|
L'EXPRESSIONDZ.COM
LE TSUNAMI SILENCIEUX DU PAKISTAN
Pourquoi tant d'indifférence ?
Chems Eddine Chitour
Photo: RIA Novosti - © REUTERS/ADREES LATIF
Lundi 23 août 2010
«Nous querellons les miséreux pour mieux nous dispenser de les
plaindre.» Vauvenargues
Ayant eu à faire face aux pires inondations
diluviennes de son existence, le peuple pakistanais se meurt en
silence dans l’indifférence générale. L’importance des
inondations de l’horreur est éloquente: on comptabilise 1700
morts et des centaines de disparus, plus de 20 millions de
sans-abri (soit 12% de la population), plus de 6 millions de
personnes sans eau potable et sans nourriture. 7 millions
d’enfants voient leur vie bouleversée par un sinistre sans
précédent qui a dévasté leurs écoles et leurs villages, selon
une estimation de l’Unicef. Perdus, orphelins ou malades, ce
sont les victimes les plus vulnérables. Près de 3,5 millions
d’enfants pakistanais sont exposés à un risque élevé de maladies
liées à l’eau. Les flots boueux ont balayé des villages entiers
et détruit de nombreuses infrastructures, laissant plus de
650.000 familles sans toit. Ni habits, ni nourriture, ni bétail,
la vie tient du miracle...
Les inondations au Pakistan, «un tsunami au ralenti» a déclaré
Ban Ki-moon. En effet, on découvre tous les jours de nouvelles
horreurs qui, semble-t-il, sont uniques. Certains y voient les
signes de perturbations climatiques majeures. Puisque dans le
même temps, on pense que la canicule exceptionnelle et les
incendies incontrôlables de la Russie ont fait évaporer des
masses impressionnantes d’eau qui sont allées se déverser au
Pakistan. Devant cette catastrophe, la communauté internationale
est restée globalement muette, mis à part les Etats-Unis. Il a
fallu le déplacement de Ban Ki-moon qui s’était déclaré «bouleversé»
par le sort des victimes pour que l’Assemblée générale de l’ONU
se réunisse en séance extraordinaire, jeudi 19 août, pour
accélérer l’effort d’aide humanitaire internationale au
Pakistan, dont la livraison est critiquée pour sa lenteur. L’ONU
avait lancé le 11 août un appel de fonds pour l’aide d’urgence
de 460 millions de dollars. Mercredi, seulement 54,5% de ces
fonds avaient été effectivement débloqués. La Fédération
internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Ficr) a
annoncé de son côté qu’elle allait plus que quadrupler son appel
de fonds, désormais fixé à 57,2 millions d’euros.(1)
L’indifférence du monde
Nous allons faire le tour des donations annoncées et tenter
d’expliquer, à la fois l’annonce très tardive, la modestie des
dons, pour mettre en évidence l’indifférence de la communauté
internationale et tenter de l’expliquer. On apprend que la
secrétaire d’Etat américaine a annoncé que Washington augmentait
son aide à 150 millions de dollars, La Grande-Bretagne a annoncé
le doublement de son aide, ajoutant 33 millions de livres aux 31
millions déjà alloués au Pakistan. L’envoyé spécial américain
pour le Pakistan et l’Afghanistan, Richard Holbrooke, avait
appelé la Chine à se joindre à l’effort. Le ministre belge des
Affaires étrangères, Steven Vanackere, a indiqué que l’aide des
«27», initialement de 110 millions de dollars, passait à
140 millions. Le Danemark tient une place à part: il est en
effet le premier pays contributeur par tête, avec 10.738.152
dollars, soit 1,959 dollar par personne. Par comparaison, l’aide
américaine représente seulement 0,32 dollar par tête. La France
fait pâle figure, avec seulement 917.432 dollars versés et
458.716 dollars de promesses. Les Emirats arabes unis ont versé
environ 1,5 million de dollars, un peu moins que la Chine, à 1,8
million de dollars. Le total des fonds effectivement récoltés
approche 301 millions de dollars.(2)
«Islamabad a finalement accepté les 5 millions de dollars
offerts par New Delhi. Celles-ci restent modestes et ne sont pas
à la hauteur de la catastrophe, s’indigne un éditorialiste du
journal The Hindu. "En tant que première puissance économique
régionale, l’Inde aurait dû être la première à offrir de l’aide.
