Opinion
Quel projet de
société au XXIe siècle après la victoire
de Morsi ?
Chems
Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Mardi 26 juin 2012
«Puisque le
peuple vote contre le Gouvernement, il
faut dissoudre le peuple»
Bertold Brecht
Que se passe-t-il en Egypte? Voilà un
pays en proie aux démons de la division
mettant les Egyptiens devant ce cruel
dilemme. Doivent-ils choisir entre la
peste du Conseil militaire ou le choléra
des Frères musulmans qui, pour
l'histoire, ont toujours fleuri à
l'ombre du Raïs à commencer par Anouar
el Sadate qui les a introduits dans le
jeu politique pour détruire ce qui
restait du nassérisme. Les militaires en
Egypte, c'est une institution qui a
perdu régulièrement tous les conflits
avec Israël mais qui présente de réelles
compétences pour brimer le peuple. De
plus, le Complexe militaro-industriel
est une réalité et un vrai pouvoir
économique connu, reconnu et admis. On
croit vivre un conflit à l'algérienne
avec l'arrêt du processus du
26 décembre 1991. Vingt ans après, le
Conseil militaire fait mieux. Plusieurs
mois après l'élection de la chambre des
députés dominée par les Frères
musulmans, il décide de dissoudre
l'Assemblée bafouant du même coup la
volonté du peuple qui, quoi qu'on pense,
a voté pour les islamistes. Nous allons
décrire le feuilleton des évènements qui
se sont précipités pour aboutir en
définitive à l’élection de Mohamed Morsi
«Alors que des dizaines de milliers
d'Egyptiens, écrit Hacène Ouali,
manifestaient sur la place Tahrir et
dans d'autres villes du pays contre «le
coup d'Etat de l'armée», le Conseil
militaire, au pouvoir depuis la chute de
Moubarak, est sorti de son «bunker» pour
brandir la menace contre «ceux qui
veulent déstabiliser le pays». Tout en
garantissant respecter le droit de
manifester pacifiquement, le Conseil
militaire a appelé «toutes les parties à
éviter toute action qui mettrait en
danger la sécurité du pays», auquel cas
il agirait «avec la plus grande
fermeté». Le Csfa a vertement attaqué le
candidat des Frères musulmans à la
présidentielle, Mohamed Morsi, en lui
faisant porter la responsabilité «des
divisions et de la confusion» dans la
rue égyptienne. Accusés d'avoir fomenté
un coup d'Etat institutionnel et de
velléités de se maintenir au pouvoir,
les militaires signifient que «ce qui
est émis du Conseil militaire est dicté
par notre conscience de l'intérêt du
pays et la déclaration constitutionnelle
complémentaire est imposée par les
impératifs de gestion des affaires du
pays en cette période critique». Les
militaires finissent leur communiqué
avec une phrase lourde de sens... et de
conséquences: «Nous mettons en garde
contre le non-respect de la légalité.»
Le maréchal Hussein Tantaoui (président
du Csfa) et son cartel de généraux
risquent-ils le même sort? En tout cas,
les manifestants ne jurent que par le
départ de l'armée du pouvoir afin de
permettre enfin «à Mohamed Morsy de
présider aux destinées du pays». «Moch
ha nemchi, howa yemchi» (nous ne
partirons pas, c'est à lui (Tantaoui) de
partir) (1)
Un coup
d'Etat scientifique?
Ahmed Bensaâda nous explique la génèse
de ce coup d'Etat qui était prévisible,
selon lui: «D'un banal et assez
quelconque lieu continuellement bondé
d'autobus et de vendeurs en tous genres,
la place Tahrir s'est métamorphosée,
l'espace d'un «printemps» hivernal, en
épicentre de l'effervescence sociale «démocratisante»
de l'Égypte. Les différentes
manifestations populaires qui s'y sont
déroulées début 2011 ont démontré que
l'idéologie de résistance non violente,
théorisée par Gene Sharp, jumelée à une
application pratique des concepts,
acquise grâce aux formations du «Center
for Applied Non Violent Action and
Strategies» (Canvas, Belgrade) est d'une
redoutable efficacité dans la
déstabilisation des régimes
autocratiques [1]....) Tiraillé entre
l'état religieux de Morsi et l'Etat
militaire de Chafik et arbitré par un
camp «révolutionnaire» surfant sur une
démocratie «de circonstance», l'avenir
politique de l'Égypte est voué à
d'évidentes dissensions.(2)
«Selon le Conseil, ces résultats non
officiels ont causé des tensions dans la
rue, le candidat des Frères musulmans,
Mohamed Morsi et l'ex-Premier ministre
de Hosni Moubarak, Ahmed Chafiq, ayant
déjà proclamé chacun leur victoire à la
présidentielle avant l'annonce
officielle de la Haute Commission
électorale. Le Csfa a, en outre, appelé
au respect de la justice, rappelant que
les décisions prises par le pouvoir
judiciaire, «doivent être exécutées et
toute entrave sera punie par la loi». La
Haute Cour constitutionnelle en Egypte
avait invalidé le 14 juin l'Assemblée du
peuple dominée par les islamistes pour
un vice dans la loi qui a régi son
élection. La chambre a ensuite été
dissoute par le Csfa qui a pris des
dispositions lui permettant d'assumer le
pouvoir législatif. Cette dissolution a
été condamnée par les Frères musulmans
comme un «coup d'Etat».
