|
L'EXPRESSIONDZ.COM
LA SOIF DE DÉMOCRATIE DE LA JEUNESSE ARABE
L'hypocrisie de l'Occident
Chems Eddine
Chitour
Lundi 14 février 2011
«Nous sommes en guerre avec
l’Amérique...une guerre permanente, une guerre vitale, une
guerre économique, une guerre sans mort apparemment et pourtant
une guerre à mort». Silence...«Parce qu’ils sont très durs les
Américains...Ils sont voraces...ils ne veulent que ce qu’ils
veulent...un pouvoir sans partage sur le monde...»
François Mitterrand
Cet aveu de Mitterrand montre la dureté des
relations internationales et relativise tous les discours de
bonnes intentions au profit de la realpolitik. Pourtant. un vent
de fronde, qui rappelle les événements du Monde arabe au début
du XXe siècle avec les Jeunes Turcs, puis les Jeunes Tunisiens,
Egyptiens, Algériens avec l’Emir Khaled, est en train de balayer
le Monde arabe. Il s’agissait, à l’époque, de se libérer du joug
du colonialisme par une émancipation encouragée, il faut le
dire, par le président Wilson qui voyait d’un très mauvais oeil
les accords Sykes-Picot. Résultat des courses, seule la Turquie
émergea des décombres de l’Empire Ottoman. Mustafa Kémal abolit
le califat et tourna le dos à l’arabe. Près d’un siècle plus
tard, l’Islam est toujours la religion majoritaire en Turquie,
un gouvernement de tendance islamique gouverne. La Turquie est
citée en exemple de réussite d’une symbiose entre l’Orient et
l’Occident. Le Monde arabe, dans son ensemble, n’a pas eu le
saut qualitatif pour se projeter dans la modernité. Les
indépendances ont donné lieu au remplacement du colonialisme par
des despotes adoubés par l’Occident.
Qu’en est-il de l’Islam et de la
démocratie?
Qu’est-ce que la démocratie de manière simple? Voici la
définition du Robert: «Doctrine politique d’après laquelle la
souveraineté doit appartenir à l’ensemble des citoyens.» De
l’autre côté, qu’est-ce que l’Islam? D’après un hadith (propos
du Prophète (Qsssl) très célèbre, selon Abou Houreïra, le
Prophète (Qsssl) se trouvait un jour avec ses compagnons quand
vint un homme habillé en blanc avec une chevelure d’un noir
intense, et lui demanda: «Qu’est-ce que l’Islam?». Le Prophète (Qsssl)
répondit: «L’Islam consiste en ce que tu crois en Dieu sans rien
lui associer, que tu pratiques la prière, que tu verses l’aumône
légale, que tu pratiques le jeûne du Ramadhan, et que tu fasses
le pèlerinage vers la demeure de Dieu une fois dans ta vie...».
«La démocratie n’est pas seulement une organisation des
institutions, elle est surtout une exigence morale. Or, cette
exigence n’est pas seulement une formulation abstraite, mais son
contenu est déterminé selon l’espace et le temps dans lesquels
elle est employée. La démocratie est donc une valeur entre deux
médiocrités: au-dessous, le manque de démocratie aboutit à
l’esclavage; au-dessus, le despotisme. Voyons à présent le
rapport de l’Islam à la démocratie. Pourquoi ne pas parler de
démocratie musulmane à l’instar de la démocratie chrétienne.
