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L'EXPRESSIONDZ.COM
LA TRAGÉDIE DES CHRÉTIENS D'ORIENT
La responsabilité de l'Occident
Chems Eddine Chitour
La cathédrale Notre-Dame du
Perpétuel Secours, au lendemain de son attaque
(Bagdad, 1er novembre 2010)
Jeudi 11 novembre 2010
«Nous croyons en
Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé à
Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus, à ce qui a
été à Moïse et à Jésus, à ce qui a été donné aux prophètes de la
peur de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun
d’entre eux. Nous sommes soumis à Dieu».
Le Coran (Sourate II, la Vache; verset 136)
Le 31 octobre, l’église de Baghdad était
attaquée en pleine messe. L’assaut de la police pour libérer les
otages s’est soldée par un bain de sang; il y eut une
cinquantaine de morts, en grande majorité des Irakiens de
confession chrétienne. Trente-cinq Irakiens blessés dans
l’attaque de la cathédrale syriaque catholique de Baghdad, menée
le 31 octobre, sont arrivés par avion, lundi soir à Paris pour y
être soignés dans le cadre d’un rapatriement sanitaire organisé
par la France. Alors que Paris a été vivement critiqué cet été
pour les expulsions de Roms, M.Besson a estimé qu’ «il faut
assumer les deux facettes: fermeté contre l’immigration
irrégulière (...) et en même temps générosité, asile, c’est un
tout».
Cette «sollicitude» envers les Chrétiens, Arabes avant tout, est
suspecte. Elle plonge ses racines dans la politique de
l’Occident qui n’a eu de cesse de déstabiliser l’Empire ottoman.
On sait que les rapports entre Islam et Christianisme ont plus
été marqués en 1400 ans de coexistence par des liens complexes
et des échanges souvent très riches. L’Empire ottoman a toujours
été multiconfessionnel et la capitale Istanbul, pour ne citer
qu’elle, a toujours vu, depuis sa conquête, coexister églises et
mosquées. Les «gens du Livre» vivaient dans une paix relative en
terre d’Islam. On ne peut que saluer la réaction des Egyptiens
qui dénoncent ceux qui menacent les Coptes. «Les appels
dénonçant les menaces d’Al Qaîda contre la communauté chrétienne
copte se sont multipliés depuis deux jours en Egypte. La
prestigieuse institution sunnite d’Al Azhar, proche du
gouvernement, comme les Frères musulmans, première force
d’opposition du pays, a dénoncé les menaces venues d’Irak. Le
grand imam d’Al Azhar, a déclaré via son porte-parole que
«l’Islam garantit la liberté de culte et interdit les agressions
contre les églises». Il a condamné «avec force». les menaces
proférées par une branche irakienne d’Al Qaîda, (...) «Les
Frères musulmans avertissent tout le monde -et en premier lieu
les musulmans -que la protection des lieux de culte de tous les
enfants des religions monothéistes est la mission de la majorité
musulmane», a affirmé sur son site Internet la confrérie,
interdite mais tolérée dans les faits. (...) Dans la presse
également, les prises de position en ce sens se sont
multipliées, (...) «Les dernières menaces d’Al Qaîda visant les
Coptes d’Egypte sont en fait une menace contre tous les
Egyptiens» et «un prétexte pour détruire notre unité nationale»,
estime l’éditorialiste Emad Erian Al-Ahram.(1)
Compassion
sélective
Devant le traitement médiatique exceptionnel
de ces massacres inexcusables comme les milliers d’autres, deux
jours après il y eut plus de deux cents morts sunnites et
chiites dans la même ville et là, silence radio, aucune
protestation, aucune compassion encore, moins de propositions de
soigner les blessés en ces terres occidentales responsables de
tous les malheurs du monde. Pour rappel, l’horreur est devenue
quotidienne dans plusieurs pays musulmans que l’Occident veut
démocratiser. Dans une des dernières contributions, nous
écrivions: «Irak! Afghanistan! Pakistan! Ghaza! Nous commençons
à nous habituer à l’horreur des bilans macabres de dizaines de
personnes journellement fauchées avec tout au plus une attention
de quelques secondes. Sans tomber dans la concurrence
victimaire, qu’on le veuille ou non, c’est la même humanité en
Irak, en France, aux Etats-Unis! En octobre 2006, la revue
médicale The Lancet estimait le nombre de décès irakiens
imputables à la guerre à 655.000. Pour la seule deuxième guerre
du Golfe, l’Institut Opinion Research Business a estimé à plus
de 1.000.000 le nombre de victimes irakiennes entre mars 2003 et
août 2007. La guerre a provoqué l’exode d’au moins deux millions
d’Irakiens. Ceci sans parler des dégâts occasionnés par le
programme «pétrole contre nourriture»: plus de 500.000 enfants
seraient morts de maladie et de malnutrition.(2)
Hosham Dawod attire justement l’attention sur cette différence
de traitement qui peut porter préjudice aux Irakiens chrétiens
vus comme une cinquième colonne de l’Occident chrétien «(...)
