,
cette thématique du « vote musulman » renvoie à un double
fantasme : d’une part, la peur d’un « vote communautaire »
qui pourrait menacer la République et, d’autre part, l’idée
d’un électorat captif, dont il faut avoir les faveurs. C’est
une contradiction flagrante mais elle traverse l’imaginaire
politique français. A l’heure actuelle, les partis politiques
français développent de véritables stratégies électorales
pour tenter d’attirer les suffrages des « musulmans », tout en
continuant à véhiculer un discours parfois tendancieux sur
l’islam et les citoyens de religion musulmane. Nous sommes en présence
d’une situation totalement paradoxale mais pourtant bien réelle
: instrumentaliser l’identité musulmane pour faire peur aux
Français, tout en essayant de séduire les électeurs musulmans.
Nous avons constaté dernièrement, qu'aucun des prétendants à
la présidentielle, n'accepte de donner des interviews aux
journaux arabes, selon vous pourquoi ?
V.G. & A.Z. : Nous ne sommes pas au courant de cette
situation. Mais il est clair qu’avec le départ de l’actuel président
de la République français, Jacques Chirac, une page de
l’histoire de France est tournée. La traditionnelle «
politique arabe de la France » appartient désormais au passé.
Ceux qui vont succéder à Jacques Chirac (Ségolène Royal,
Nicolas Sarkozy ou François Bayrou) se sentent moins concernés
par les questions arabes. Et disons le franchement : ils sont plus
frileux sur le dossier arabe. Cela explique sans doute qu’ils ne
veulent pas répondre à certains journaux arabes de peur
d’apparaître comme des « pro-Arabes ». A leurs yeux,
l’amitié avec l’Etat Israël est bien plus importante. Le nom
de « Chirac » est désormais le nom d’une rue à Ramallah en
Palestine, celui de Sarkozy le visage d’un timbre poste israélien.
Ces deux symboles illustrent à eux seuls un profond revirement de
la politique française en direction du Proche et du Moyen Orient.
Les pays arabes sont en voie de marginalisation dans la politique
étrangère de la France et donc logiquement les correspondants
des journaux arabes à Paris sont aussi marginalisés et traités
comme des « moutons dans la baignoire ». Dans le même temps,
les autorités françaises ne se rendent pas compte qu’en
marginalisant les pays arabes de la politique extérieure, la
France se marginalise elle-même. Voulons-nous devenir simplement
un « sous-traitant » de la politique étrangère américaine ou
avons-nous l’ambition de poursuivre une politique indépendante
digne d’un grand Etat ? C’est précisément le rôle de la
presse arabe de rappeler aux candidats français à l’élection
présidentielle que leur extrême prudence à l’égard de la «
question arabe » est suicidaire pour les intérêts de la France
et pour la paix dans le monde.
Aujourd'hui nous assistons à une pléthore d'écrits sur
l'Islam, le radicalisme, l'arabité, n'avez-vous pas tendance à
penser que vous entretenez le communautarisme de l'idée musulmane
en faisant un best seller ?
V.G. & A.Z. : Vous avez parfaitement raison. Nous
constatons une inflation d’écrits, souvent de très mauvaise
qualité, sur les thèmes de l’islam, du terrorisme et du monde
arabe. La plupart des ouvrages confortent l’idée d’un
communautarisme musulman à la fois l’échelle internationale et
à l’échelle nationale. Ils jouent très largement sur le
registre de la peur. Notre livre Marianne & Allah prend précisément
le contre-pied de cette « littérature de la peur ». Nous démontrons,
preuves à l’appui, que le dit « communautarisme musulman »
est, en grande partie, aujourd’hui une création politique et médiatique.
Certes, il existe des associations, des organisations et des fédérations
musulmanes qui développent des activités communautaires mais
cela ne signifie pas forcément qu’elles prônent une ligne
communautariste et lobbyiste. A l’exception d’une minorité
radicale salafiste, les « musulmans » de France aspirent très
majoritairement à être traités comme n’importe quel citoyen
français et en ont ras-le-bol d’être renvoyés systématiquement
à leur islamité par le discours politico-médiatique ambiant.
D’une certaine manière, notre livre Marianne & Allah est
une clef pour inviter le lecteur à décommunautariser la «
question musulmane », en en faisant une question citoyenne comme
les autres.
© Fériel Berraies Guigny, Paris - Babnet Tunisie,
le 20 avril 2007
Courtesy of Feriel Berraies Guigny. Journaliste
tunisienne Correspondante à Paris, Ex diplomate de la République
Tunisienne
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