Tribune
USA-Russie :
refroidissements, redémarrages...
jusqu'à quand ?
Fedor Loukianov
© Fedor Loukianov
- Photo: RIA Novosti
Mercredi 7 novembre
2012 Source :
RIA Novosti
"Un monde changeant" par Fedor
Loukianov
Il y a 20 ans, le 6 novembre 1992, le
président américain Bill Clinton
fraîchement élu téléphonait au président
russe Boris Eltsine. Quand la presse lui
a demandé de quoi ils avaient parlé
pendant 20 minutes, Clinton a
évasivement répondu : "Nous avons
simplement évoqué ce qu'il faisait et
j'ai dit que je soutenais une économie
démocratique et le libre-échange en
Russie.
Ce n'était pas une conversation
substantielle". Côté russe, on en a dit
un peu plus. Le service de presse du
Kremlin a rapporté les propos de Boris
Eltsine : "Je pense, M. Clinton, que ma
relation amicale avec George Bush
n'empêchera pas nos relations d'être
encore meilleures. Votre audace
politique et votre ferme rejet des
anciens dogmes et stéréotypes
correspondent parfaitement aux principes
de nos relations russo-américaines".
Eltsine a certainement menti au sujet de
ses relations conviviales avec Bush. Le
prédécesseur de Clinton, qui a dirigé
les Etats-Unis alors qu’une forte
rivalité avait éclaté entre le futur
président russe et Mikhaïl Gorbatchev, a
très longtemps soutenu ce dernier. La
Maison blanche ne s'est tournée vers
Eltsine que quand la perte du pouvoir
par Gorbatchev était devenue évidente.
Moscou comptait beaucoup sur Clinton.
Pendant sa campagne électorale, il avait
critiqué Bush pour sa réticence à
accorder à la Russie une aide à grande
échelle et avait promis d'aborder la
question sous un angle complètement
différent. Pas étonnant que, rapidement
après la présidentielle, l'un des
collaborateurs de Clinton présent en
Russie de façon informelle se soit vu
poser un ultimatum : aidez-nous
immédiatement ou nous assisterons à une
revanche, ce qui sera défavorable pour
vous.
En décembre déjà, le journal
Philadelphia Inquirer faisait
remarquer avec sarcasme :
"Il existe une symétrie inquiétante
entre la vitesse avec laquelle le
président élu Bill Clinton a formé son
administration et le peu de temps qu’a
pris Boris Eltsine pour dissoudre la
sienne. Alors que les gens dotés de
"nouvelles idées" étaient recrutés dans
l'équipe de Little Rock, le fief de
Clinton qui à l'époque était gouverneur
de l'Arkansas, leurs homologues étaient
mis à la porte à Moscou". Néanmoins,
Clinton a beaucoup misé sur la Russie en
s'efforçant de faire passer sa
transformation démocratique en "perle"
de son mandat. Mais ce fut un échec. Il
a été finalement très déçu par "l'ami
Boris" et, à la fin de son mandat,
Clinton a même dû travailler avec
Vladimir Poutine, qui était pour lui un
symbole montrant que la Russie
s'engageait sur le mauvais chemin. En
revanche, George W. Bush et Poutine ont
eu des relations personnelles plutôt
positives, initialement renforcées par
la volonté d'écrire un nouveau chapitre
dans l'histoire
russo-américaine. Au niveau
intergouvernemental, ce fut une
véritable impasse. Obama a fait
reprendre le dialogue mais l'ordre du
jour - limité - du redémarrage a été
rapidement rempli, sans qu'aucun
véritable progrès ne soit fait.
En 20 ans, les relations entre les deux
pays ont effectué un cycle complet.