Force est de constater, écrit-il, que le dernier attentat
meurtrier, revendiqué par Al Qaîda,
contre l’Eglise syriaque et chaldéenne de Baghdad, a provoqué
légitimement un élan d’émotion à travers le monde, qui était
plus fort encore en Irak. La question des minorités n’a jamais
été simple, que ce soit en Orient ou en Occident, en terre
d’Islam ou du christianisme, et moins encore en terre bouddhiste
ou confucianiste. Les spécialistes savent que la plupart des
Etats moyen-orientaux différencient leurs groupes ethniques par
la religion et par la confession, ce qui les conduit logiquement
à identifier toujours une population majoritaire (musulmane
sunnite ou chiite, chrétienne, juive) et des minorités
religieuses. (...) L’identité communautaire, parfois aidée par
des soutiens extérieurs, s’est transformée en posture
politico-culturelle, et plus seulement aux yeux des acteurs,
mais aussi au regard des autorités politico-religieuses locales.
Ce procès alimente la construction, à la hâte, d’une mémoire
collective chez les populations majoritaires, cimentée par un
imaginaire qui voudrait par exemple que des chrétiens vivant sur
un territoire depuis des milliers d’années soient associés à une
excroissance occidentale en Orient, et non pas parmi les
véritables nations de l’Orient. Hélas, l’attitude de certains
gouvernements occidentaux prête main forte à ce type de
raccourci. Que l’on soit bien entendu: il faut aider les
victimes d’attentats en Irak comme ailleurs, mais qu’elles
soient chrétiennes ou musulmanes, kurdes ou arabes, mandéennes,
Yazidis ou shabaks. Il peut paraître incompréhensible pour les
Irakiens que, à l’heure des deuils et des enterrements, la
France trie dans les victimes. (...) Désormais, il est à
craindre que la minorité chrétienne soit une cible non seulement
du fait de sa différence religieuse, mais aussi de son
«assimilation» à l’Occident.(3)»
Qu’en est-il justement de ces Chrétiens d’Orient qui intéressent
l’Occident? L’historien Henri Laurens démontre qu’en Orient a eu
lieu, notamment avec l’émergence du mouvement Jeune-Turc en
1908, un mouvement d’attraction vers la culture de l’Occident,
en particulier vers la culture politique et administrative
française. Mais les prétentions et rivalités
franco-britanniques, puis les ambitions russes, allemandes et
italiennes, engendreront des résistances, portées tant par le
nationalisme arabe que par l’islamisme, lequel revendique aussi
parfois son arabité.(4) Après avoir étudié les fondements du
pouvoir ottoman, l’auteur aborde la période des Tanzimat
(réformes) qui voit la naissance des idéologies modernes dans
l’empire, la naissance de l’islamisme et celle du nationalisme.
Les termes «islamisme» et «arabisme» sont d’usage relativement
récents, le premier renvoyant à un usage politique de la
religion, le second, dérivé de «panarabisme», correspondant à la
volonté de rassemblement de tous les Arabes dans une même unité
politique à partir d’une certaine vision de l’arabité. Cette
dernière pourrait être définie par une communauté de langue, de
culture et d’organisation sociale issue de la civilisation des
premiers Arabes. La cohésion du groupe -la ’asabiyya d’Ibn
Khaldoun -est une exigence de survie dans le milieu particulier
qu’est le désert. L’organisation de base est la tribu, qui se
reconnaît un ancêtre commun. Selon la logique ancienne, ce n’est
pas la langue, mais l’origine, le nasab (généalogie -réelle ou
fictive), qui fait l’arabité. (4)
L’historien fait remonter les interactions Orient-Occident
principalement, à la prise de Constantinople en 1453. L’Empire
ottoman n’est pas un empire turc. Il est composé avant tout de
musulmans, et la base de la société est tribale et clanique.