Les Frères musulmans égyptiens ont
menacé le pouvoir militaire d'une
«confrontation» avec le peuple si leur
candidat Mohamed Morsi n'était pas
reconnu vainqueur de la présidentielle.
«Le candidat Morsi et probable futur
président de la République, pense Hacène
Ouali, a appelé à «remettre le pouvoir à
une autorité civile choisie avec la
volonté libre des Egyptiens». Il a
réaffirmé par la même occasion son
attachement à une Egypte «libre, civile,
démocratique, constitutionnelle et
moderne». Il a également mis en garde
contre «la manipulation des résultats
des élections qui devraient être
annoncés le plus tôt possible». «Des
résultats prévus et nous ne permettrons
pas de les manipuler», a-t-il menacé.
Mohamed Morsi dit rejeter les mesures
prises récemment par le Csfa: «Nous
exprimons notre rejet de la dissolution
du Parlement et l'élargissement des
pouvoirs de la police militaire, tout
comme nous refusons la déclaration
constitutionnelle complémentaire dans
une période critique que traverse le
pays. En somme, l'Egypte, qui vit les
heures les plus longues et les plus
dangereuses de sa transition vers la
démocratie, attend toujours son nouveau
président. La commission électorale
devrait rendre son verdict aujourd'hui
ou demain. Une victoire de Morsi
pourrait calmer les ardeurs des
Egyptiens, mais donner les clés de la
Présidence au général Chafik plongerait
le pays dans un chaos certain.»(1)
Pour Lahcène Senhadji, ce coup d'Etat
était prévisible Il écrit: «Edmund
Burke, théoricien britannique critique
de la Révolution française de 1789,
prédisait jadis à qui voulait l'entendre
que cet évènement allait déboucher sur
une prise de pouvoir de l'Armée. Une
prédiction qui prit tout son sens
lorsque suite à la dictature de la
Terreur, le général Bonaparte profita de
l'instabilité qui caractérisait la
période postrévolutionnaire pour
s'emparer du pouvoir et succéder à la
tyrannie oligarchique des
révolutionnaires. L'Egypte, que l'on
pensait acquise aux Frères musulmans
dont l'accession au pouvoir a été
financée par le désormais bras droit des
Etats-Unis dans le Monde arabe, à savoir
le Qatar, a subi ces derniers jours un
revirement de situation, ou plus
précisément une reprise de contrôle de
la part des militaires au pouvoir depuis
l'éviction de Moubarak en février 2011.
(...) Les militaires au pouvoir ont
ensuite dissout l'Assemblée samedi sur
la base d'une décision de justice
invalidant le mode de scrutin des
législatives tenues de novembre à
janvier derniers. Une façon donc pour
l'Armée de remettre à plat la domination
islamiste à l'Assemblée acquise par les
Frères musulmans et les salafistes, et
de récupérer le pouvoir législatif à son
compte au moins jusqu'à l'élection d'une
nouvelle Assemblée prévue pour la fin de
l'année».(3)
«Ainsi, bien que ces décisions aient
clairement pour but d'enrayer la machine
islamiste en vue des élections, il est
désormais clair que quel que soit le
futur chef de l'Etat, toute décision
prise par Morsi ou Chafiq devra être
approuvée par les militaires, qui
s'emparent donc de la démocratie et ce
jusqu'à ce qu'une nouvelle assemblée
soit élue.Un coup d'Etat militaire en
somme, qui a de suite entrainé la
«profonde inquiétude» des Etats-Unis qui
ont demandé à la junte militaire au
pouvoir le transfert comme promis de
«l'intégralité du pouvoir à un
gouvernement civil démocratiquement
élu». La lutte fait donc rage entre des
militaires qui ont décidé de reprendre
le pouvoir à leur compte et les
Etats-Unis qui tablaient depuis des mois
sur l'accession au pouvoir des Frères
musulmans, après leur succès aux
élections législatives. Et le perdant,
comme souvent, n'est autre que le peuple
égyptien, qui misait tous ses espoirs
sur une révolution qui aura fait des
milliers de morts. Morts pour rien
diront certains»...(3)
Dans ces conditions, l'armée n'a fait
que récupérer la donne: «Le président
dans les urnes, les compétences chez les
militaires», titre le quotidien cairote.