Pendant la campagne présidentielle de
2012, la déclaration la plus marquante
au sujet de la Russie était la
déclaration de Mitt Romney selon
laquelle cette dernière était l'ennemi
géopolitique numéro un des
Etats-Unis. Et bien que les
collaborateurs du candidat l’aient pris
avec ironie, on n'a rien entendu d'autre
de substantiel à propos de la Russie. En
parallèle, Moscou a décidé de se
débarrasser définitivement de l'héritage
des années 1990. Depuis le 1er octobre,
l'activité de l'Usaid
(Agence américaine pour le développement
international) a été suspendue, alors
que l’accord conclu avec elle avait été
signé précisément en 1992. La Russie a
également fermé le programme Nunn-Lugar,
dans le cadre duquel Washington
finançait le désarmement nucléaire
russe, le recyclage des missiles
obsolètes et la destruction des armes
chimiques. Ces deux événements obéissent
à la même logique : l'époque à laquelle
la Russie devait accepter un accord en
position de faiblesse et tolérer la
participation extérieure dans ses
affaires intérieures est révolue.
On réglera nos problèmes nous-mêmes et
quant à vous, vous devrez prendre la
Russie telle qu'elle est, sur un pied
d’égalité.
Mais les Etats-Unis n'ont presque aucune
tradition de partenariat équitable.
Hormis, peut-être, un accord très
spécifique pendant la Guerre froide – la
parité nucléaire ne signifiait pas une
coopération mais l'empêchement d'un
conflit, et elle assurait l'équité. Pour
le reste, les USA établissent toutes
leurs relations sur le principe du
"dominé-dominant". Deuxièmement, le
partenaire doit suivre leur conception
du système sociopolitique ou, au moins,
la reconnaître juste et accepter de
contribuer à sa mise en œuvre dans les
plus brefs délais. La Russie moderne n'a
pas l'intention de se plier ni à la
première, ni à la seconde condition.
Les relations russo-américaines
subiront, à terme, des changements
radicaux. La Russie n'est pas assez
agressive pour devenir la force de
dissuasion que redoute Mitt Romney. La
Russie ne reviendra pas dans une
situation d'attente de l'aide américaine
et ne cherchera pas à satisfaire les
critères de démocratie qu'ils ont
établis. Elle demeure une force mondiale
influente et il est impossible de
l'ignorer, comme cherchait à le faire W.
Bush. Cependant, la position de la
Russie sur la scène internationale est
trop amorphe et, avant tout, vise à
garder les mains libres pour établir des
relations systémiques. Moscou n'est pas
suffisamment forte pour compter sur une
équité à part entière. Et ce sont des
paramètres objectifs, indépendamment de
celui qui siège à la Maison blanche ou
au Kremlin.
Les deux pays ont besoin de prendre
conscience qu'il n'existera jamais de
linéarité entre eux – ils ne seront
jamais ennemis jurés ni alliés à part
entière, ni partisans des mêmes idées ni
antithèses idéologiques. Et l'aspiration
à trouver une clarté mutuelle, quelle
qu'elle soit, sape toute tentative de
créer une solide base de relations. Par
contre, la volonté d'adopter une
approche souple des problèmes existants
permet d'obtenir des résultats concrets.
Pour ce faire, la Russie doit avant tout
surmonter l'obsession des humiliations
du passé récent et les Etats-Unis
prendre conscience que la primauté des
valeurs américaines ne peut pas, au
XXIème siècle, être avancée comme une
condition préalable pour la coopération.
L'ordre du jour éventuel, fixé sur les
changements radicaux possibles sur la
scène internationale, est absent. Le
nouveau contenu apparaîtra uniquement
lorsqu'on évoquera d'autres questions –
la situation en Asie, les perspectives
de la conquête commerciale de
l'Arctique, la réforme du système de non
prolifération nucléaire, etc. Une
discussion en profondeur est nécessaire
sur tous ces thèmes mais personne, pour
l'instant, n'a l'intention de l'engager.
Pour citer une nouvelle fois Eltsine, il
est nécessaire de "rejeter fermement les
anciens dogmes et stéréotypes".
La conservation de l'ancienne
combinaison ne garantit qu'une seule
chose – les relations continueront à
suivre un cycle fermé de
refroidissements et de
décharges/redémarrages, quel que soit le
président des Etats-Unis.
© 2012
RIA Novosti
Publié le 10 novembre 2012
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