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L'EXPRESSIONDZ.COM
63E FESTIVAL DE CANNES HORS LA LOI
«COLONIALE»
Brève histoire d'un passé qui ne passe
pas
Chems Eddine Chitour
Samedi 22 mai 2010 «Quand trop de sécheresse
brûle les coeurs, quand la faim tord trop d’entrailles, quand on
rentre trop de larmes, quand on bâillonne trop de rêves. C’est
comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher. A la fin, il
suffit du bout de bois d’un esclave, pour faire, dans le ciel de
Dieu et dans le coeur des hommes, le plus énorme incendie.»
Mouloud Mammeri
Il est curieux de constater que les plus
grands laudateurs du mythe de l’Algérie française, sont en fait,
des émigrés de la première, de la deuxième ou de la troisième
génération. De quoi s’agit-il? Cette fois c’est d’un film
fiction réalisé par Rachid Bouchareb et appelé Hors-la-loi, plus
justement d’après nous: «Hors la Loi coloniale». Il y décrit en
six minutes sur deux heures, les prémisses de la guerre
d’Algérie par les massacres de Sétif. Tollé général dans le
Sud-Est de la France. Les élus de la région, sans avoir vu le
film, tirent à boulets rouges sur le film d’autant qu’il a été
sélectionné par le Festival pour passer le 21 mai. Même Thierry
Frémaux, président du Festival, avait jugé que ce film avait
toute sa place dans la «maison des cinéastes, et avait apprécié,
d’après Rachid Bouchareb, les qualités esthétiques.
Que reproche-t-on à ce film? De n’avoir pas parlé - encore une
fois sans voir le film- de la centaine de morts européens. Qui
en est le porte-drapeau? Il y a d’abord le secrétaire d’Etat aux
Anciens combattants qui se permet de donner son avis sur le
scénario du film en le faisant valider par les services
cinématographiques de l’Armée à la demande d’un deuxième émigré
de la deuxième génération, le député Lionnel Luca, né en 1954,
au début de la guerre, fils d’un émigré. Son père, qui nous
vient des lointaines Carpates (Roumanie), s’engagera ensuite
dans la Légion étrangère et servira en Indochine. Il sera
naturalisé en 1958. Il y a enfin le beur (l’arabe chrétien), le
député Elie Aboud, né le 12 octobre 1959 à Beyrouth (Liban), qui
avait cinq ans au début de la guerre d’indépendance et qui en
rajoute selon le fameux principe «Etre plus royaliste que le
roi».
«Ce n’est qu’une fiction»
Personne à leur propos, ne parle de leurs ascendants; le corps
social français les ayant absorbés. Ce ne sont pas des émigrés
de la première, deuxième génération ou troisième, contrairement
aux beurs, même enfants de harki, qui sont toujours et toujours
des beurs numérotés première génération, deuxième, 10e
génération. On peut s’interroger, à juste titre, pourquoi ils
sont facilement intégrés. Sans faire dans les déductions
faciles, on ne peut pas ne pas penser au ciment de la religion
chrétienne qui lie d’une façon invisible, ceux qui aspirent à
être Français. Pourtant, lors d’un meeting, l’arabe de service
de l’UMP, présenté au ministre de l’Intérieur comme buvant du
vin et mangeant du cochon, n’a pas eu les faveurs de ce dernier
qui aurait dit en substance: «Quand il y en a un ça va, quand il
y en a plusieurs cela pose problème.»..
«En tant que député, je n’ai pas à juger du contenu d’une oeuvre
culturelle, mais dans la mesure où ce film bénéficie d’une
subvention du Centre national du cinéma, le député a un droit de
regard. Je n’admettrai pas qu’on utilise de l’argent public pour
insulter la République.» Elie Aboud qui a allumé la polémique
fin avril, a plus précisément accusé Rachid Bouchareb d’occulter
les meurtres d’Européens qui ont précédé les massa-cres de
Sétif. Il l’a accusé, sur la base d’un bref avis émis, à partir
d’un scénario provisoire, par le service historique du ministère
de la Défense, lequel relève des anachronismes. Pour sa part, la
Société des auteurs et compositeurs dramatiques (Sacd), qui gère
les droits de 48 000 auteurs de l’audiovisuel et du spectacle
vivant, a ironiquement décerné à Lionnel Luca un prix de la
«Bêtise avec un grand C», selon le mot du poète Jacques Prévert.