Les Frères musulmans revendiquent la
victoire de leur candidat Mohamed Morsi,
mais, dans le camp d'Ahmed Chafik, on
annonce que celui-ci sera in fine
déclaré vainqueur. Le 17 juin, en plein
décompte des voix, le Conseil suprême
des armées s'est attribué de larges
pouvoirs, dont celui de nommer la
commission chargée de rédiger la future
Constitution. Il prévoit de nouvelles
élections pour le Parlement, récemment
dissout, dans cinq mois.»(4)
L'histoire
rapide des ingérences occidentales
Pour rappel, l'Egypte est surtout connue
pour la splendeur de la civilisation
pharaonique qui y a régné plusieurs
centaines de siècles. Au XIXe siècle,
l'Egypte de Mehemet Ali n'eut jamais de
répit. Deux puissances se disputaient
l'hégémonie sur l'Egypte, l'Angleterre
et la France. Après l'expédition
d'Egypte de Bonaparte, ce fut la
bataille d'Aboukir qui fit que l'Egypte
bascula dans la sphère anglaise comme
relais important de l'Empire britannique
naissant sur la route des Indes.
Graduellement, une armée de
scientifiques européens (anglais
français mais aussi allemands et
italiens) ceux que l'on appela plus tard
les orientalistes, s'évertuait à
décortiquer cet Orient mystérieux et
rebelle à la «civilisation occidentale».
Les aspects économiques ne furent pas
étrangers à ces expéditions.
L'Empire ottoman, «l'homme malade de
l'Europe», perdit graduellement toutes
ses provinces. La bataille de Navarin en
1827 sonna le glas de l'Empire. Les
puissances européennes n'eurent de cesse
d'intervenir comme maintenant dans les
affaires internes des Etats. L'Empire
ottoman se vit imposer un «moutassarif»
chrétien, pour veiller sur les
chrétiens, minorités devenues la cause
européenne. Pourtant, Mehemet Ali voulut
propulser son pays dans la modernité.
Cependant, les docteurs d'El Azhar ne
l'aidèrent pas, pire, ils combattirent
toute velléité de modernisme, le cas le
plus symptomatique fut l'introduction de
l'imprimerie.
Bien plus tard après la défaite de
l'Allemagne, l'Empire ottoman fut dépecé
en 1923 donnant lieu à des indépendances
avec les faux accords de Sykes-Picot
négociés avant la fin de la guerre. La
Syrie tomba dans l'escarcelle de la
France avec la création d'un pays
chrétien soustrait à la Grande Syrie,
l'Irak alla aux Anglais, l'Egypte eut
une indépendance formelle avec les
Anglais qui l'occupèrent dans les faits.
Notamment, avec la compagnie du Canal de
Suez, multinationale dirons-nous
aujourd'hui, qui amena une autre guerre
en 1956 que l'Egypte perdit. Ce fut
aussi en 1917 que le malheur des Arabes
prit forme avec la Déclaration Balfour
qui donna au lieu et place des Arabes
palestiniens un foyer aux juifs de la
diaspora
Où en
sommes-nous aujourd'hui?
Malgré les rodomontades, l'Egypte «Oum
Eddounia» incanté par les pouvoirs
successifs, est un concept creux. Le
passage de Nasser avait donné un moment
l'illusion d'un nationalisme arabe. Un
pays de 80 millions d'habitants riche de
sa diversité, de son histoire, de sa
jeunesse, est en panne. Les deux projets
de société que l'on veut lui imposer ne
l'arrangent pas. Car qu'on le veuille ou
non, les Frères musulmans qui existent
depuis près d'un siècle, n'ont jamais
constitué une alternative crédible. Le
pouvoir militaire avec une armée
pléthorique, avec une armée qui ne fait
plus la guerre, si ce n'est à son
peuple, est dépendante des Américains.
