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Opinion
Le Crif, vrai lobby
et faux pouvoir
Esther Benbassa
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Mercredi 17 février 2010
Clermont-Tonnerre déclarait, le 24 décembre 1789, à la tribune
de la Constituante, qu’«il faut refuser tout aux juifs comme
nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux
juifs comme individus…» Catégorique, il rejetait alors tout
«communautarisme». Lorsqu’on se gargarise aujourd’hui en haut
lieu ou dans les médias de communautarisme, on ne pense guère
qu’aux Arabo-musulmans. Loin de toute langue de bois, disons
clairement que ce mot est devenu synonyme de «musulmans». C’est
vers eux que, du voile à la burqa en passant par l’identité
nationale, tous les regards sont tournés, dans un pays pourtant
laïque comme la France. Objet de cristallisation, comme les
juifs l’ont été dans le passé, la nationalité française de
nombre d’entre eux passe au second plan après leur religion.
En revanche, lorsque le Conseil représentatif des institutions
juives de France (Crif) organise son dîner annuel et qu’il lance
des fatwas contre les uns et les autres, quand les politiciens
de tout bord, y compris le Président et le Premier ministre, y
accourent, personne n’ose parler de communautarisme. François
Fillon est allé jusqu’à dénoncer ledit communautarisme lors de
ce même dîner, au prétexte qu’il «refuse l’égalité et la
fraternité». Il faisait bien sûr référence au communautarisme
musulman. Et pourtant, tous les ingrédients sont réunis pour
parler aussi de communautarisme juif. Cette année, comme l’an
passé, les mesures d’ostracisme ont visé le PCF et les Verts, au
motif de leur campagne de boycott des produits israéliens.
Comble de l’horreur, certaines municipalités communistes
auraient fait citoyen d’honneur Marwan Barghouti, l’un des
responsables du Fatah, en geôle à vie en Israël.
On en vient à se demander si le Crif n’est pas plutôt le
porte-parole d’Israël en France, comme une seconde ambassade de
ce pays. Il y a un siècle, ce qui aurait passé pour de la double
allégeance s’appelle aujourd’hui soutien à Israël. Parce que les
juifs de France collent, paraît-il, à la ligne politique
d’Israël, qu’elle soit de gauche ou de droite, leurs
institutions, dont le Crif, ne feraient que suivre le mouvement.
Les voilà tous légitimistes. Après la victoire d’un Nétanyahou
et de ses alliés en Israël, on ne s’étonnera donc pas de la
forte droitisation du Crif, concrétisée entre autres par
l’entrée dans son comité directeur de personnalités aux opinions
radicales.
Mais qui représente véritablement le Crif et combien sont-ils en
son sein ? On ne le saura jamais. Ce qui compte, c’est qu’il est
perçu comme un lobby (mot horripilant en France) par les
politiciens. Et considéré comme tel, il l’est bien, un lobby, en
fait. Ceux qui s’agglutinent à son dîner croient vraiment qu’il
joue un rôle important dans la machine électorale. On y vient à
la pêche aux voix juives, et pour être adoubé par des juifs dont
l’influence serait déterminante, en raison de la place qu’ils
occupent, ou sont censés occuper, dans la société française. De
cet appui ne bénéficieront bien sûr que ceux qui soutiennent le
plus Israël et qui donnent des gages clairs dans le combat
contre l’antisémitisme. Un combat certes indispensable, mais qui
mériterait de n’être pas instrumentalisé pour faire accepter
toute politique israélienne, y compris la plus blâmable.
Projetant sur la scène française ce qui se passe entre
Israéliens et Palestiniens au Proche-Orient, le Crif ne manque
aucune occasion pour appuyer la politique antimusulmane du
gouvernement. En revanche, il a ses bons musulmans, comme Israël
a ses bons Palestiniens, les seuls avec qui il daigne
«dialoguer».
Aussi peu représentatif qu’il soit, le Crif est sans doute au
diapason des positions de bien des juifs français, de plus en
plus conservateurs politiquement, supporteurs inconditionnels
d’Israël en toute circonstance et se réfugiant dans la mémoire
de la Shoah et dans la dénonciation de l’antisémitisme, qui vont
de pair. Celles-ci, forces rassembleuses indéniables,
contribuent surtout à la survie d’un judaïsme qui le plus
souvent s’y résume, ayant par ailleurs grandement perdu sa
pratique et la conscience de ses valeurs essentielles. Qu’est-ce
que le Crif sinon un groupuscule endogamique qui se donne des
airs de petit Etat indépendant, agissant à sa guise, faisant
plier les uns et les autres, tant par le biais de l’autocensure,
sensible chez bien des journalistes, craignant à juste titre
d’être soupçonnés d’antisémitisme dès qu’ils oseront critiquer
la politique israélienne, que par l’instrumentalisation de la
culpabilité de la Shoah intériorisée par la classe politique ?
Le pouvoir imaginé que cette minuscule institution a su se
fabriquer se retourne hélas contre les juifs eux-mêmes, et
d’abord contre ceux qui ne se reconnaissent nullement en elle.
Il génère à son tour de l’antisémitisme et offre des arguments,
certes fallacieux, à ceux qu’obsèdent les vieux thèmes bien
rôdés du pouvoir juif, du complot juif. La «servilité» de
circonstance des professionnels de la politique face au Crif
vient renforcer les anciens préjugés.
Cette foi trop partagée dans la puissance des juifs et de leurs
instances représentatives n’augure rien de positif. Le dîner du
Crif enfin déserté, ses menaces ramenées à leur juste proportion
de dangerosité réelle, voilà des mesures prophylactiques qui
seraient susceptibles d’enrayer en partie une hostilité
antijuive se nourrissant de fantasmes.
Vous pouvez retrouver ce texte sur le site
de Libération en cliqant
ici .
Tribune publiée dans
Libération le 17 février 2010.
ESTHER BENBASSA, directeur
d'études à l'Ecole pratique des hautes études (Sorbonne)
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