Son offre de 5 millions de dollars est ridicule comparée à ce
qu’elle a offert à ses autres voisins. Au moment du tsunami de
2004, elle a procuré au Sri-Lanka une aide de 200 millions de
dollars".»(3)
Pour Gilles Carbonnier, professeur d’économie du développement à
l’Iheid, l’aide des Etats est forcément intéressée: «Il y a
bien un immense intérêt géopolitique, vu les régions touchées.»
Dont celles bordant l’Afghanistan où les Taliban affrontent
l’armée pakistanaise.
(...) De tout temps, l’action humanitaire répond aussi à des
considérations géopolitiques, relève Gilles Carbonnier,
également membre du conseil d’administration de l’ONG Médecins
Sans Frontières (MSF): (...) ces deux dimensions -considération
géopolitique et solidarité internationale- conditionnent
toujours l’action de type humanitaire. Ces dernières années, ces
deux dimensions ont même parfois complètement fusionné. Et ce
avec la montée en puissance de l’aide militaire humanitaire,
comme le précise Gilles Carbonnier: «L’Otan ou l’armée
américaine estiment être capables de mener dans le même temps
action humanitaire et offensive militaire, comme en Irak ou en
Afghanistan, dans leur lutte contre le terrorisme.» «Un
mélange des genres dénoncé par les ONG.»(4) Justement et
dans le même ordre, on apprend par une dépêche de l’AFP que 13
insurgés ont été tués par un drone américain dans un district
tribal du nord-ouest du Pakistan. Le campement appartient à des
membres des tribus locales et la frappe s’est produite pendant
des prières récitées pendant le Ramadhan. La guerre continue
même en période de catastrophe. Parallèlement, le 20 août,
l’Otan décide de fournir des moyens aériens et maritimes pour
contribuer à l’acheminement de l’aide humanitaire destinée aux
victimes des inondations au Pakistan....
En Occident, l’un des moteurs du refus du don est le
prosélytisme des Taliban honnis. «En réalité, est-il rapporté
dans un éditorial de The Nation, c’est la méthode globale de la
communauté internationale qui relève du scandale, non seulement
parce que l’aide est lente à arriver, mais aussi parce que les
médias occidentaux tentent de compromettre le formidable travail
accompli par les organisations religieuses [musulmanes]. Ce
qu’ils oublient de dire, naturellement, c’est que certaines ONG
américaines sont d’obédience religieuse et qu’elles avaient
profité du tremblement de terre au Cachemire pour faire du
prosélytisme. En ces heures difficiles, l’Occident ne doit pas
oublier que ce sont les locaux et les organisations religieuses
qui sont toujours les premiers à fournir toute l’aide qu’ils
peuvent aux sinistrés. Loin du battage médiatique orchestré par
les Américains avec leurs hélicoptères.»(5)
De France, Suhail Siddiq s’interroge à juste titre sur la
frilosité des donateurs et la chape de plomb médiatique doublée
d’une diabolisation de l’image du Pakistan. Ecoutons-la:
Pourquoi l’aide n’arrive-t-elle pas plus vite? Pourquoi les
donateurs se montrent-ils si frileux? (...) Les dons adressés à
la Croix-Rouge française, pour ne citer qu’elle, sont plus de
trente fois inférieurs à ce qu’ils avaient été pour le séisme en
Haïti (soit à peine quelques centaines de donateurs qui ont
versé 60 mille euros en 3 jours pour le Pakistan, alors qu’Haïti
a reçu 2 millions d’euros dans le même laps de temps. Les
arguments pour justifier une certaine forme d’indifférence
générale ne manquent pas, allant de la période de récession, à
la forte mobilisation en faveur de Haïti en début d’année. (...)