Rien de fondamental n’empêche cette figure politique. La
démocratie islamique suppose donc que l’Islam a le souci du
bonheur de soi et des autres compatible avec la démocratie telle
que nous l’avons décrite. Le Prophète (Qsssl) lui-même était un
homme très simple et consultait ses compagnons sur parfois des
détails de la vie, afin de préserver cet esprit de concertation
et de collégialité. Selon le Dr Abdelaziz ben Othman Altwaijri:
«Bien que dépositaire d’un système de vie global, l’Islam n’en a
pas pour autant proposé des règles précises et détaillées du
mode de gouvernement de l’Etat et de son dispositif économique,
social et administratif. Il s’est suffi à décréter les principes
généraux, les dispositions légales et les orientations, dont
l’observation mène tout droit au salut et à la félicité dans le
monde de l’ici-bas et de l’au-delà. De fait, l’Islam a garanti à
l’homme la liberté de pensée qui lui permet de construire des
théories et d’imaginer des plans d’action pour la gestion de sa
vie et des affaires de l’Etat et de la société, en conformité
avec les prescriptions générales de la religion.» Il faut une
structure psychologique forte pour que la démocratie soit
traduite dans des institutions. (...) La démocratie doit naître
dans le terreau particulier à chaque culture pour qu’elle donne
ses fruits de liberté et de savoir.(1)
L’histoire du combat démocrate dans les
sociétés arabes
Pour le journaliste Samir Kassir, le «malheur arabe» vient du
fait qu’il y a un déficit démocratique généralisé à toutes ses
composantes, conjugué avec une hégémonie étrangère. Ce tropisme
religieux est bien lui-même l’un des signes du malheur arabe.
Car, si l’islamisme n’est pas - ou n’est plus - un agent de
l’étranger, il est ce qui donne aux partisans de la croisade
l’occasion de se croiser et à l’Occident d’employer tous les
moyens que lui permet sa capacité technologique pour maintenir
sa suprématie sur les Arabes et perpétuer leur impuissance».(2)
Parmi les facteurs internes aux sociétés arabes et pouvant
expliquer la persistance des gouvernements despotiques dans le
Monde arabe, il faut sans doute s’arrêter au rôle des assabiyyat.
Ghassan Salamé décrit fort bien le phénomène des assabiyyat qui
prennent au piège la démocratie dès lors que les assabiyyat
«dominées» considèrent que tout phénomène d’ouverture des
régimes autoritaires constitue «un signe de faiblesse de la
assabiyya hégémonique». Il s’agit là d’une croyance profondément
ancrée dans les sociétés arabes et qui s’articule autour du
concept de khuruj dont on peut résumer le credo par ces mots
«contester, c’est sortir, sortir c’est trahir». Parce que la
logique du khuruj légitime la coercition étatique, elle aboutit
à une réduction majeure de l’espace politique». (...)Dans un
Etat dictatorial, un intellectuel engagé, un dissident, est
celui qui doit proposer une force de proposition, un
contre-pouvoir à l’idéologie dominante. Or, dans les pays
arabes, force est de constater que cela ne se produit pas ainsi.
Edward Saïd reproche aux intellectuels arabes de verser dans la
révérence et la propagande au service du pouvoir en place.
«Etant donné l’échec sur toute la ligne des dirigeants arabes»,
écrit Saïd «il incombe aux intellectuels de produire des
analyses honnêtes et de donner des indications sur ce qui est
raisonnable et juste, plutôt que de se joindre au choeur des
flagorneurs qui font l’ornement des cours royales et
présidentielles et des conseils d’administration, qu’ils
honorent de leurs présences onctueuses et continûment
déférentes». (...) Au sein même des sociétés arabes, il est
utile que les forces politiques aient le courage d’admettre le
compromis indispensable à la démocratie. Cela implique de
renoncer à la croyance, si ancrée dans l’inconscient collectif
arabe que le fait de perdre le pouvoir signifie la perte de la
vie pour l’individu ou le groupe au sein duquel il évolue»(3)
L’Occident permettra-t-il l’avènement
de la démocratie dans les pays arabes?
