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Une tribune publiée dans Libération le 25
août 2010
Un peu d'éthique en
politique, est-ce trop demander ?
Esther Benbassa
Copyright © 2009 Esther Benbassa. All Rights Reserved
Mercredi 25 août 2010
Le débat sur l’identité
nationale avait ouvert le bal. Et ces dernières semaines,
les raisons de s’alarmer ne font que s’accumuler :
déclarations stigmatisantes sur les «gens du voyage»,
menaces de dénaturalisation des délinquants d’origine
étrangère qui auraient mis en danger la vie d’un
représentant des forces de l’ordre, ou, au-delà, qui
pratiqueraient la polygamie ou l’excision, chasse aux Roms…
Il est évident que la France
connaît des problèmes de sécurité, qui ne datent pas
d’aujourd’hui. Le comportement actuel de nos dirigeants n’y
apporte pourtant pas de vraie réponse, et encore moins de
solution. Leur opportunisme et leur électoralisme les
rendent peu crédibles. Ils n’en influent pas moins sur le
regard que portent les Français sur ceux qu’ils considèrent
désormais comme des citoyens ou des habitants de seconde
zone, immigrés, descendants d’immigrés ou gens du voyage.
Les soupçons qui pèsent sur
les immigrés et les Français «d’origine étrangère» et les
discriminations qui les visent ne sont pas chose nouvelle.
La persécution des «Tsiganes» non plus. On en parle moins.
Considérés encore comme des marginaux, malgré la législation
européenne relative au droit de circuler et de choisir
librement son lieu de résidence, les «gens du voyage»
français demeurent confrontés à des entraves qui les
empêchent de jouir des droits d’une pleine égalité civile.
La rhétorique xénophobe qui
se déchaîne aujourd’hui écorne certes l’image de la France à
l’étranger. Nos dirigeants n’en ont cure. Même le caractère
inapplicable, juridiquement, des menaces proférées leur
importe peu. L’essentiel étant d’endormir les Français en
cultivant chez eux ces peurs sécuritaires, réelles ou
imaginaires. Ainsi l’Etat - surtout son chef - peut-il se
présenter comme leur père protecteur.
Mais là aussi, il y a deux
catégories de Français. Ceux qui craignent les mesures
xénophobes annoncées. Et ceux qui redoutent cette insécurité
et celui que l’on s’ingénie à leur présenter comme son
premier responsable : l’Autre. Le coupable ainsi désigné,
nul besoin de résorber vraiment et concrètement l’insécurité
dont on parle. L’essentiel étant que la peur se diffuse.
Notre ministre de
l’Intérieur, Brice Hortefeux, a clairement fait la
distinction entre ces deux France. Dans l’entretien qu’il a
accordé au Monde, le 21 août, il a opposé le milieu
«politico-médiatique» parisien et la réalité de la
société française et ironisé sur «certaines voix de la
gauche milliardaire», faisant allusion à une tribune de
Bernard-Henri Lévy, parue le 5 août dans le même journal,
dénonçant les déclarations du chef de l’Etat.
Tous les intellectuels, que
je sache, ne sont pas des milliardaires. Je doute fort, par
ailleurs, qu’aux yeux d’un homme de droite, la richesse soit
un handicap pour qui cherche à penser juste. Les médias
aussi, soit dit en passant, sont dans le viseur de Brice
Hortefeux. Ceux du moins qui ne s’alignent pas spontanément
sur les positions de ses amis. Intellectuels, médias, «tous
pourris». On connaît la suite.
L’attaque, en l’occurrence,
relève du pur populisme, celui qui divise, caresse les aigris
dans le sens du poil et divertit des vraies causes du mal. Il y
aurait ainsi, d’un côté, les intellectuels et leurs médias, de
l’autre, la vraie France, «aux
exigences et attentes» de laquelle répondrait le
président de la République. Ceux qui s’élèvent contre les
dérives xénophobes du pays, non seulement appartiendraient à
la gauche dans sa version «caviar», mais seraient situés à
part des vrais Français, ne comprenant pas grand-chose à la
vie, à la vraie vie des couches laborieuses. En fin de
compte, Brice Hortefeux les place dans le même - mauvais -
camp que ceux que ses récentes déclarations marginalisent.
Voilà bien dessinés les contours
de deux France. Des contours qui, dans la réalité, sont
évidemment bien plus flous. Beaucoup d’«authentiques» Français
réprouvent ces dérives, sans avoir toujours la possibilité de
s’exprimer. Les autres, eux, attendent des actes plutôt que de
vaines paroles.
Ce populisme n’est pas sans
danger. Certes, les intellectuels se sont souvent trompés.
Certes, leur parole n’a pas un grand impact face au battage
des politiques. Et pourtant ces voix sont précieuses, parce
qu’elles incitent à porter un regard critique sur la
politique, lui apportent un peu d’humanité, et peut-être de
cette éthique qui lui manque tant, en France, ces derniers
temps. Elles nourrissent, à leur façon, l’esprit
démocratique, contre cette espèce de nouvel Ancien Régime
que nous subissons.
Le Prince nomme ceux qui
peuvent le servir et destitue ou fait destituer ceux qui
osent l’irriter. Son pouvoir sans limites servira
progressivement de modèle à tous les niveaux de nos
institutions. L’autoritarisme qu’on observe déjà ici et là
en est la preuve. Demain, musellera-t-on également les
intellectuels ? La chose pourra se faire insidieusement
lorsque, sur les lieux où se déploient leurs activités,
sévira la pression d’un devoir de censure intériorisé,
entretenu par cette peur qui s’étend et la lâcheté qui
(parfois) l’accompagne.
Nous n’en sommes peut-être
pas encore là. Reste que les affaires de corruption aidant
(certes pas une spécialité de droite), les Français sont
déstabilisés et perdent confiance en ceux qui les
gouvernent. Quand beaucoup, pour des motifs variés, sont
saisis par l’inquiétude, et que la paralysie en menace plus
d’un, les menues voix critiques, même si elles se raréfient,
sont plus que jamais nécessaires. Ne serait-ce que pour
aider la gauche à redevenir enfin ce que les Français en
attendent, prometteuse et audacieuse, capable de résister
elle-même aux sirènes du tout sécuritaire. Et, qui sait,
pour faire entendre raison à nos dirigeants égarés.
Dernier ouvrage
paru : «Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des
discriminations» (Larousse, 2010).
Esther Benbassa,
Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
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