Opinion
17
octobre 1961 :
50 ans d'amnésie française et d'omerta
algérienne
Chems Eddine Chitour
Photo: El Watan
Lundi 17 octobre
2011
«J'ai maintes
fois souhaité que la honte d'avoir été
le témoin impuissant d'une violence
d'État haineuse et organisée, puisse se
transformer en honte collective. Je
voudrais aujourd'hui que le souvenir des
crimes monstrueux du 17 octobre 1961,
sorte de concentré de toutes les
horreurs de la guerre d'Algérie, soit
inscrit sur une stèle en un haut lieu de
toutes les villes de France, à titre de
mise en garde solennelle contre toute
rechute dans la barbarie raciste.»
Pierre Bourdieu: Le 17 octobre 1961, un
crime d'État à Paris, Edits La Dispute,
mai 2001.
Il y a cinquante ans, jour pour jour,
des Algériennes et des Algériens, mais
aussi des enfants bravaient, d'une façon
pacifique, un couvre-feu inique pour
protester contre cette mesure
discriminatoire. La répression fut
terrible, elle fut un solde de tout
compte d'une haine contenue et qui
pouvait s'exprimer au grand jour et dans
cette tuerie, ce «crime d'Etat» pour
reprendre l'expression de Jean-Luc
Einaudi, toute la chaîne de commandement
du policier raciste qui s'est senti
«pousser du zèle», aux responsables,
notamment le sinistre Papon dont les
Algériens se souviennent de son passage
sanglant à Constantine comme préfet,
mais pas seulement, il y a Roger Frey le
ministre de l'Intérieur, le Premier
ministre Michel Debré qui voyait là,
comme l'écrit Omar Boudaoud, une
occasion unique et définitive de briser
la structure du FLN en asséchant la
collecte d'argent qui ne pouvait se
faire que la nuit... Il y a enfin le
général de Gaulle qui a laissé faire et
ensuite couvert Papon ce haut
fonctionnaire qui s'était déjà illustré
à Vichy avec la rafle du Vel'd'hiv de
plusieurs milliers de juifs qu'il a
contribué à déporter. Il sera condamné
bien plus tard pour cela grâce à la
force du lobby du Crif et de Serge
Klarsfeld.
Curieusement, la justice française, qui
est censée dire le droit au nom de la
grandeur de la France, n'a pas retenu
les plaintes concernant le 17 octobre
1961, introduites par l'écrivain
Jean-Luc Einaudi. Nous voulons aussi
dans ces lignes rappeler afin que nul
n'oublie, l'histoire tragique d'une
lycéenne de 15 ans, Fatima Beddar,
lycéenne qui a voulu elle aussi
protester et défiler pour la liberté.
Mais qui a tué Fatima Beddar?», s'est
interrogé Jean-Luc Einaudi. On ne le
saura jamais. Mais ce que l'on sait,
c'est qu'au commissariat de Saint-Denis
et au poste de police de Stains,
dépendant de Saint-Denis, des policiers
avaient, depuis des semaines, pris
l'habitude de jeter des gens dans le
canal et dans la Seine. Enfin, il semble
que le slogan de l'époque était: «Avec
Papon, c'est la chasse aux ratons sous
les ponts.» Tout un programme pour une
solution «quasi finale». Il y aurait
plus de 200 morts, des centaines de
bléssés des disparus,plus de 11.700
arrestations.(1)
Pour Jean-Luc Einaudy, les journées des
17 et 18 octobre 1961 représentent le
paroxysme de pratiques policières qui
s'étaient installées et banalisées
depuis bien longtemps. On pourrait même
remonter antérieurement, au
déclenchement de la guerre en Algérie
tant les traditions policières
antialgériennes sont anciennes. (...)
C'est une chasse à l'homme généralisée,
à Paris comme en banlieue. Le préfet de
police organisant un défoulement sans
limites avec l'objectif de vider le sac
du mécontentement de la police qui est
réel, afin de le détourner du
gouvernement qui a fort à faire avec les
états d'âme de nombreux militaires et
les entreprises séditieuses de l'OAS.
(...)»(2)
Pourquoi
cette marche?
On peut se demander pourquoi avoir
décidé de cette marche connaissant les
risques pour des personnes sans défense?
