Opinion
Moscou-Berlin :
des rapports aussi compliqués
qu'embrouillés
Fedor
Loukianov
© RIA
Novosti. Alexei Drouzhinin
Lundi 8 avril 2013
Source:
RIA Novosti Vladimir Poutine a
effectué une visite en Allemagne à une
époque difficile mais intéressante -
officiellement
pour participer à la Foire industrielle
de Hanovre. En effet, l'atmosphère
qui règne entre les deux pays n'est pas
bonne.
Le contrôle judiciaire imposé en
Russie aux fondations de Friedrich Ebert
et Konrad Adenauer - proches des deux
plus grands partis d'Allemagne - a
provoqué une campagne de presse adressée
à la chancelière Angela Merkel. Les
médias la somment de ne plus échanger
les valeurs démocratiques contre les
intérêts économiques. Ils lui demandent
de parler sans attendre avec Vladimir
Poutine de la société civile.
Cela s'était déjà produit mais cette
fois, tout est plus marquant. Les
esprits avaient déjà été secoués par les
nouveautés législatives russes de 2012 -
notamment la loi sur les ONG agents de
l'étranger - et les visites de contrôle
dans les bureaux des fondations
précitées n'ont fait que déchaîner les
passions. Ce thème n'a donc pas pu être
évité d'autant que la présidentielle
allemande se tiendra à l’automne. Le
véritable ordre du jour est pourtant
plus large et profond. Car Vladimir
Poutine s'est rendu dans une nouvelle
Allemagne, dont le rôle en Europe
change, et les perspectives de cette
transformation sont importantes pour
tous les partenaires extérieurs du
leader européen.
Une nouvelle
Allemagne dans une nouvelle Europe ?
Le quotidien berlinois Die Welt
a récemment publié un curieux article du
politologue français Dominique Moïsi. Il
décrit ses impressions de Berlin qui,
selon lui, déborde d'énergie positive.
Il constate avec regret qu'au regard de
la capitale allemande, Paris ressemble
de plus en plus à une ville-musée aux
manières pompeuses, à l’entrain et
l’influence en baisse.
Cette description reflète un choc
européen intéressant. L'Allemagne, qui a
jusqu'ici préféré rester dans l'ombre,
passe finalement au premier plan en
transformant sa domination économique en
leadership politique.
La récente crise chypriote,
déclenchée par la détermination
allemande, montre que Berlin a
effectivement commencé à mettre en œuvre
son propre plan d'assainissement de la
zone euro - les autres devront faire
preuve d'une discipline bien plus
sévère.
Symboliquement, le point de vue de
Moïsi est publié à côté d'un autre
article, dont l'auteur se demande qui
pourrait être la prochaine victime de la
crise de la dette et demander l'aide des
pays riches: Malte, l'Italie, la
Belgique ou… la France. On sait que
l’alliance franco-allemande a toujours
été la force motrice de l'intégration
européenne, Paris détenant le principal
rôle politique et Bonn/Berlin le
leadership économique. Cependant, la
large avance de l'Allemagne remet en
question le poids politique de la France
et redessine le visage de l’Europe. Une
autre Allemagne émerge, qui pourrait
"sortir la tête" pour la première fois
depuis la Seconde guerre mondiale.
Le risque est grand. Les mœurs
antiallemandes sont répandues dans toute
l'Europe et la sévère politique de
rétablissement financier exigée par
Berlin entraîne de graves complications
économiques et politiques dans les pays
en difficultés. Par ailleurs, l’absence
d’alternative provoque une irritation
générale contre les Allemands,
principaux initiateurs du processus.
Dans ces conditions, l'Allemagne a
besoin de soutien au-delà des pays
prospères de la zone euro qui sont de
son côté (les Pays-Bas, l'Autriche, la
Finlande) et ses partenaires de l'UE
hors de la zone euro (la Scandinavie, la
Pologne en partie). La Russie est un
partenaire politique et économique
traditionnel, lié à l'Allemagne par des
liens inséparables. Elle est importante
comme soutien supplémentaire dans cette
situation.
