|
Une tribune d’Esther Benbassa
publiée sur Rue89 le 1er août
Inventer des «
sous-Français », jeu dangereux de Sarkozy
Esther Benbassa
Copyright © 2009
Esther Benbassa. All Rights Reserved
Dimanche 1er août 2010
Tandis que la torpeur de l'été commence à occulter le
feuilleton
Bettencourt, Nicolas Sarkozy se relance, tête baissée, dans
sa politique sécuritaire. Les faits sur le terrain, si on prend
garde aux montées de colère ici et là, n'attestent pas pourtant,
jusqu'ici, de sa réussite.
Au contraire, ils étalent au grand jour son
échec et l'incapacité de l'Etat à trouver des solutions viables
pour changer la situation d'un pays qui n'a pas su gérer ses
villes-ghettos, ni endiguer la violence, ni jeter les bases d'un
possible vivre-ensemble, ni même simplement mettre en place des
dispositifs susceptibles d'inclure ses populations immigrées,
descendants d'immigrés ou gens du voyage.
À l'inverse, les déclarations stigmatisantes
du Président donnent une légitimité au racisme. Si, quand sa
popularité ne fait que chuter, elles visent à lui attirer la
sympathie de l'électorat d'extrême droite pour les prochaines
échéances présidentielles, elles instaurent surtout un climat
policier et xénophobe.
Sarkozy alimente la confusion et la
stigmatisation
Le policier ne peut pourtant pas devenir le
symbole prochain d'une France moderne née de la Révolution, ni
la xénophobie la ligne directrice de sa politique.
Le Président surfe sur les préjugés bien
connus concernant les gens du voyage, voleurs, mendiants,
personnes vivant d'expédients, incontrôlables, dont
l'« errance » -réelle ou supposée- menacerait la sécurité des
bonnes gens.
Il
crée également la confusion entre gens du voyage français
depuis de nombreuses générations, et Roms, venus principalement
d'Europe de l'Est et des Balkans avec l'élargissement de
l'Europe, et dont le nombre se situerait entre 15 000 et 20 000
âmes.
Cette confusion fait implicitement des gens
du voyage des sortes d'étrangers nomades -alors même que nomade,
la grande majorité ne l'est plus, installée en caravane sur des
terrains depuis des décennies-, tandis qu'elle fait des Roms
eux-mêmes des immigrés.
La boucle est ainsi bouclée, la
simplification étant le chemin le plus court pour renforcer le
rejet et par conséquent les discriminations envers cette
catégorie de population qui en souffre déjà depuis longtemps.
Au lieu d'améliorer la cohabitation,
on marginalise
La manifestation violente de la colère de
quelques-uns, suite à la mort, causée par un gendarme, de l'un
des leurs, a été instrumentalisée pour justifier la politique
xénophobe et sécuritaire du gouvernement, visant en l'occurrence
les gens du voyage, ces « barbares », dans leur globalité.
Amalgames, coercition et expulsions, voilà ce
qu'on offre à des populations françaises dites gens du voyage,
déjà maltraitées, lorsqu'elles osent exprimer leur
mécontentement.
Au lieu de concevoir des politiques de
cohabitation des groupes de cultures différentes, on marginalise
un peu plus. Ainsi établit-on différentes catégories de
Français, les bons et les autres, ceux de seconde zone.
« Restons entre bons Français » sera-t-il le
slogan de demain ? Belle utopie en ces temps d'hybridité et de
circulation que ce soit des hommes et des femmes ou de
l'information et de la culture, tout simplement. Les théories
raciales ont créé des sous-hommes, nous voilà maintenant en
France avec des sous-Français.
C'est ce qu'institue clairement la
déclaration du président Sarkozy le 30 juillet à Grenoble,
préconisant de retirer la nationalité française à « toute
personne d'origine étrangère qui aurait volontairement porté
atteinte à la vie d'un fonctionnaire de police, d'un militaire
de la gendarmerie ou de toute personne dépositaire de l'autorité
publique ».
En juillet 40 déjà, on disait :
« Etre français se mérite »
L'ambition est bien de créer deux catégories
de Français : ceux dont l'« ADN » serait garanti de souche et
les autres, à qui on a fait la faveur de donner la nationalité
française, en fait un simple privilège sur lequel on peut
revenir au gré des humeurs du Prince, et ce dans un État de
droit.