Une première explication nous est donnée
par Omar Boudaoud qui a dirigé pendant
cinq ans la Fédération de France: «Le
couvre-feu touchait particulièrement les
militants nationalistes algériens car,
selon Omar Boudaoud, «le travail du FLN
s'effectuait généralement le soir: les
réunions de militants se tenaient dans
les cafés ou dans d'autres endroits, la
collecte des cotisations s'effectuait
après la sortie du travail et le repas
du soir, de même que la diffusion de la
"littérature" FLN». Devant les
difficultés que le couvre-feu
entraînerait pour l'organisation
nationaliste, le Comité fédéral
expliquait que «l'application de ce
couvre-feu deviendra un handicap
insurmontable et paralysera toute
activité. Essayez donc d'organiser
quelque chose pour riposter. Nous nous
attendions certes à une vague de
répression; mais nous étions tellement
sûrs du caractère pacifique de la
manifestation, que la sauvagerie et
l'atrocité de la répression qui s'en
suivit nous prit au dépourvu».(3)
«De notre côté, poursuit Omar Boudaoud,
l'action du 17 octobre n'avait pas pour
but de faire courir un risque politique
quelconque aux entretiens en
perspective. En réalité, nous avons été
contraints de réagir, c'est peut-être un
piège de la droite française pour nous
pousser à une révolte qui se serait, en
définitive, retournée contre nous...
(..)De plus, le GPRA était informé de
notre action. A Tunis, le ministère de
l'Intérieur dont dépendait alors, la
Fédération -m'avait dit en substance:
«Ceci est votre affaire. Si vous
réussissez c'est la révolution qui
réussit, si vous échouez, vous paierez
votre décision.» Réponse: «J'ai compris,
nous allons agir.» En fin de compte, le
GPRA nous a félicités. On peut même
soutenir qu'il s'est révélé plus
important que celui des actions armées
d'aout 1958 en France.»(3)
L'amnésie
et le refus d’assumer du côté français
On l'aura compris, ces morts ont été le
«prix à payer» pour l'aura de la
Révolution mais aussi le prix des luttes
intestines au sein du FLN. On apprend en
effet, que fin 1961, le livre
«Ratonnades à Paris», de P. Péju, est
saisi lui aussi. (...) Au lendemain de
la manifestation, seuls L'Humanité et
Libération dénoncent la violence de la
répression Si, en 1972, P. Vidal-Naquet
avait déjà rappelé les massacres des 17
et 18 octobre 1961 dans son livre «La
Torture dans la République», c'est à
partir des années 1980 qu'ils acquièrent
peu à peu une véritable publicité. (...)
Bien plus tard, le Premier ministre
Lionel Jospin en 1999 s'est prononcé
contre la reconnaissance officielle des
crimes du 17 octobre 1961, déclarant que
l'Etat n'avait pas à faire acte de
«repentance» et qu'il appartenait à
présent aux historiens de faire le
nécessaire travail de mise au jour de la
vérité sur ces événements.
Pour Gilles Manceron, c'est assurément
la seconde partie de l'ouvrage, «La
triple occultation d'un massacre», qui
retient l'intérêt. Les défaillances de
la gauche, du Parti communiste
notamment, et les luttes de pouvoir au
sein du FLN, qui marquent la défaite de
la Fédération de France, sont décryptées
sans passion inutile. Les batailles au
sommet de l'Etat sont également
décrites: la mise à l'écart du ministre
de la Justice, Edmond Michelet, le 23
août 1961, a laissé les mains libres aux
ultras du régime gaulliste - Michel
Debré en tête. Dès 1958, la "guerre à
outrance" contre le FLN est lancée, de
plus en plus féroce à mesure qu'approche
l'inéluctable accord de paix, qui
sonnera, en 1962, la fin de l'Algérie
française.(4)
La censure
intestine du FLN
Du côté algérien ce fut aussi la chape
de plomb. Catherine Simon écrit:(...)