Moubarak a laminé toute alternative au
pouvoir se présentant, on s'en souvient,
comme le garant de la stabilité au
Moyen-Orient. C'est moi ou l'Algérie
clamait-il à qui voulait l'entendre. Les
Occidentaux ont compris que le règne de
leur nervi était fini, la Révolution
facebook qui n'a surpris que les
naïfs,bien mise en oeuvre dans les
officines étrangères, donna l'illusion à
la la jeunesse égyptienne qu'elle allait
être libre, que l'alternative était à
portée de main et que l'Egypte allait
donner du travail aux jeunes.
Cruelle erreur, l'Occident sentant que
la carte Moubarak avait fait son temps,
comme celle du Shah d'Iran à l'époque de
Saddam, d'El Gueddafi, de Ben Ali,
changea de fusil d'épaule; il ne voulut
pas du chaos, il donna une légitimité au
Conseil militaire pour ramener l'ordre,
calma les Frères musulmans par Qatar
interposé et s'assura que les accords
israélo-égyptiens ne seraient pas remis
en cause. Les deux camps ayant donné
leur accord, il faut bien mériter
l'aumône de 3 milliards de dollars,
La victoire de Mohamed Morsi est une
première. Près d’un siècle après la
fondation du mouvement des Frères
musulmans le pouvoir leur appartient.
Une fois de plus l’Occident relativise
cette victoire en parlant des islamistes
sous entendu des hommes réactionnaires
qui ont mis le cap sur l’hégire. On ne
parle pas dans les mêmes termes des
démocrates chrétiens qui sont des «
christianistes » pour utiliser la même
terminologie dans la même veine « qu’
islamistes ». Quand Angela Merkel fille
chimiste de formation d’un pasteur se
dit démocrate chrétienne personne ne
saute au plafond. L docteur Morsi est
une personnalité du monde scientifique ,
ingénieur titulaire d’un PhD de
l’université américaine de South
California il a travaillé aux Etats-Unis
pour la Nasa, en ayant notamment
participé au programme endehavour. De
retour en Egypte il prend un titre de
professeur à l’université, ce n’est donc
pas un musulman sanguinaire le couteau
entre les dents qui va diriger l’Egypte.
Il faut espérer que le président Morsi
aura pas les coudées franches. C’est une
expérience qui peut faire exemple, il
n’est que d’entendre le premier discours
de Morsi à l’annonce des résultats, il a
parlé de démocratie avec des références
nombreuses à l’Islam ne terme de
générosité d’empathie, de solidarité
pour sortir l’Egypte de l’ornière. Ce
qu’il y a de sûr c’est que le regard du
président Morsi concernant la science et
le savoir sera très pertinent en tant
que scientifique il sait que seul le
savoir peut permettre une réelle
indépendance. Beaucoup d’espoirs donc
les jeunes qui ont réussi à déboulonner
Moubarek, attendent beaucoup du futur
Par delà les contorsions et les
alliances tout azimut des Frères
musulmans depuis leur fondation par
Hassan El Benna, notamment avec
l’Occident, ce qui se passe en Egypte
est peut être un tournant. L'Occident
devrait donner une chance à l’Egypte.
Cependant ne soyons pas naïfs il n’est
passé dans l’intérêt de l’Occident que
le projet de société d’un Islam du XXIe
siècle qui réhabilite la science, comme
c’est le cas dans certains pays
musulmans non arabes dont la croissance
est à deux chiffres comme la Malaisie,
la Turquie, réussisse. Pourtant au même
titre que l’Algérie au Maghreb, l’Egypte
au Moyen Orient a un rôle stabilisateur
dans cette région chargée d’histoires En
le laissant traduire sa révolution dans
les faits, l’Occident miserait pour une
fois pour la paix du monde. Sinon à Dieu
ne plaise du fait des ingérences
directes et indirectes, «Le printemps
arabe fera pschitt» pour reprendre une
expression de Jacques Chirac. Ainsi va
le monde.
1.Hacène Ouali L'armée face aux Frères
musulmans: Egypte El Watan 23 06 2012
2.Ahmed Bensaâda La place Tahrir et sa
démocratie
http://mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=31406
3.L.Senhaji http://www.legrandsoir.info/
egypte-de-la-revolution-a-la-dictature-militaire.html
4. Morsi, un futur président sans
compétences? 18.06.2012 | Al-Shourouk
Professeur
émérite Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 26 juin
2012 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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