Une tribune publiée dans Rue89 le 11 février
2011
Révoltes dans le monde arabe :
notre arrogance colonialiste
Esther Benbassa
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Vendredi 11 février 2011
Les interprétations en France des
révoltes populaires dans le monde arabe sont des indicateurs
de nos perceptions de ce même monde. Lorsque l'Europe
s'appesantit sur son pessimisme et se lamente sur sa crise, des
peuples soumis au joug des tyrans relèvent la tête et se battent
pour la liberté.
De quoi donner du courage et bousculer notre apathie
pour nous engager dans le combat pour une société plus juste et
moins « aristocratique ».
Un inattendu choc des civilisations
Certes, nous avons ce confort qui nous assoupit et le spectre
du chômage qui nous aliène. La France de la Révolution française
observe la révolution dans les pays arabes peut-être avec envie,
tandis que ses élites politiques et certains de ses
intellectuels craignent ce bouleversement et le commentent selon
des grilles de lecture d'un autre temps, héritées du
colonialisme.
Ils se demandent comment d'anciens colonisés sont capables de
se révolter, eux, ces « attardés de la civilisation », ces
« islamistes-terroristes » obnubilés par leur religion
« rétrograde ». Ces femmes qu'en Occident nous voulions libérer
en leur enlevant le voile sont là-bas sur les places publiques –
avec ou sans voile – en train de mener la rébellion à côté des
hommes et sur un pied d'égalité.
De surcroît, ces « laissés-pour-compte » de la modernité ont
fait leur révolution en passant par
les moyens les plus sophistiqués de la technologie, pendant
que nous, nous les utilisons le plus souvent pour dire que nous
sommes en promenade ou que nous fêtons un anniversaire…
C'est là que se situe le « choc des civilisations », en fait
dans notre manière d'être à la traîne des grands enthousiasmes,
des grandes causes susceptibles de changer notre société.
Prisonniers de notre conservatisme, voilà que nous sommes
confrontés à l'explosion positive, celle qui s'est donnée comme
but de renvoyer les tyrans et les exploiteurs comme des
malpropres, ce qu'ils sont.
L'islam comme grille de lecture
Nous avons lu les événements à travers la loupe grossissante
de l'islamisme, ennemi de la modernité et de l'Occident. Des
tendances qui certes existent à l'intérieur de l'islam et qui ne
sont pas étrangères au monde arabe, multiforme pourtant et non
réductible au schéma que nous imposons par ailleurs aussi bien à
l'islam en Occident qu'à l'islam en monde arabe.
L'Iran est devenu l'objet de nos focalisations que nous
exportons sur tout ce qui bouge en Méditerranée musulmane.
En fait, nous avons traité ces pays en ébullition avec
l'arrogance héritée du colonialisme. Nous avons même oublié que
ces mêmes peuples s'étaient déjà révoltés contre la colonisation
elle-même et avaient acquis l'indépendance au prix de grandes
luttes, et que ce n'est pas la première fois qu'ils prennent
leur destin en main comme de vrais adultes et pas comme des
enfants.
Il est vrai que la diplomatie préfère la stabilité à
l'inconnu. Et pourtant, c'est dans cet inconnu que réside
l'avenir de ces sociétés aspirant à tous ces droits universels
qui ne sont pas seulement l'apanage des Lumières, mais le bien
commun de l'humanité.
L'épouvantail des islamistes ne suffit plus à les faire
reculer. Et si les mouvements d'obédience islamique se
positionnent sur l'échiquier politique et arrivent au pouvoir
par un processus démocratique, l'Occident ne va tout de même pas
intervenir pour l'arrêter.
La Turquie est dirigée par une sorte de « démocratie
musulmane » et le pays n'en connaît pas moins une croissance
économique qui fait pâlir l'Europe, sans perdre de son
dynamisme, de sa créativité et de son inventivité.
Est-ce qu'on viendrait dire que l'émergence d'une
« démocratie chrétienne » en Europe serait elle aussi un assaut
contre les libertés, pendant que les extrêmes droites racistes,
islamophobes et populistes guettent le pouvoir ? Bien sûr que
non. Mais comment convaincre ?
Islam, Israël et révoltes en terres arabes
Le Point du 3 février et L'Express du 9 donnaient leur
réponse par leur première de couverture. D'un côté, une femme
voilée musulmane avec ce titre : « Le spectre islamiste ».
De l'autre, une jeune soldate israélienne en train d'ajuster
son casque militaire, avec ce titre : « Israël face au réveil
arabe ».
C'est clair : ici, l'islam rétrograde, là, Israël, moderne et
allié de l'Occident. Cette comparaison n'est pas fortuite, elle
hante également l'esprit de nombre d'intellectuels à l'idéologie
acrobatique.
Selon eux et certains « experts » (dont la plupart
connaissent fort peu la région), les révoltes en monde arabe ne
pourront que se terminer dans l'islamisme, qui mettrait en
danger Israël. Iran, Hamas, Hezbollah, Tunisie, Egypte même
combat. Si les Pays-Bas ne sont pas la France, pourquoi l'Egypte
serait-elle l'Iran et la Tunisie le Liban ?
Mais pour les prochaines élections, à défaut de vrais projets
politiques, certains partis utiliseront comme repoussoir
l'écharpe verte de l'islam. Pourquoi perdre du temps et soutenir
ce qui se passe dans cette Méditerranée qui nous est si proche
et, qui plus est, en se démocratisant davantage, se rapprochera
plus encore des pays occidentaux qui sont alentour pour
reconstruire une véritable mare nostrum, ensemble de partenaires
démocratiques et moins corrompus ?
La seconde peur est que les « islamistes » au pouvoir mettent
en danger Israël. Pense-t-on vraiment que du jour au lendemain,
ces pays cesseront leurs relations, en l'occurrence l'Egypte,
avec Israël ? Qu'Israël est seul, frêle et sans défense dans la
région ? Que l'équilibre géopolitique serait du jour au
lendemain bouleversé par un démocrate remplaçant un tyran ? Et
que ce seront, quoi qu'il arrive (fatalité inévitable…), les
islamistes, comme en Iran, qui prendront le pouvoir ?
Une fois de plus, nous voilà pris au piège de ce nœud où
s'imbriquent islamisme, conflit israélo-palestinien, héritage
colonial, rejet de l'islam et arrogance occidentale.
Visites payées chez le « prince » arabe
Même ces visites aux frais de ces princes corrompus qu'ont
effectuées notre
Premier ministre et notre
ministre des Affaires étrangères rappellent d'autres temps
où on allait se servir « là-bas », quitte à soutenir au moins
« moralement », contre les services rendus, des despotes locaux
ou régionaux peu recommandables.
L'ambassadeur de France en Tunisie lui-même s'est révélé
incapable de regarder objectivement la rébellion qui se
développait sous ses fenêtres, aveuglé par sa propre vision des
choses : celle de la stabilité (souhaitée) du régime de Ben Ali.
Cette stabilité (dont on a découvert la fragilité du jour au
lendemain), ces dirigeants avec qui on sait parler sont
décidément bien plus importants pour nos élites politiques que
la liberté des peuples arabes, dont on n'a que faire.
A quand une révolution des mentalités chez nous pour mieux
prévoir et mieux se porter en avant ? Oui, nous avons besoin
d'un vrai choc pour nous secouer en profondeur et réveiller nos
sociétés ensommeillées.
Esther Benbassa,
Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
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