|
Opinion
Une révolution
Nord-Sud
Denis Sieffert
Denis Sieffert
Jeudi 24 février 2011
Le fol engrenage révolutionnaire auquel on
assiste depuis le début du soulèvement tunisien, le
19 décembre, n’est-il que l’aggiornamento d’un monde
arabe qui n’est pas le nôtre ? Avouons-le ! Il y a
vaguement cette idée dans nos analyses : le monde
arabe comblerait son déficit de démocratie. Comme si
les événements de Tunisie, d’Égypte, de Libye ou de
Bahreïn ne nous concernaient finalement qu’en raison
des conséquences économiques, et éventuellement
stratégiques, qu’ils entraînent. Bien entendu, nous
ne sommes pas dans la rue, ni pour le meilleur ni
pour le pire.
Ni pour le sentiment exaltant de vivre une page
d’histoire, ni pour essuyer la mitraille d’un
dictateur à l’agonie. Évidemment, nos dirigeants ne
sont pas directement les cibles de ces
révolutions-là. Et notre vie quotidienne, après la
chute de Ben Ali, de Moubarak et, espérons-le, le
plus vite possible, de Kadhafi, ne s’en trouvera pas
bouleversée. Et pourtant, nos pays dits occidentaux,
nos dirigeants et, finalement, nous-mêmes sommes
beaucoup plus impliqués qu’on ne le croit. C’est
aussi notre monde qui vacille. C’est l’indifférence
cynique des grandes puissances au sort de ces
peuples, pourvu que le pétrole coule à flots et que
le baril ne franchisse pas la « barrière fatidique »
des 100 dollars. C’est la violence sociale à
laquelle une partie de notre patronat a recours
contre la main-d’œuvre immigrée fuyant politiquement
et économiquement les pays du Maghreb, et c’est la
violence policière à laquelle cèdent nos
gouvernements pour refouler ceux qui ne sont plus
utiles à notre économie.
En vérité, ce sont les rapports Nord-Sud qui
constituent, à peine en arrière-plan, la cible des
révolutions arabes. Les dictateurs n’étant là que
pour faire admettre par la force à leurs peuples les
déséquilibres du monde, aggravés de corruption
locale et de népotisme. À terme, les révolutions
arabes sont vouées à l’échec si ces rapports ne sont
pas profondément modifiés, à supposer même que des
régimes moralement plus présentables aient demain
pour mission d’imposer le statu quo. Le
développement des mouvements de ces dernières
semaines est à cet égard édifiant.
Ce sont les libertés démocratiques qui ont été
d’abord revendiquées devant les médias
internationaux, avant que, très rapidement, la
contestation passe sur le terrain social. Ceux qui
suivent de près l’actualité, tunisienne par exemple,
proposeraient sans doute une chronologie différente.
Car ce sont les grèves du bassin minier de Gafsa, à
partir de janvier 2008, qui ont annoncé les
événements de ces deux derniers mois. Et c’est
l’immolation d’un « diplômé chômeur » de Sidi Bouzid
qui a déclenché l’insurrection. C’est dire si la
question démocratique et la question sociale sont
intimement mêlées, et s’il ne peut y avoir de
démocratie aboutie sans un minimum de justice
sociale. Les pays occidentaux ont été complices des
dictateurs en feignant d’ignorer la situation
sociale des peuples parce qu’eux-mêmes en ont tiré
profit. Et ils ne s’exonéreront pas de leurs
responsabilités en condamnant moralement les
dictateurs déchus sans toucher au système
économique.
Hélas, le G20, que préside Nicolas Sarkozy, et le
FMI, que dirige un futur candidat socialiste à la
présidence de la République, sont à mille lieues de
tout ça. On a beau chercher dans les critères
retenus ce week-end par les puissants de ce monde
pour étalonner l’économie d’un pays, il n’y a
toujours pas l’ombre d’une préoccupation sociale. On
est tout prêt – aujourd’hui – à enterrer à la
sauvette MM. Ben Ali et Moubarak, mais certainement
pas à toucher au système dont, au fond, ils
n’étaient que les hommes de main. C’est en raison de
cette intrication Nord-Sud que les frasques du
couple Alliot-Marie/Ollier sont insupportables, et
l’arrogance toute sarkozyenne de notre jeune
ambassadeur à Tunis, indécente. Les fautes de notre
diplomatie ne sont pas seulement des dérapages ou
des manquements individuels. La faillite de notre
diplomatie est grave parce qu’elle révèle une
certaine représentation du monde, une caricature des
rapports Nord-Sud. Nous en sommes donc là : la
France a une ministre des Affaires étrangères qui ne
peut plus franchir nos frontières. Quant à son
compagnon, et ci-devant ministre des Relations avec
le Parlement, Patrick Ollier, il est le fondateur en
2003 du groupe d’amitié France-Libye. Mais il est
surtout celui qui, en 2007, estimait qu’il n’y a
« plus rien à reprocher aujourd’hui » à Kadhafi,
tout au plus « quelques reliquats de pratiques
anciennes comme la torture dans les prisons ».
À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’ami de
Patrick Ollier bombarde les manifestants de Tripoli
avec ses avions de chasse. Et c’est pourquoi notre
ministre est muette. Les quelques mots de
protestation que notre « diplomatie » se devait de
rendre publics, c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui a
dû les prononcer. En un temps record, la France
officielle a réussi à se faire détester du monde
arabe bien plus que les États-Unis d’Amérique. Les
dictateurs arabes entraînent dans leur chute
certains de leurs amis de la rive nord de la
Méditerranée.
|
Rappel
Le sujet n’est pas éloigné de
l’actualité : Politis organise ce jeudi soir, à 19 h, au
Théâtre de l’Est parisien, 159, av. Gambetta, une
soirée-débat sur « gauche française et la question
coloniale ». Nous vous attendons nombreux.
|
Le
sommaire de Politis
Dernières mises à
jour
|