(...) Dans les provinces ottomanes, le système mamelouk se
perpétue, le recrutement en restant servile jusqu’au XIXe
siècle. Les kul sont des askers (soldats), dispensés de l’impôt,
par opposition aux re’aya (sujets), composant la grande majorité
de la population, astreinte à l’impôt et régie par la loi
islamique et le qanun. Les non-musulmans ont, en général, le
statut de protégé, dhimmi, à l’exception des chiites. Pour les
désigner, on utilise les termes de taïfa (groupement humain) ou
de Djemaât (communauté). C’est à la suite de la prise de
Constantinople en 1453, lorsqu’avec Mehmet le conquérant, les
Ottomans se constituent en empire que les communautés
revendiquent une organisation formelle. Une particularité est à
souligner: dès le XVIIe siècle, la monarchie française, alliée
de l’Empire ottoman, a reçu le privilège de protéger l’ensemble
des catholiques de l’empire, exerçant ce que l’on appellera le
«protectorat religieux de la France» Cela concerne aussi les
Églises uniates et l’Église maronite. Un pacte de protection, la
dhimma, relie les non-musulmans (chrétiens, juifs, toutes
religions sauf le chiisme) au sultan. Les malheurs de l’empire
débutent avec l’expédition d’Egypte en 1798 «A partir de 1840,
l’offensive commerciale européenne est complétée par une grande
offensive missionnaire, marquée par la concurrence des
différents pays occidentaux.(...) La Russie revendique un droit
de protection des Grecs orthodoxes. Les communautés non
musulmanes - appelées millet, ont une démographie qui croît plus
vite que celle des musulmans. Leur niveau culturel, avec les
missions, s’accroît. Le poids des hommes d’affaires est
croissant. Au Mont-Liban, les tensions entre Druzes et Maronites
sont instrumentalisées par les Anglais et les Français, en lutte
d’influence dans la région. La création de l’Alliance juive
universelle en 1860 par des personnalités françaises, place
l’influence de la France sur les Juifs d’Orient au premier
plan.(4)
La tension entre puissances chrétiennes connaît son apogée
autour des Lieux Saints de Jérusalem, la Russie se heurtant à la
France et à la Grande-Bretagne sur la question de leur
administration. L’empire se voit reconnaître une pleine égalité
juridique avec les autres États européens lors du Traité de
Paris en 1856. La contrepartie de cette égalité est le
renforcement de l’émancipation des non-musulmans, qui se
traduira par la promulgation du Hatti Humayoun, le 18 février
1856, édit impérial dont il est fait mention dans l’article 9 du
Traité de Paris. Les Européens sont avant tout soucieux de la
situation des millet chrétiens. Mais le Hatti s’applique
également aux Juifs, et les non-musulmans se voient ainsi
reconnaître plus de droits dans l’Empire ottoman que les
non-chrétiens en Europe. (...) Français et Anglais continuent de
s’interposer à travers leurs influences sur les Maronites et les
Druzes. En 1860 se produit une révolte de paysans maronites
contre la domination des notables.Cette révolte suscite en
réaction le massacre de chrétiens par les musulmans. Les
troubles s’étendront jusqu’à Damas, où ils seront arrêtés par
l’intervention de l’Emir Abdelkader. Les massacres en Syrie
indignent les Européens. Napoléon III envoie alors la première
expédition armée à but humanitaire. Les travaux de la commission
internationale aboutissent à l’établissement d’un règlement en
1861 qui prévoit que le Liban sera gouverné par un chrétien [Moutassarif,
Ndlr], jusqu’en 1914. Au total, les Tanzimat se heurtent à trois
obstacles de taille: la question confessionnelle, la
transformation des autonomismes locaux en patriotismes et
l’intervention omniprésente de l’Europe. En 1876, des
insurrections ont lieu en Bosnie-Herzégovine sauvagement