Près de cinquante ans (et quelques
dizaines de livres) plus tard, la
connaissance du 17octobre s'est
tellement enrichie que le texte pionnier
des Péju peut donner, paradoxalement, un
sentiment de déjà lu. On aurait tort de
s'en tenir là.(...) En le lisant, on
mesure cette extraordinaire ironie de
l'histoire: la censure qui s'est exercée
sur ce texte, à l'époque, ne fut pas
celle de l'Etat français, mais celle des
autorités de la toute nouvelle
République algérienne. C'est le Front de
libération nationale (FLN) ou, plus
exactement, le ´´ticket gagnant´´formé,
à l'été 1962, par le colonel Houari
Boumediène et le bientôt président Ahmed
Ben Bella, qui imposa le silence aux
Péju - lesquels acceptèrent de ne pas
publier leur livre. (...) Marcel Péju a
dirigé, après l'indépendance de
l'Algérie, le bureau parisien de
l'hebdomadaire Révolution africaine,
publié sous l'égide du FLN, et dont le
patron a été, jusqu'au printemps 1964,
l'avocat Jacques Vergès. Il travaillera
plus tard à l'hebdomadaire Jeune
Afrique.(5)
Dans la préface qu'il a écrite pour ce
texte réédité en 2000 à La Découverte,
l'historien Pierre Vidal-Naquet
(1930-2006) raconte succinctement les
déboires du "livre d'après", celui des
Péju, commandé puis décommandé, donc,
par le FLN. Il était "déjà en épreuves
lorsque vint, de l'autorité algérienne,
le conseil pressant de ne pas insister",
indique-t-il. Evoquant le "patronage
discret de la Fédération de France", qui
a encouragé le travail des Péju, Vidal-Naquet
explique comment cette dernière, lors de
la crise de l'été 1962 (qui vit
s'affronter, au sein du FLN, les
prétendants au pouvoir), avait "misé sur
le mauvais cheval: les civils du GPRA
(le gouvernement du FLN en exil) contre
les militaires de l'armée des frontières
du colonel Boumediène, auxquels s'était
adjoint Ben Bella". Ainsi, parce que la
Fédération de France "faisait partie des
vaincus", explique au Monde l'historien
Jean-Luc Einaudi, il était hors de
question, pour les nouveaux maîtres
d'Alger, de laisser paraître un ouvrage
qui "lui aurait fait de la pub". Tant
pis pour les manifestants du 17 octobre,
matraqués et jetés à la Seine, que le
ministère de l'Information du GPRA
aurait voulu voir honorés? L'hommage
viendra plus tard, au début des années
1990, quand Ali Haroun, l'un des anciens
responsables de la Fédération de France,
sera revenu en grâce. Depuis 1991,
rappelle Jean-Luc Einaudi, la journée du
17 octobre fait l'objet d'une
commémoration nationale en Algérie.(5)
Historien de l'Algérie contemporaine et
de l'immigration, né à Palat (Algérie)
en 1933, Jacques Simon abonde dans le
même sens: «(...) Bien avant mai 1958,
De Gaulle sait que l'Algérie sera un
jour indépendante. Mais pour qu'elle
reste toujours rattachée à la France, il
prépare soigneusement les conditions de
sa dépendance économique et financière
en organisant son accession à
l'indépendance par étapes et de façon
maîtrisée. Pour le général, l'objectif
était de changer la forme de la
domination de l'impérialisme sur sa
colonie et cela, dans tous les domaines.
(...) Dans le même temps, De Gaulle
charge le général Challe d'écraser l'ALN
en Algérie et le ministre Jacques
Soustelle de détacher le Sahara de
l'Algérie puis il lance, le 3 octobre
1958, le Plan de Constantine qui visait
à enchaîner solidement l'Algérie à la
France. Il a pu alors prononcer, le 16
septembre 1959, un discours sur
l'autodétermination qui exprimait sa
détermination à négocier avec le GPRA,
le dégagement de la France de l'Algérie.
(...) »(6)
« Dans le même temps, ajoute Jacques
Simon, De Gaulle va injecter dans l'ALN
stationnée en Tunisie et au Maroc des
centaines d'officiers ´´déserteurs´´ qui
vont structurer l'ALN extérieure comme
une armée professionnelle, avec un
État-major général (EMG) dirigé par
Boumediene. (...) Le général De Gaulle
qui ne croit pas dans la capacité du
GPRA de garantir les intérêts de la
France, contacte Boumediene et soutient,
dès l'ouverture de la crise du FLN
pendant l'été 1962, l'alliance entre Ben
Bella, champion de Nasser et Boumediene.
