RIA Novosti
La dégradation de l'ordre mondial est
irréversible
Interview de Fedor Loukianov
Photo RIA Novosti
10 septembre 2008
1. Comment définiriez-vous les rapports actuels entre la
Russie et l'Occident? Comment évolueront, à votre avis, les
rapports russo-américains?
Les rapports russo-américains traversent leur plus grave
crise depuis la fin de la guerre froide. L'expansion stratégique
américaine et l'absorption de l'héritage géopolitique de l'Union
soviétique ont atteint une limite au-delà de laquelle la Russie,
estimant que cela représente une menace pour son existence
future, ne peut reculer. On est en présence d'une contradiction
entre les ambitions géopolitiques toujours croissantes des
Etats-Unis et une relative diminution de leurs possibilités. On
l'a bien vu en Géorgie: Washington avait donné certains espoirs
à Tbilissi, mais, au moment décisif, il n'a rien pu rien faire
pour lui. Cela oblige aujourd'hui les Etats-Unis à entreprendre
des actions démonstratives en vue de renforcer l'image de
l'Amérique en tant que leader fiable pour les "jeunes
démocraties".
La Russie, pour sa part, n'a pas l'intention de se résigner à
revivre la situation qui s'était créée dans les années 1990,
lorsque les vainqueurs de la guerre froide méprisaient l'avis et
les intérêts de Moscou.
Dans l'ensemble, la situation s'apparente à un début de
reconsidération de la politique russe. Elle ne sera pas
antioccidentale, mais l'Occident ne sera plus sa priorité
principale. Moscou cherchera à établir des rapports de
partenariat avec divers pays et groupes de pays dans différentes
parties du monde et dirigera ses principaux efforts vers la
défense de ses positions dans sa sphère d'intérêts: l'espace
postsoviétique. Ni les Etats-Unis, ni l'Europe n'ont l'intention
de considérer cette sphère comme prioritairement russe, c'est
pourquoi la tension ira probablement croissant.
2. Quelles mesures pratiques seront prises par la Russie en
réponse au déploiement d'ouvrages de la défense antimissile
américaine en Europe? Ces mesures seront-elles capables, d'une
part, d'empêcher la défense antimissile américaine d'atteindre
ses objectifs et, d'autre part, de perturber l'équilibre de la
dissuasion nucléaire?
La Russie ne pourra pas empêcher le déploiement d'éléments de
la défense antimissile en Europe centrale: cette décision a été
prise par les Etats-Unis et deux pays européens qui en ont le
droit. A mon avis, la réponse de la Russie se fera ailleurs:
elle modernisera ses forces nucléaires en vue d'anticiper leur
affaiblissement à la suite de la mise en service du système de
défense antimissile américain. Par ailleurs, j'estime qu'il est
trop tôt pour tirer des conclusions à propos de ce système, car
le changement de pouvoir aux Etats-Unis pourrait influer sur les
délais de sa conception, de son financement et sur les
circonstances politiques.
3. Des sources officielles russes ont confirmé qu'Israël
avait joué un rôle important dans la préparation de l'agression
de la Géorgie contre l'Ossétie du Sud. Comment la Russie
réagira-t-elle face à ces actions israéliennes? Certaines
mesures sont-elles déjà envisagées?
Peu avant le début de la guerre en Ossétie du Sud, la Russie
avait exprimé son profond mécontentement à Israël quant à sa
participation à la préparation de l'armée géorgienne, à la suite
de quoi Israël avait mis fin à sa présence en Géorgie, ce que
Moscou avait bien noté. Je ne crois pas qu'à l'étape actuelle la
Russie puisse prendre des mesures concrètes contre Israël.
4. Il n'y a pas si longtemps, la Russie avait proposé de
créer un système de défense antimissile commun avec l'Europe et
les Etats-Unis. Contre qui devait-il être dirigé? Contre quels
ennemis communs?
Cette proposition a été faite à un moment où l'on parlait des
menaces émanant de pays qui aspirent illégalement à détenir des
armes nucléaires, ainsi que du terrorisme international. A mon
avis, il s'agissait d'une proposition purement politique,
destinée à engager un "grand marchandage" entre Moscou et les
capitales occidentales. On ne savait pas clairement contre qui
il allait être dirigé. La dernière décennie a été, en fait, une
époque de discussions sur des initiatives étonnantes mais qui
visaient davantage à maintenir l'illusion générale d'une
compréhension qu'à atteindre des objectifs concrets. En tout
cas, il est impossible aujourd'hui d'envisager une défense
antimissile commune avec l'Europe et les Etats-Unis.
5. Comment se répercuteront les événements en Ossétie du Sud
sur la situation au Proche-Orient et sur les rapports
russo-arabes dans l'ensemble, et les rapports russo-syriens en
particulier?
Je pense que la Russie manifestera un intérêt bien plus grand
pour le monde arabe afin d'essayer, d'une part, de réactiver les
contacts traditionnels existant depuis l'époque de l'URSS et, de
l'autre, de rechercher de nouveaux contacts. Cependant, je ne
vois pas aujourd'hui de véritable intention de réorienter
entièrement le système des relations extérieures et de changer
qualitativement de point de vue sur le monde arabe pour tenter
d'en faire un partenaire important, et encore moins le
partenaire principal.
6. Pensez-vous que les rapports russo-arabes possèdent les
bases nécessaires à l'établissement de relations stratégiques?
Quel avenir pour ces rapports?
A vrai dire, je ne crois pas qu'il soit possible à moyen
terme pour n'importe quel pays d'établir des rapports
stratégiques avec qui que ce soit. Nous sommes entrés dans une
époque d'alliances instables et fragiles. Nous avons un monde
véritablement multipolaire où règne une concurrence sur tous les
plans. Le monde arabe se retrouve au centre d'un réseau très
complexe d'influences extérieures et de contacts, la Russie
aussi. Par conséquent, j'éviterais de parler de partenariat
stratégique en tant que notion s'appliquant aux relations
internationales.
7. Pensez-vous qu'une nouvelle guerre froide puisse avoir
lieu? Ou une confrontation militaire entre la Russie et
l'Occident? Ou bien estimez-vous que les événements qui se
produisent actuellement contribuent à l'établissement d'un
système nouveau, plus juste, de relations internationales, sans
guerres ni affrontements?
Je ne crois pas que des affrontements armés soient possibles,
mais malheureusement, on ne peut parler d'aucun nouveau système
de relations internationales. Nous sommes entrés dans une
période de dégradation irrévocable de l'ancien ordre mondial:
une période de chute du prestige des institutions, qui mènera
peut-être même à leur disparition. Tant que ce processus
n'aboutira pas à quelque chose de logique, il n'y aura aucune
raison de s'attendre à quelque chose de nouveau et de
constructif. C'est une période très dangereuse et imprévisible.
Fedor Loukianov est rédacteur en chef de la
revue "Rossiïa v globalnoï politike" (La Russie dans la
politique globale).
Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la
stricte responsabilité de l'auteur.
© 2008 RIA
Novosti
Publié le 12 septembre 2008
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