Douze intellectuels dont sept historiens, défendant la «liberté
d’expression», ont dénoncé, de leur côté, un «retour en force de
la bonne conscience coloniale», tandis que la Ligue des droits
de l’Homme (LDH) s’insurgeait contre les «pressions» exercées
sur les financeurs du film et sur le Festival.
Pour sa part et devant la polémique qui enfle, Rachid Bouchareb
a appelé au calme dès l’ouverture du Festival et souhaité que
les désaccords suscités par cette «fiction» s’expriment «dans la
sérénité». «Devant de telles passions et dans un souci
d’apaisement, il m’apparaît important de rappeler deux choses:
Hors-la-loi est un film de fiction, une saga qui raconte
l’histoire de trois frères algériens et de leur mère sur une
période de plus de trente-cinq ans, du milieu des années trente
à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Il faut qu’il soit
possible que le cinéma aborde tous les sujets». Se défendant de
vouloir faire oeuvre d’historien, il a souhaité que le
désaccord, s’il s’exprime, se fasse «dans un cadre pacifique et
dans la sérénité du débat d’idées», après la projection.
Elie Aboud, qui a fait sa carrière en caressant les pulsions
revanchardes de l’électorat nostalgique, n’en est pas à sa
première provocation.
«Après avoir cautionné, écrit l’IDH de Toulon, par sa présence,
une cérémonie d’hommage à l’OAS, le 26 mars dernier, au
cimetière neuf de Béziers, le député Elie Aboud a participé le
12 décembre à l’inauguration d’un rond-point dédié au bachaga
Boualem, à Béziers. Il est vrai que Elie Aboud est député d’un
département où les extrémistes de l’Algérie française»
continuent à se manifester bruyamment... Mais, cet homme
politique, ambitieux semble ignorer que les pieds-noirs et leurs
descendants ne sont pas tous nostalgiques de la période
coloniale, que les harkis sont las d’être instrumentalisés, et
que les liens qui se sont tissés entre les deux rives de la
Méditerranée sont profonds. La guerre d’indépendance algérienne
s’est terminée il y aura bientôt cinquante ans. Il serait temps
que la France regarde son passé en face, qu’elle exprime enfin
quelque «regret» pour les violences faites aux Algériens pendant
la période coloniale, et qu’elle établisse avec son voisin, des
relations fondées sur le respect mutuel.(1)
Lionnel Luca est de ceux ayant âprement défendu l’article 4 de
la loi du 23 février 2005 (modifié par décret en 2006) énonçant
que «Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en
Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des
combattants de l’armée française issus de ces territoires, la
place éminente à laquelle ils ont droit». Lionnel Luca affirmant
même: «En disant que s’il n’y avait pas eu la colonisation, ni
Léon Bertrand, ni Azouz Begag ne seraient ministres de la
République française, je n’ai fait que rappeler une évidence, un
fait, sans aucune arrière-pensée. «On peut lui rétorquer que
c’est parce que la République a une forte volonté d’intégration
qu’elle l’a, en tant qu’émigré, lui aussi de la deuxième
génération comme Azouz Begag, intégré et lui a donné le droit de
dire le droit. Pour l’histoire, c’est dans une lettre du 7
décembre 2009 qu’il a adressée à Hubert Falco pour le saisir du
cas de ce film auquel le Centre national du cinéma (CNC)
apportait son soutien financier: «On peut s’interroger sur cette
volonté d’encourager une repentance permanente que le président
de la République a plusieurs fois condamnée. A défaut de pouvoir
intervenir sur le CNC, je vous saurais gré de bien vouloir
veiller à ce que la sortie du film ne puisse être cautionnée par
les officiels français.»