Dans cette situation où De Gaulle a tout
cédé au GPRA, pourquoi la manifestation
du 17 octobre 61? Le fait majeur qui
explique tout c'est la réunion du CNRA
de Tripoli du 9 au 27 août 1961, avec un
FLN explosé en plusieurs fractions et
l'état-major s'opposant à un GPRA
lui-même très divisé. C'est dans ce
contexte que la Fédération de France du
FLN, elle-même en désaccord avec sa
direction (le Nidham), installée en
République fédérale allemande (RFA),
lance la bataille de Paris. Le but est
triple: maintenir sa cohésion, garder le
contrôle de l'émigration et peser dans
la lutte engagée par les différentes
fractions du GPRA, pour le pouvoir.
Comme en 1958, la réaction du général De
Gaulle sera vigoureuse. (...)(6)
De son côté, Mohamed Harbi ancien de la
Fédération de France du FLN abonde dans
le mêmes sens et écrit: "Ce qui a joué
dans le déclenchement de la
manifestation du 17 octobre, ce sont
plutôt des enjeux internes, voire des
ambitions personnelles (...) En 1961, il
n'était plus question d'une troisième
voie. C'était une option enterrée. Le
gouvernement français avait accepté de
ne négocier qu'avec le FLN. Je me
souviens d'ailleurs qu'au GPRA, nombreux
étaient ceux qui ont mal réagi à cette
manifestation d'octobre 1961, qui leur
paraissait inutile. On était proche de
la fin...Ce sont déjà des luttes pour le
pouvoir dans l'Algérie indépendante."(6)
(7)
Les massacres du 17 octobre 1961 ne sont
pas une singularité, ils ont été
précédés -le mot génocide est une marque
déposée de la Shoah -par une série de
massacres à grande échelle à Guelma,
Kherrata, Sétif et aussi Alger en 1957
avec un Aussarresses que présente Pierre
Vidal-Naquet dans «La torture dans la
République» comme le chef de file d'une
équipe de tueurs professionnels. Pendant
132 ans, la France autoproclamée des
droits de l'Homme -patrie du, dit-on
«siècle des Lumières» -et qui fut à bien
des égards «un siècle des ténèbres» pour
les peuples faibles- n'a cessé de
réduire les Algériens par des massacres
sans nom. Elle n'a cessé aussi de
déstructurer le tissu social au point de
problématiser, encore de nos jours,
l'identité des Algériens, et d'avoir
semé dans nos têtes le virus de la
soumission intellectuelle au point que
tout ce qui vient «de l'autre côté» est
du pain bénit. Le jour où le président
du pays des Lumières s'inclinera devant
le Pont Saint-Michel, à Paris, lieu
symbolique de la lutte contre l'oubli,
n'est certes pas encore venu.
Les morts sans sépulture de la Seine
nous interpellent. Leur combat pour une
Algérie libre n'a pas eu la
reconnaissance du pays dont les
dirigeants ont minimisé longtemps leur
rôle dans l'accélération du mouvement
pour l'indépendance. Ces morts ont été
instrumentalisés et ignorés par les
pouvoirs français et algérien en
fonction de stratégies différentes mais
qui se rejoignent dans la coupable
amnésie, cette nuit noire du 17 octobre
1961. Paix à leurs âmes.
1.Chems Eddine Chitour-17 octobre 1961:
Impunité et mépris http://bellaciao.org/fr/spip.
php?article92738
2.Jean-Luc Einaudi: «Octobre 1961, un
massacre à Paris» Fayard, Paris, 2001,
3.Omar Boudaoud: Du PPA au MTLD,mémoire
d'un combattant.p.187-188, Ed.Casbah
20007
4.«Le 17 octobre des Algériens», de
Marcel et Paulette Péju et «La triple
occultation d'un massacre», de Gilles
Manceron: un reportage militant et un
décryptage dépassionné Le Monde.fr
13.10.2011
5.http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4664
Catherine Simon, Le Monde des Livres, 13
octobre 2011
6.De Gaulle, l'Algérie et le massacre du
17 octobre 1961
http://actualite.algeeria.com/de-gaulle-lalgerie-et-le-massacre-du-17-octobre-1961
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 18 octobre 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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