Tribune
L'Occident et
l'influence "imméritée" de la Russie
Fedor
Loukianov
© Fedor Loukianov
- Photo: RIA Novosti
Jeudi 16 août 2012
"Un monde changeant" par Fedor Loukianov
L'image de la Russie dans le
monde traverse une période
difficile. L'histoire
insignifiante de la provocation
dans une église orthodoxe du
groupe de punk-rock féministe Pussy Riot, qui ne devait pas
mobiliser l'attention plus de
deux ou trois jours, s'est
transformée en un conflit
idéologique monumental.
Les lois adoptées en début d'été
par le parlement russe (sur les
rassemblements, les
organisations non
gouvernementales et autres) ont
donné une impression de
durcissement du régime
politique. L'intransigeance de
la Russie sur la question
syrienne a suscité le débat sur
une politique antioccidentale et
antiaméricaine de Moscou.
Chaque thème mérite d'être
examiné à part. L'histoire de
Pussy Riot est un symptôme qui
montre que l'inertie
postsoviétique (psychologique,
intellectuelle, culturelle)
s'est épuisée en même temps que
le système des notions, des
sympathies et des apathies qui
étaient déterminées par
l'ancienne expérience. Le
problème d'auto-identification
pour l'avenir passe au premier
plan. Et la confrontation des
opinions les plus extrêmes, des
ultraconservatrices aux
ultralibérales, ressemble au
tâtonnement des limites. C'est
le début du processus pénible de
recherche d'une nouvelle
identité, de la base d'un
consensus sur lequel pourrait se
développer la société russe.
Cependant, il existe un tableau
plus global de l'attitude envers
la Russie. Pour simplifier, on
pourrait réduire la variété des
points de vue à deux positions.
Selon la première, le retour de
Vladimir Poutine au poste
présidentiel marque
l'affirmation définitive en
Russie d'un modèle autoritaire
avec une stagnation
antimoderniste dans la politique
nationale, et l'expansionnisme
antioccidental dans la politique
étrangère. En outre, la Russie
est une puissance en déclin à la
conscience froissée, et par
conséquent inadéquate, une
population qui se réduit
rapidement, une corruption qui
dévore tout et une économie
asymétrique basée sur les
matières premières, susceptible
de se renverser d'un choc
extérieur. Il faut se méfier
d'un tel pays, mais en principe
on peut l'ignorer, car en
réalité il est pratiquement
incapable de faire quoi que ce
soit.
Selon le second point de vue, en
dépit de nombreuses tares, la
Russie louvoie habilement et se
développe relativement bien,
notamment dans le contexte de
l'Europe en piqué. La Russie
représente pour l'Occident un
partenaire difficile mais
important, dont les ressources
et le potentiel sont capables de
constituer un gage de succès
pour le monde occidental au vu
de la concurrence accrue. Les
nombreux problèmes de la Russie,
létaux selon les partisans du
premier point de vue, sont
considérés par les adeptes du
second comme acceptables pour un
pays à ce stade de
développement. Et bien que
certains soient préoccupés par
l'abondance des problèmes sur la
voie de la transformation, ils
ne la remettent pas en question.
La Russie est une société très
complexe et multiforme, où l'on
peut trouver la confirmation de
pratiquement toute hypothèse. Il
est curieux de voir à quel point
telle ou telle appréciation
n'est pas guidée par l'analyse
de la situation russe, mais par
l'impression de l'Occident.
Pour simplifier, la question
fondamentale est la suivante.
Sommes-nous les témoins du
tournant historique d'une époque
de la domination occidentale
dans les affaires
internationales effectué vers la
formation d'un nouveau système
de relations internationales,
dans lequel l'Occident n'est
plus un leader global et
universel, mais uniquement l'un
des acteurs, quand bien même
important?
Les positions de l'Occident ne
sont pas tant menacées par
l'apparition d'un système
alternatif (chose à laquelle
prétendait l'URSS, avec le
succès que l'on connaît) que par
l'expansion de l'espace du "non
Occident" – démographiquement,
culturellement et mentalement.
Paradoxalement,
l'occidentalisation du monde
après l'effondrement de l'Union
soviétique et la fin de la
guerre froide, interprétée comme
la "fin de l'histoire",
c'est-à-dire le triomphe final
de la seule idéologie juste du
"monde libre", s'est avérée en
réalité être pratiquement
l'inverse.
La suppression des formes
socialistes inefficaces de
gestion économique et la forte
ascension économique dans les
pays du Tiers monde ont rehaussé
leur rôle et leur importance
dans le système international,
sans pour autant les transformer
en une partie de l'Occident.
C'est plutôt le contraire, cela
a donné naissance à un grand
concurrent économique, dont les
principales puissances dépendent
de plus en plus en raison du
caractère global de l'économie.
La dépendance est mutuelle, mais
il est plus désagréable d'en
prendre conscience pour les plus
forts, plutôt qu'à ceux qui sont
habitués à être en position de
dépendance.
Le phénomène de la Russie est
que sa force et influence
relative ne résultent pas tant
de ses succès que de la crise et
du déclin du modèle idéologique
et politique qui était considéré
comme le seul vrai après la fin
de la guerre froide. Certes, les
12 dernières années Moscou
menait une politique prudente et
assez réussie, en commettant un
nombre modéré d'erreurs.
Cependant, ce succès relatif est
"immérité" dans le sens où il
dépasse de loin les efforts, que
ce soit les réformes
économiques, le développement de
l'armée, les investissements
dans l'image et la réputation,
etc.
En partie, la Russie a eu de la
chance avec la conjoncture des
matières premières. Mais un rôle
encore plus grand a été joué par
l'accroissement de l'instabilité
qui ne faisait que s'aggraver
suite aux actions des leaders
mondiaux. Des campagnes
militaires irresponsables
lancées par les Etats-Unis aux
problèmes avec l'euro qui sont
susceptibles aujourd'hui de
provoquer une nouvelle crise
financière mondiale – tout a
commencé comme un moyen de
renforcer l'ordre mondial et se
termine comme un nouveau
préjudice contre lui.
L'irritation causée par la
Russie est précisément due à
cela – elle est devenue la
principale bénéficiaire de la
politique irréfléchie de
l'Occident. D'autant plus
qu'aujourd'hui il s'avère que
c'est la Russie qui demeure, de
par son influence globale (la
combinaison de la puissance
nucléaire, des ressources
naturelles, des leviers
politiques et de l'habilité
diplomatique), en dépit de
toutes ses lacunes, une
puissance du top-3 (avec les
Etats-Unis et la Chine) et se
transforme en "faiseur de rois".
L'intégration de la Russie au
monde occidental aurait
considérablement renforcé ses
positions face à l'émergence du
"non-Occident". Et à l'inverse,
l'attraction de la Russie vers
le pôle non-occidental affaiblit
l'Occident, car la Russie est la
dernière grande puissance
capable de s'y intégrer de par
son profil historique et
culturel. C'est l'impression de
la fatalité de l'instant qui
provoque des discussions au
cours desquelles la Russie se
retrouve au centre des
projecteurs, mais non pas de son
propre gré, mais pour les
raisons objectives d'ordre
structurel.
Cela donne des opportunités à la
Russie mais fait également
endosser une grande
responsabilité aux autorités.
Premièrement, tout choix est
très difficile, qui plus est
d'une telle nature historique et
existentielle. Deuxièmement, le
plus important, c'est de ne pas
s'attribuer le mérite de la
chance et des circonstances
favorables et ne pas se reposer
sur ses lauriers. Les
circonstances et la conjoncture
changent rapidement.
© 2012
RIA Novosti
Publié le 16 août 2012
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