Oui! si l’on croit le discours du Caire de juin 2009: «Quelle
que soit la religion dont on se proclame, il existe ce que l’on
appelle les droits de l’homme, et que tous les peuples aspirent
pour l’essentiel à une poignée identique de prétentions
communes. Non! car pour ceux qui ne comprennent pas pourquoi le
président Obama et ses alliés européens ont eu tant de mal à se
ranger aux côtés des forces de la démocratie, la raison est que
la coalition des forces politiques et sociales derrière les
révolutions en Tunisie et en Égypte - et peut-être ailleurs
demain - constitue une menace bien plus grande au «système
global», qu’Al Qaîda. En bref, si les révolutions de 2011
réussissent, elles créeront un système régional et global
totalement différent de celui qui a dominé la politique
économique globale depuis des décennies, particulièrement depuis
la chute du communisme». Pour M.Michael Ledeen, conseiller sous
Bush, l’objectif n’est pas de stabiliser ces pays: «La recherche
de stabilité serait indigne de l’Amérique. Notre pays est celui
de la destruction créatrice. Nous ne voulons pas de stabilité en
Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, ni même en Arabie
Saoudite...La question est de savoir comment déstabiliser ces
pays. Nous devons les détruire pour accomplir notre mission
historique.» «Comme au temps de la guerre du Vietnam, où il
fallait détruire les villages pour les sauver...» (4) Voilà qui
rejoint les propos de François Mitterrand. Tarik Ramadan donne
des conseils à l’Occident à partir de l’Occident; il écrit:
«...On entend aujourd’hui Barack Obama, Angela Merkel, David
Cameron ou d’autres faire la leçon aux peuples en expliquant ce
qui est juste et attendu du point de la démocratie, alors que
ces mêmes dirigeants n’ont pas hésité, des décennies durant, à
composer avec les pires dictateurs, dont bien sûr Moubarak,
qu’ils appellent aujourd’hui à devenir plus démocrate. Qui donc
est assez naïf pour croire à ces discours de récupération
politicienne?» (...) L’avenir du Monde arabe dépendra beaucoup
de l’intelligence des oppositions qui l’animent. L’avenir
dépendra de la capacité à mettre sur pied des plates-formes
réunissant les (...) Il appartient aux citoyens occidentaux de
rester cohérents avec leurs principes et d’exiger que leur
gouvernement respecte les principes démocratiques et le choix
des peuples et qu’ils cessent d’être (volontairement ou non)
naïfs devant la diabolisation à géométrie variable des
oppositions dans le Monde arabe et les sociétés majoritairement
musulmanes. Notre responsabilité en Occident est immense en
effet: parce que nous avons la liberté, parce que nous avons
accès à l’éducation et à l’information, (...) Au lieu de répéter
jusqu’à l’ivresse en Occident que les forces d’opposition dans
le Monde arabe sont dangereuses, parce qu’exclusivement
islamistes et radicales, et que, implicitement, il serait donc
justifié que l’on limitât l’accès des Arabes et des musulmans à
la démocratie, il serait bon d’accompagner les peuples vers leur
liberté.»(5) Voilà le petit-fils de Hassan El Banna de sa
tribune de l’Occident, qui propose de nous accompagner vers la
démocratie.
Justement, les rapports de subordination ne sont pas sans nous
rappeler le «White man Burden» de Kipling et «le devoir des
races supérieures» de Jules Ferry. Avec sa lucidité décapante,
Robert Fisk écrit: «Il n’y a rien de mieux qu’une révolution
arabe pour montrer l’hypocrisie de vos amis. (...) Fox News a
déjà annoncé à ses téléspectateurs aux Etats-Unis que les Frères
musulmans - certainement le «plus modéré» des groupes islamistes
au Moyen-Orient - tirait les ficelles derrière les hommes et
femmes remplis de courage qui ont osé résister à la police de la
sécurité de l’Etat, tandis que la masse des «intellectuels» de
langue française» (les guillemets sont indispensables pour des
poseurs du genre de Bernard-Henri Lévy) se sont transformés,
selon le titre impérissable du journal Le Monde, en
«l’intelligentsia du silence». Et nous savons tous pourquoi.
Alain Finkelkraut parle de son «admiration» pour les démocrates,
mais aussi de la nécessité de «la vigilance» (...) À son énorme
crédit, l’historien français Daniel Lindenberg dit la vérité
cette semaine. «Nous devons, hélas, admettre la réalité: de
nombreux intellectuels pensent, au fond, que les peuples arabes
sont de façon congénitale en retard» «(...) En d’autres termes,
nous voulons que ces peuples fassent comme nous, à condition
qu’ils restent à l’écart. Et puis, quand ils prouvent qu’ils
veulent vraiment être comme nous, mais ne veulent pas envahir
l’Europe, nous faisons de notre mieux pour installer un autre
général formé par les Américains pour les gouverner. Tout comme
Paul Wolfowitz a réagi au refus du Parlement turc d’autoriser
que les troupes américaines envahissent l’Irak depuis le sud de
la Turquie en demandant si «les généraux n’ont pas quelque chose
à dire à ce sujet». Ainsi donc, lorsque les Arabes revendiquent
dignité et respect de soi, au lieu de soutenir ces
revendications démocratiques, nous les traitons comme une
catastrophe.»(6)
Dans le même ton, Pascal Boniface montre que toute la stratégie
occidentale est centrée sur la protection d’Israël, «sixième
puissance mondiale». Il écrit à propos des relais sionistes:
«Dans le Figaro des 29 et 30 janvier, Alexandre Adler est le
premier à tirer la sonnette d’alarme dans sa chronique intitulée
«Vers une dictature intégriste au Caire?» dans laquelle il
qualifie au passage Mohamed El Baradei de «pervers polymorphe».