réprimées par la Porte. Les puissances «protestent». En 1877, la
Russie déclare la guerre aux Ottomans pour défendre les
chrétiens des Balkans, et impose en 1878 un traité très
défavorable aux Ottomans.(4)
Chrétien et Arabe
Comment est perçue cette tentative
récurrente d’ingérence caractérisée depuis près de deux siècles
dans les affaires arabes? A leur façon, deux Arabes chrétiens
répondent: Hayat al Huwik Atia, journaliste libanaise de
confession maronite interpellant le pape lors de son voyage en
Israël: «L’Elglise d’Orient refuse d’être entraînée dans le
processus de judaïsation de l’Occident chrétien. (...) Nous,
l’Orient arabe chrétien, nous ne voulons pas de ce
néochristianisme judéo-chrétien et nous refusons que l’Occident
chrétien utilise l’influence spirituelle occidentale des
églises, catholiques et protestantes pour implanter en Orient et
particulièrement dans le monde arabo-chrétien l’idée ou
l’influence de judaïsation. Votre Sainteté le pape, sachez que
je suis une chrétienne arabe! (...) Par conséquent, cela ne
m’empêche pas de vous rappeler ma fierté d’appartenir à cette
terre arabe. Cette terre est le berceau de toutes les Religions
et de toutes les Révélations monothéistes. (...) La deuxième
raison, est que c’est l’Occident qui est le générateur
historiquement du racisme et du sionisme avec tous les résultats
connus et, notamment ceux que cet Occident exerce depuis des
décades contre le Monde arabe pour saper cette cohésion sociale
et religieuse dans le Monde arabe. (..) En conséquence, Votre
Sainteté, sachez que nous - Arabes chrétiens - nous ne sommes
une minorité en aucune façon, tout simplement parce que nous
étions des Arabes chrétiens avant l’Islam, et que nous sommes
toujours des Arabes chrétiens après l’Islam. La seule protection
que nous cherchons est comment nous protéger du plan occidental
qui vise à nous déraciner de nos terres et à nous envoyer
mendier notre pain et notre dignité sur les trottoirs de
l’Occident.» (...)» (5) Pour sa part, le docteur Rafiq Khoury,
prêtre palestinien du Patriarcat latin de Jérusalem, écrit:
«(...) les Chrétiens font partie de l’identité de la terre et la
terre fait partie de leur identité, avec leurs concitoyens
musulmans. (...) L’arabité et la palestinité des chrétiens de
Palestine sont des faits acquis, que nous recevons avec le lait
de notre mère, comme on dit en arabe. Les relations
islamo-chrétiennes en Orient en général et en Palestine en
particulier, s’inscrivent dans une longue histoire, qui a à son
actif treize siècles de communauté de vie, où nous avons partagé
«le pain et le sel», comme on dit en arabe aussi.»(6) Tout est
dit, le sort des Chrétiens n’intéresse l’Occident que dans la
mesure où il peut faire aboutir ses autres projets, à savoir la
mainmise sur les ressources énergétiques mais aussi
l’instauration d’une paix américaine qui ne se fera pas sans
dégât durable. Les ingérences continuelles contribuent à créer
cette tension permanente qui n’existait pas avant.
1.Les soutiens aux Coptes égyptiens se
multiplient. Le Monde 9.11.2010
2.Chems Eddine Chitour: Les massacres de masse en Irak:
Mondialisation.ca 7.09.2010
3.Hosham Dawod: Chrétiens d’Irak: ne choisissons pas nos
victimes! Le Monde 09.11.10
4.Françoise Duthu: L’Orient arabe, de 1798 à 1945, Henry Laurens
29 octobre, 2010
5.Hayat al Huwik Atia: Lettre ouverte
http://liberation-opprimes.net/ 24 mai 2009
6.Rafiq Khoury: Palestine
http://www.gric.asso.fr/spip.php?article243 30.04.2009
Pr Chems Eddine Chitour,
Ecole nationale polytechnique
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Publié le 11 novembre 2010 avec l'aimable autorisation de l'Expression
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