Encore heureux que le film soit présenté sous bannière
algérienne. Au vu de ce qui a précédé, le véritable problème que
pose le film ne semble pas essentiellement tenir aux
inexactitudes relevées par le SHD. Comme le précise fort
justement l’historien Pascal Blanchard: «Mais ce n’est pas le
sujet, Hors-la-Loi est une fiction. On n’a jamais reproché à
Francis Ford Coppola, le réalisateur d’Apocalypse Now, de
n’avoir pas filmé la guerre du Vietnam dans l’ordre où elle
devait être racontée.»
Des milliers de morts
En mai 1945, dans cette atmosphère délétère où la chape de plomb
paraissait durer mille ans, des Algériens ont cru que l’heure de
l’indépendance avait sonné. Ce fut une répression innommable. Il
est vrai que les Européens d’en bas avaient un statut de race
supérieure. Un fil rouge séparait d’une façon invisible les deux
communautés, ce sont les interdits de la société coloniale dont
parle si bien Pierre Bourdieu dans son ouvrage Sociologie de
l’Algérie. Le 8 mai 1945, jour de la signature de la
capitulation allemande, dans la plupart des villes d’Algérie,
des cortèges d’Algériens musulmans défilent avec des banderoles
portant comme mot d’ordre: «A bas le fascisme et le
colonialisme». À Sétif, la police tire sur les manifestants
algériens. Ces derniers ripostent en s’attaquant aux policiers
et aux Européens. C’est le début d’un soulèvement spontané à La
Fayette, Chevreuil, Kherrata, Oued Marsa... On relève 103 tués,
assassinés dans des conditions atroces, et 110 blessés parmi les
Européens. Les autorités organisent une véritable guerre des
représailles qui tourne au massacre. Fusillades, ratissages,
exécutions sommaires parmi les populations civiles se
poursuivent durant plusieurs semaines. Les nationalistes
algériens avanceront le chiffre de 45.000 morts, d’autres
sources françaises, récentes, avancent le chiffre de 15.000 à
20.000 morts. [...]» Guy Pervillé citant Claude Liuzu, parle de
plusieurs milliers de morts.
Il y eut plusieurs milliers de morts dont des centaines sans
sépulture, nous avons même eu droit à des fours crématoires à
Héliopolis (Guelma). Il faut lire le livre: Les massacres de
Guelma un Journal personnel écrit par Marcel Reggui (professeur
de lettres, français d’origine algérienne, converti au
catholicisme) qui débarque à Guelma pour mener une enquête sur
le meurtre de trois membres de sa famille (sa soeur et ses deux
frères) en ce mai 1945 et qui y note tout ce qu’il découvre. Il
ne révélera jamais son journal, Pierre Amrouche découvre ce
journal de Marcel Reggui ami de Jean Amrouche.
L’historien Gilles Manceron, écrit Nadia Bouzegrane, a vu une
mouture du film. S’il a relevé quelques inexactitudes
historiques de la part du réalisateur, il s’élève contre les
pressions politiques qui se sont manifestées pour interdire
cette première fiction cinématographique sur les massacres du 8
mai 1945. Pour lui: «Cette polémique témoigne d’un phénomène
qu’on connaît déjà, c’est-à-dire l’existence de milieux
nostalgiques de la colonisation qui sont portés par l’extrême
droite, mais qui sont aussi représentés au sein même de la
majorité politique actuelle en France (...) Ce qui n’est pas
normal, parce que l’Etat n’a pas à s’ériger en critique de
cinéma et en décideur de ce qui est bien ou mal dans la
production cinématographique. Cette agitation préalable de la
part de l’Etat et du milieu politique ne me semble pas une bonne
chose. Il y a une liberté de création dans une société
démocratique. (...) Ils se fondent toujours sur les mêmes idées,
c’est-à-dire qu’il ne faut pas montrer les exactions de l’armée
française, la violence des colons, que ce n’est pas vrai ou bien
ce n’était qu’une réponse légitime à une violence préexistante,
alors que c’est le contraire qui s’est produit. C’est la même
idéologie de justification et de dénégation de la part de gens
qui ne veulent pas voir les réalités de l’histoire, qui dénient
le droit à la résistance qui s’était exercée contre la
colonisation française. A la question: «Cela ne montre-t-il pas,
une fois encore, que la dénégation est encore vivace, même si
deux ambassadeurs français ont qualifié les événements du 8 mai
1945 d’«épouvantables massacres» et de «tragédie inexcusable»?