Alain Finkielkraut prend le relais dans Libération du 3 février.
Il se demande si Mohamed El Baradei sera «l’homme de la
transition démocratique ou l’idiot utile de l’islamisme». Ces
trois intellectuels relaient en fait les craintes israéliennes
face au changement politique en Égypte. Ce qui est assez amusant
c’est que les mêmes qui ont dénoncé pendant des lustres
l’absence de régimes démocratiques dans le monde arabe
s’inquiètent désormais de la possibilité qu’il en existe. (...)
Curieusement, nos trois vedettes médiatiques, qui s’inquiètent
fortement de l’arrivée au pouvoir d’un mouvement intégriste
religieux, n’ont jamais rien dit contre le fait qu’en Israël, un
parti de cette nature soit membre depuis longtemps de la
coalition gouvernementale. (...) Ils critiquent l’absence de
démocratie dans le Monde arabe mais s’émeuvent dès qu’elle est
en marche. Leur priorité n’est pas la démocratie mais la
docilité à l’égard d’Israël, fût-il gouverné avec l’extrême
droite.»(7) On l’aura compris, la démocratie arabe est une
catastrophe pour Israël qui «appelle à une transition sans
secousse». Pour elle, des élections démocratiques prématurées
seraient remportées par les Frères musulmans car ils sont déjà
fin prêts» Mieux, le général Gaby Ashkenazi, chef d’état-major,
estime que «la stabilité est préférable à la démocratie au
Moyen-Orient. Si Israël est une démocratie, pour qui l’est-elle?
Pour les Israéliens? Assurément. Mais ce n’est pas le cas pour
les Arabes israéliens et encore moins pour les Palestiniens».
Me Vergès avait raison d’écrire à propos de la démocratie
occidentale à visage obscène que c’était un catéchisme en
plusieurs points: «Ton prochain traiteras comme un chien. Un
goulag américain construiras. Hommes, femmes, enfants, violeras
également. La mémoire de l’humanité brûleras. Au peuple
américain et autres mentiras pareillement...»(8)
Non assurément, non! mille fois non! L’Occident ne permettra pas
que les masses arabes se démocratisent et encore une fois,
l’Islam n’est pour rien dans l’organisation du temporel. A moins
d’une Nahda endogène qui passe par l’émergence d’un pouvoir fort
adossé à une élite décomplexée qui mettra en oeuvre un projet de
société accepté par les peuples.
1.Abdelillah Benarafa: L’Islam et la démocratie, la Tente du
dialogue 26 juin 2004
2.Après l’Egypte, rien ne sera plus comme avant. Alterinfo
12.02.2011
3.Ghassan Salamé:
http://www.arabesques.org/lien1.php?Cdoss=6&Cart=4
4.Ibrahim Warde: L’ordre américain, coûte que coûte. Le Monde
diplomatique avril 2003
5.Tarik Ramadan: Cessons d’entretenir la méfiance Le Monde.fr
11.02.11
6.Robert Fisk: La révolution égyptienne et le racisme occidental
The Independent 11.02.2011
7.Pascal Boniface: Adler, BHL et Finkielkraut anxieux Le
NouvelObs.10 février 2011
8.Jacques Vergès: La Démocratie à visage obscène. Editions de la
Table ronde. Paris. 2004
Pr Chems Eddine Chitour,
Ecole nationale polytechnique
Droits de reproduction et de diffusion
réservés © L'Expression
Publié le 13 février 2011 avec l'aimable autorisation de l'Expression
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
Les dernières mises à
jour
|