Le tournant soudain de la rhétorique
russe sur Chypre montre que Moscou est
tout à fait prêt à comprendre la
difficulté de la position de Berlin. La
première réaction, violente, a
rapidement cédé la place à la
modération: le Kremlin a pris conscience
qu'en dépit des pertes des épargnants
russes, il ne s'agissait point d'une
campagne antirusse mais d'une
transformation à grande échelle, dont
dépendait le sort de la zone euro voire
de l'UE.
En fait, c'est ce qui doit intéresser
aujourd'hui le président russe: quel est
le destin de l'Europe? De quel côté
penche Berlin?
La
dialectique des valeurs et des intérêts
Quand la Russie parle des relations
avec l'Allemagne, il semble parfois que
les intérêts pragmatiques des grandes
entreprises et leur volonté de
travailler sur le marché russe sont si
grands qu'aucune valeur ne l'emportera
sur le désir de gagner de l'argent.
C'était le cas jusqu'à présent.
Cependant cet état de fait pourrait
changer, précisément parce que
l'Allemagne se retrouve sous les feux de
tous les projecteurs européens et
mondiaux.
Un pays qui prend le risque de
prendre les commandes de l'Europe au
moment de transformations douloureuses,
alors qu'il paie toujours le prix d'une
"histoire de crédit" très défavorable du
XXème siècle, se doit d'être plus saint
que le pape sur l'engagement envers les
valeurs et alliances occidentales. Un
Etat qui impose fermement un certain
comportement est particulièrement
vulnérable à la critique. Et les
transactions avec les pays qui ne sont
pas considérés comme "siens" ou "dignes
de confiance" attireront forcément une
attention particulière.
C'est aujourd'hui qu'éclate un grand
débat dans la presse allemande
concernant les priorités de la politique
étrangère: faut-il privilégier la
protection des intérêts économiques ou
la défense de certains principes? Cette
question ne concerne pas seulement la
coopération du pays avec la Russie mais
aussi avec la Chine et d'autres pays
d'Asie orientale ou encore les
monarchies du Golfe.
Cependant, comme dans beaucoup
d'autres pays, Vladimir Poutine incarne
une certaine politique, opposée aux
valeurs occidentales. Par conséquent,
tout ce qui est lié au Kremlin est
surveillé de près, d'autant que la
Russie ne se donne pas la peine de
cacher ou de minimiser ses divergences
idéologiques. Au contraire.
Par ailleurs l’Allemagne doit montrer
la voie du succès économique à l’UE. Or
les marchés "douteux" de la Russie (son
deuxième partenaire commercial) et de la
Chine peu démocratique (le premier) lui
sont indispensables. Il faut donc
marcher sur un fil: critiquer les
défauts de ces pays pour le traitement
qu’ils imposent à la société civile tout
en cherchant des moyens d'augmenter les
échanges commerciaux. Vladimir Poutine a
déclaré que
la barre des 100 milliards d'euros entre
les deux pays était un objectif proche
et réalisable.
Relations
asynchrones
La Russie et l'Allemagne, chacune à
leur façon, sont à la recherche d'une
nouvelle identité. La Russie s'éloigne
de plus en plus de la problématique de
l'époque soviétique, qui était obsédée
par les défis engendrés par la chute de
l'URSS. Aujourd'hui la Russie a
clairement besoin de nouvelles idées,
d'un ordre du jour différent tourné vers
l'avenir, mais elle ne les a pas encore
formulés, d'autant qu'on ignore
complètement dans quel contexte vivra la
Russie dans les décennies à venir.
L'Allemagne regagne son leadership
européen, même si elle ne le fait pas
très volontiers – sa place dans l'ombre
lui convenait très bien. Cette fois il
faudra combiner ses approches sévères de
leader avec une humilité ostentatoire et
un engagement envers les idéaux de
l'Europe unie et de l'Occident uni. On
ignore d'ailleurs si le dernier existe
et si oui, alors sous quelle forme et
sur quelle base.
Tout cela engage une phase difficile
dans les relations russo-allemandes,
avant tout en raison de la
désynchronisation croissante des
intérêts économiques et politiques des
deux pays. Toutefois, cette situation
pourrait permettre de créer des
relations d'une qualité nouvelle non
seulement entre la Russie et l'Allemagne
mais aussi entre la Russie et l'Europe
transformée.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 6 mars 2013
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