Il répond: «C’est ce que j’appelle la croisée des chemins, parce
qu’il y a deux discours contradictoires qui se tiennent dans la
société française: il y a un discours selon lequel il faut que
la France regarde son passé, y compris les pages sombres de ce
passé, et les reconnaisse, notamment tout ce qui renvoie à
l’histoire coloniale et à l’histoire franco-algérienne; et puis
il y a l’idée selon laquelle il n’y a rien à regretter du point
de vue de ce passé colonial qui serait une oeuvre positive. A
mon avis, la reconnaissance est inévitable, la France ne pourra
que le faire parce que c’est intenable d’être dans la
dénégation.»(2)
L’offensive est lancée: le maire de Cannes, Bernard Brochand
(UMP), qui a vu le film, a choisi vendredi, jour de sa
présentation officielle, pour rendre hommage, à 10 heures 30
(heure de projection du film), devant le monument aux morts de
l’Hôtel de ville, aux «victimes françaises» de la guerre
d’Algérie et des événements de Sétif, le 8 mai 1945. «Une
cérémonie du souvenir organisée en hommage aux victimes
françaises de la guerre d’Algérie a été voulue par la
municipalité de Cannes afin de marquer (...) son attachement à
la mémoire de nos compatriotes civils et militaires, et des
hommes des forces supplétives tombés au cours des événements de
Sétif.» De même, le même jour à 10 h, Elie Aboud a annoncé
l’organisation d’une marche silencieuse, du monument aux morts
de Cannes au palais du Festival. Trois gerbes seront déposées,
l’une par le sous-préfet, l’autre par les élus, la dernière par
les organisations de rapatriés, a précisé à la presse le député
de l’Hérault. La France officielle est donc représentée.
Cela ne nous étonne pas. Albert Camus disait qu’ «il est bon
qu’une Nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour
trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais il est
dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable
et de la vouer à une pénitence perpétuelle». C’est à non point
douter l’abécédaire fondateur de la non-repentance et de «la
tyrannie de la repentance» théorisée par les Pascal Bruckner et
consorts et qui ont amené le président de la République
française à Toulon, quelques jours avant son intronisation comme
président en mai 2007, à parler de la non-repentance et de la
haine de soi. En clair, la colonisation a du bon et nous en
voyons les conséquences par les bravades des nostalgériques à
vouloir dicter un récit à leur image. Quelles que soient les
rodomontades, la vérité éclatera un jour ou l’autre. Dans cette
histoire, c’est un peuple qui a commencé à se battre non pas à
partir de 1945 mais depuis que les hordes sauvages de l’armée
d’Afrique ont débarqué sur les plages de Sidi Ferruch. Il y eut
une dizaine de révoltes officielles pendant près de 80 ans
jusqu’aux dernières révoltes de Marguerite. Ensuite, fort de son
pouvoir génocidaire, la France coloniale pensait avoir
définitivement annihilé le sentiment national algérien qui n’a
pu alors s’exprimer qu’à travers la lutte politique jusqu’en
1945, point d’orgue de la conviction que l’émancipation des
Algériens ne se fera pas dans le cadre colonial condamné par
l’histoire. Ce n’est pas, apparemment, demain que nous verrons
une histoire apaisée qui fait la part réelle des choses.
Un peuple a risqué de disparaître en 132 ans de dénégation de
dignité humaine. Ce film passera, on peut parier que pour la
«raison d’Etat», une entente s’est faite pour qu’il ne soit pas
récompensé à sa juste mesure.
1.Elie Aboud, ou le déni du passé colonial
de la France. www. IDH Toulon: Les deux rives de la
Méditerranée- 15 décembre 2009
2 Nadjia Bouzeghrane Gilles Manceron.: «Le film est dénigré pour
de mauvaises raisons» El Watan 5 mai 2010
Pr Chems Eddine Chitour, Ecole nationale
polytechnique, enp-edu.dz
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Publié le 22 mai 2010 avec l'aimable autorisation de l'Expression
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