Il existe malheureusement d’autres raisons, culturelles et
géopolitiques, qui font appel à des représentations plus
irrationnelles, mais très ancrées dans l’inconscient collectif
du Pakistan. (...)A la question «Etes-vous sensible à l’appel
à la solidarité en faveur des sinistrés du Pakistan? une
écrasante majorité de nos concitoyens ont répondu "non"
(75.60%), pour seulement une poignée de "oui" (24.40%). Enfin,
et c’est le pire, le Pakistan est associé depuis longtemps, par
ces mêmes médias, à un pays de terroristes se doublant d’un
régime corrompu.»(6)
Que font les Musulmans?
André Pratte à partir du Québec s’interroge sur ce black-out en
termes de don: «(...) Pourtant, on ne sent pas dans le monde
la même émotion et la même mobilisation que lors du tremblement
de terre en Haïti ou du tsunami en Asie du Sud. Au Québec, ce
qui se passe au Pakistan a généralement droit à une courte
mention aux bulletins de nouvelles. Les organisations
humanitaires sont certes à pied d’oeuvre. La Croix-Rouge
canadienne sollicite des dons, Oxfam fait savoir qu’elle a lancé
ses opérations dans les zones sinistrées. Les familles pleurent
la perte de leurs proches, de leurs biens et de leurs moyens de
subsistance. Les gens ont besoin de nourriture, d’eau potable,
d’abris et de latrines pour éviter une crise de santé publique.
Mais qui, ici, s’en émeut? Comment expliquer l’indifférence
relative des citoyens occidentaux à l’égard de cette tragédie?
(...) Est-ce parce que ce pays attire peu de touristes? Ou bien
parce que le Pakistan est soupçonné de soutenir les Taliban?»(7)
Que font les pays musulmans, voire arabes en ce mois de Ramadhan
de piété et de compassion? A en croire, pas grand-chose. L’OCI
appelle ses membres à apporter une aide urgente au Pakistan.
L’Organisation de la conférence islamique (OCI) a appelé [après
15 jours de silence et l’absence de son président le sénégalais
Wade], les pays musulmans à apporter une «aide urgente»
au Pakistan. La Banque islamique de développement (BID) avait
rassemblé 11,2 millions de dollars [une goutte d’eau dans
l’océan de la demande] l’Arabie Saoudite (120 millions de
dollars). Le Koweït a annoncé une aide de cinq millions de
dollars. Pour rappel, après le séisme sur l’île indonésienne de
Java, le Koweït, le Qatar et les Emirats arabes unis (EAU) ont
été parmi les premiers à offrir leur aide. Même lorsque
l’ouragan Katrina a ravagé les côtes américaines du golfe du
Mexique, les monarchies du golfe EAU, Arabie Saoudite et Qatar
ont débloqué chacun 100 millions de dollars. Les Etats-Unis
n’avaient rien demandé. Il y a donc deux poids, deux mesures
même dans la détresse. Si seulement les 300 millions de
musulmans donnaient chacun 1$ chacun, c’est au total 300
millions de $; mieux encore si le milliard de musulmans donnait
seulement 0,5$ c’est 750 millions de dollars qui contribueraient
à alléger la douleur des enfants pakistanais. Que l’on ne se
fasse pas d’illusion! Les 460 millions de dollars promis même
s’ils étaient réellement récoltés, c’est à peine 25$ par
pakistanais et après? Le ministre pakistanais des Affaires
étrangères parle de 43 milliards de dollars pour reconstruire le
Pakistan. Un dernier mot, qu’ont fait les pays arabes pour
solliciter l’aide de leurs peuples? Y a-t-il un téléthon? Même
pour celles et ceux qui veulent faire un don, il n’y a pas de
circuit à ma connaissance, de circuit de collecte. Que font
aussi les musulmans, notamment en Europe pour le Pakistan? Que
font les intellectuels musulmans dans le monde dont le silence
assourdissant ne leur donne aucune légitimité morale? C’est dire
que nous devons expliquer pourquoi cette indifférence des pays
arabes et musulmans? Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas
accuser les autres si on ne fait pas l’anamnèse d’abord en nous.
Il est vrai que les médias occidentaux aux ordres nous donnent
une image sanglante du Pakistan, de leur collusion avec les
Taliban et cela dans une information en boucle. Lors du tsunami
indonésien, les politiciens et les artistes étaient sortis pour
favoriser les dons. Même chose pour Katrina. Les Américains
avaient organisé un téléthon pour aider les sinistrés. Pour le
tremblement de terre en Haïti, les personnalités se sont
mobilisées. Les médias aussi.
