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Opinion
Le coup du complot
Denis Sieffert
Denis Sieffert
Jeudi 15 juillet 2010
Au petit théâtre de la politique, comme dans la commedia
dell’arte, les acteurs choisissent leur masque avant d’entrer en
scène. Lundi soir, Nicolas Sarkozy s’était paré du masque, aussi
sombre qu’inhabituel pour lui, de la componction. La voix était
modulée en conséquence, retenue, presque grippée. Le jeu dura
comme ça vingt petites minutes. C’est à peu près le temps que le
président de la République et son interviewer avaient décidé de
consacrer à « l’affaire ». Puis la voix s’est éclaircie, le
geste s’est libéré et la rhétorique emballée, jusqu’à donner sa
pleine mesure. Est-ce un hasard ? Nous en étions alors au
dossier sécuritaire, à la suppression des allocations familiales
pour châtier les mauvais parents, aux établissements spécialisés
pour les jeunes « dont personne ne veut », à la lutte contre
l’absentéisme. Nous en étions aux promesses de candidat – sinon
de Gascon : « En Seine-Saint-Denis, j’aurai des résultats. »
Le baroudeur du Salon de l’agriculture, de la Cité des 4 000 et
du port du Guilvinec était de retour, authentique. Entre-temps,
il avait fallu supporter une laborieuse démonstration sur les
retraites. C’est peu dire qu’il n’y avait là rien de nouveau.
Jusqu’à la récidive insupportable du discours sur la
pénibilité : est-ce vraiment la pénibilité du travail qui sera
prise en compte par la réforme, ou l’incapacité du travailleur,
voire son infirmité dûment constatée ?
Il est vrai que les droits humains n’ont été évoqués qu’une
seule fois au cours de cette heure présidentielle, et c’était en
défense de Mme Bettencourt persécutée, comme chacun sait, par
ceux qui ont « la détestation de l’argent ». On en vient
donc à l’affaire qui justifiait à elle seule cette longue
prestation télévisée. Longue, afin que le poisson soit bien
noyé. Tout a commencé par un brevet d’honnêteté décerné au
ministre du Travail, ex-ministre du Budget, mais toujours
trésorier de l’UMP : « Éric Woerth a toute ma confiance. »
Le chef de l’État a plaidé en faveur de son ministre comme s’il
s’agissait d’une affaire d’enrichissement personnel, et non de
financement d’un parti politique, le sien, ou d’une campagne
électorale, la sienne. Comme il fallait s’y attendre, il s’est
appuyé sur le rapport commandé au patron de l’Inspection
générale des finances : « C’est réglé, Éric Woerth est
parfaitement innocent. » En fait, pour étouffer cette très sale
affaire, Nicolas Sarkozy et ses tontons flingueurs ont dû
affronter deux corps de métier : les journalistes et les juges.
Ils l’ont fait dans des gammes différentes. Les journalistes qui
ont révélé l’histoire, et en premier lieu nos confrères de
Mediapart, ont eu droit à l’insulte : « Fascistes »,
« extrême droite » ou, pire encore, « trotskystes » (un
gros mot dans la bouche de Frédéric Lefebvre). Suffit-il de
hurler à la calomnie pour que les faits s’envolent ? Ces faits
qui n’ont jamais été rigoureusement énoncés, lundi soir !
Nicolas Sarkozy a préféré entonner l’air du complot, évoquant
des « officines ». Nous serions en face d’une cabale
montée pour déstabiliser l’homme qui « porte » la réforme des
retraites.
Les juges, eux, ont droit à un traitement plus subtil. Ils
sont contournés plus encore qu’entravés. Le geste simple,
logique, obligatoire, de la saisine d’un juge d’instruction,
c’est-à-dire d’un juge indépendant, n’a jamais été accompli.
C’est évidemment l’aveu même de la turpitude. Mais l’opinion y
verra-t-elle clair quand, en apparence, on est au contraire
noyés sous un déluge de procédures ? Qui verra que toutes ces
enquêtes sont menées sous l’autorité exclusive d’un seul homme,
le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, lequel reçoit
directement ses ordres du ministère de la Justice, et qui, de
surcroît, est un proche de Nicolas Sarkozy ? Sa première
irruption dans l’affaire a consisté à refuser le supplément
d’enquête que demandait la présidente du tribunal de Nanterre,
qui voulait verser les enregistrements effectués par le
majordome de Liliane Bettencourt dans le dossier du procès
intenté au photographe mondain François-Marie Banier. Étonnant,
non ? Son cavalier seul a eu aussi pour effet d’exposer la
comptable Claire Thibout, témoin capital, à toutes les
pressions, sans recevoir l’assistance d’un avocat.
Le subterfuge est apparu trois fois dans le discours de
Nicolas Sarkozy. Pourquoi s’est-il obstiné à parler du « juge
Courroye » et non du procureur, sinon pour enfumer l’opinion
qui se dira « à quoi bon demander un “juge” quand on l’a
déjà » ? L’autre « enquête » est administrative. Elle est
l’œuvre solitaire du patron de l’Inspection générale des
finances, dépendant du ministre du Budget. C’est Baroin qui
enquête sur Woerth… Son rapport, tombé lundi matin, nous dit – ô
surprise – qu’Éric Woerth ne savait rien des comptes en Suisse
et autres irrégularités fiscales des gestionnaires de la fortune
Bettencourt. Il n’a donc rien fait. Tout juste a-t-on
« restitué » à Mme Bettencourt les 30 millions que nous lui
devions tous au compte du bouclier fiscal. Nous n’aurons donc ni
juge d’instruction indépendant ni commission d’enquête
parlementaire. Il se peut bien, après tout cela, que l’affaire
soit étouffée. Mais quel en sera le prix politique pour le
pouvoir ? Retenons tout de même la morale de l’histoire. Elle
est tombée de la bouche présidentielle, lundi sur le coup de
21 h 15 : « Dans la vie, il faut toujours être honnête ! »
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