Certes, la loi prévoit des cas de
dénaturalisation en cas d'espionnage ou de terrorisme dans les
dix années qui suivent la naturalisation. Avait-on besoin
d'élargir ce cadre et pour quoi faire ?
Ainsi se représentera-t-on une France avec
des Français pour toujours et une autre, avec des Français
provisoires, favorisant ainsi une guerre de nationaux, dans un
pays autoritaire, enfin net, sans mélange.
Chacun saura où il se place, les premiers,
dépositaires d'une nationalité « immuable », étant de toute
évidence supérieurs aux seconds. En somme, une France enfin
démocratique…
Monsieur le Président, rien de neuf
dans tout cela. Est-il interdit de rappeler, même si les
circonstances étaient autres, cette loi du 22 juillet 1940
créant une commission de révision des naturalisations
postérieures au 10 août 1927, et qui aboutira à la
dénaturalisation de milliers de Français de fraîche date ? Le
garde des Sceaux de l'époque, Raphaël Alibert, qui devait la
mettre en oeuvre, ne disait-il pas -déjà- : « Les étrangers ne
doivent pas oublier que la qualité de Français se mérite ».
(Xavier Bertrand a employé
le 31 juillet 2010 à Ajaccio à peu près
la même formule : « Être Français, ça se mérite. La
nationalité française, ça se mérite. Tous les droits et les
devoirs qui vont avec, ça se respecte ».)
Dans le même contexte, une loi datée du 7
octobre 1940 abrogeait le décret Crémieux du 24 octobre 1870,
entraînant la dénaturalisation collective des juifs d'Algérie
non occupée. Vous connaissez la suite, je suppose, Monsieur le
Président.
Un coup de pouce au communautarisme
qu'on dénonce
Ces « punitions » d'un autre temps
arrêteront-elles la montée de la violence ou de la délinquance ?
On peut en douter. En revanche, une chose est sûre : les
Français nés de parents étrangers se sentiront de plus en plus
étrangers, nourriront de plus en plus de ressentiment et les
Français « purs » discrimineront à leur guise, avec la
bénédiction du Président, tout en se pensant non-racistes, mais
autorisés à voir des inférieurs dans certains de leurs
compatriotes.
On ne peut pas mieux faire pour diviser la
France et donner un coup de pouce au fameux communautarisme tant
dénoncé par les élites au pouvoir. On s'assemble avec ceux qui
vous accueillent et non avec ceux qui vous rejettent.
Demain, étendra-t-on cette mesure aux
Français nés de parents étrangers ou naturalisés qui ne sont pas
dociles, qui ne se plient pas aux règlements, et qui sait, plus
tard, à ceux qui n'adhèrent pas à l'UMP ou ne votent pas
Sarkozy ?
L'extrême droite préfèrera un vrai
xénophobe à un joueur de poker
Brice Hortefeux n'a déjà pas tardé
à envisager des prolongements en menaçant de déchoir de leur
nationalité ceux qui pratiquent la polygamie, l'excision, la
traite d'être humains ou commettent des actes de délinquance
grave.
Comme on le voit, les scénarios possibles
sont multiples. Être d'origine étrangère serait-il déjà en soi
un délit - dont seraient coupables, en fait, près du quart de la
population française, Monsieur Sarkozy compris ?
Et dire que tout cela se résume à une pêche
aux voix incertaine. L'extrême droite préférera un authentique
xénophobe à un joueur de poker qui imagine une nation
utopiquement « homogène » (on se demande pourquoi faire, si ce
n'est pour caresser les plus vils penchants racistes) au lieu de
remédier aux maux dont elle souffre d'une manière chronique
faute d'innovation, d'audace, de politique d'immigration et
d'intégration cohérente et de pragmatisme au quotidien.
Il est à espérer que les Sages qui contrôlent
l'exécutif sauront arrêter ces dérives, avant que ce vent
mauvais ne souffle un peu partout dans les institutions et dans
la rue.
Publié le 12 août 2010
Sommaire Esther Benbassa
Dernières mises à
jour
|