Justement, le plaidoyer de Christine Raynaud nous parait digne
d’être rapporté: Il met l’accent sur la responsabilité des
médias qui noircissent à dessein l’image du Pakistan. Comment
s’étonner, en effet, qu’aujourd’hui où le pays et ce peuple fier
sont victimes des pires inondations de leur histoire, les
généreux donateurs français, européens, occidentaux se trouvent
quelques hérissons dans le porte-monnaie, quand on sait l’image
négative que tous les médias ne cessent de construire autour du
Pakistan? Comment venir en aide à des gens qui posent des
bombes, qui tuent des otages ou qui maltraitent des femmes?
(...) Quand je suis revenue des montagnes de l’Hindu Kush, j’ai
regardé, ahurie, à la télévision pakistanaise ou internationale
(des images violentes de voitures en flammes, de pompiers
débordés, avec ce titre en français. Affolée, j’ai téléphoné à
ma famille en région parisienne qui s’est empressée de me
rassurer: les images que je voyais étaient très exagérées et les
événements n’étaient pas aussi sanglants que les médias du monde
entier me les montrent. Sur place, ma famille pakistanaise
s’inquiétait pour moi, pour ma famille en France et se demandait
ce que pouvait être ce pays où les voitures brûlaient ainsi le
soir venu! J’ai trouvé ce paradoxe extraordinaire: ces gens qui
venaient pratiquement de m’adopter et qui, dans mon pays natal,
passaient pour des extrémistes religieux, les derniers barbares
de notre monde civilisé, étaient effrayés pour moi de la
situation intérieure dans mon propre pays, patrie soi-disant des
Droits de l’Homme! C’est là que j’ai compris à quel point les
médias, télévision, presse, cinéma, etc. pouvaient construire ou
détruire une réalité sociale ou politique, par l’exagération, la
passion du spectacle, la volonté de toujours faire peur,
d’effrayer le citoyen. (...) Pourtant, le Pakistan est un
Paradis: tous les voyageurs vous diront l’accueil chaleureux des
habitants, qu’ils soient Punjabis, Pashtuns, Balouchtes,
sunnites, chi’ites ou ismaéliens. (..) Plus que donner de
l’argent ou de l’aide humanitaire aux Pakistanais aujourd’hui,
il faudrait arrêter de les considérer comme le peuple voyou de
cette planète. Pour cela il faudrait que chaque spectateur,
lecteur, auditeur, prenne pleinement conscience de l’influence
négative des médias (...)(8). On dit souvent que l’histoire et
la politique au Pakistan se résument en 3 A (Allah, Amérique et
Armée). Le manichéisme règne. Il y aurait donc de «bonnes»
causes humanitaires et de «moins bonnes» pour des raisons
non pas humanitaires mais politiques, voire culturelles et
cultuelles. Quelles que soient les raisons invoquées, les
Pakistanais n’en sont pas moins des êtres humains. Aujourd’hui,
ils souf-frent. Ils ont besoin de notre aide.
1.Réunion à l’ONU pour accélérer l’aide au Pakistan Le monde.fr
avec AFP 19.08.2010
2.Pakistan: qui donne quoi?Le Monde.fr 18.08.2010
3.Naïké Desquesnes: Le Pakistan accepte l’aide de son voisin
indien Le Courrier 20.08.2010
4.Frederic Burnand Pakistan: l’aide forcément intéressée des
Etats Swissinfo 19/08/2010
5.Trop d’hypocrisie. The Nation 19.08.2010
6.Suhail Siddiq: Pakistan, une émotion à géométrie variable
Oumma.com 19 août 2010
7.André Pratte http: //blogues.cyberpresse.ca/edito/2010/08/09/
9 août 2010
8.Christine Raynaud: L’image négative du Pakistan Le Monde
17.08.2010
Pr Chems Eddine Chitour, Ecole nationale
polytechnique, enp-edu.dz
Partager
Droits de reproduction et de diffusion
réservés © L'Expression
Publié le 23 août 2010 avec l'aimable autorisation de l'Expression
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
Le dossier
Monde
Les dernières mises à
jour
|