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CYNISME OCCIDENTAL
Le Monde arabe dans la tourmente
Chems Eddine Chitour
Vendredi 4 mars 2011
«Quand
la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.»
Voltaire
Voilà comment, avec une phrase pareille
d’un père fondateur du «siècle des Lumières» on dénie aux
peuples toute velléité de participer à leur destin. En
l’occurrence, dans les pays des bien-pensants, on commence à
trouver que cela commence à faire désordre. Ces révolutions
arabes dérangent le consensus occidental. Même Hubert Védrine,
d’habitude perspicace, ne donne pas cher de ces révolutions. Il
écrit: «Les techniques démocratiques sont une chose, la culture
démocratique en est une autre.» En clair, c’est un feu de paille
dont le rayon d’action n’est pas important.
Depuis
environ deux mois, en effet, les pays occidentaux observent avec
anxiété les convulsions de la révolte des jeunes Arabes. On le
répète à satiété que l’on n’a rien vu venir de cette lame de
fond qui était imprévisible. Bercé par l’illusion que les tyrans
arabes en place «tiennent» les foules, que les partis
d’opposition d’opérette ont été dimensionnés pour s’agiter sur
commande et enfin, que commerce florissant des armes contre le
pétrole -il n’est que de voir la vente pour plus de 100
milliards de dollars d’armes aux potentats du Golfe par les
Etats-Unis - l’Occident continuait à vaquer à ses affaires avec
la certitude que le Monde arabe s’était installé,
définitivement, dans les temps morts. En fait, ce qui intéresse
les pays occidentaux c’est: est-ce que le pétrole continuera à
couler à flots à un prix dérisoire?
Nouveau choc
pétrolier
«Les évènements en Libye, écrit Pierre Terzian, directeur
de «Pétrostratégies» ont, en toute logique, entraîné une forte
instabilité des prix du pétrole. L’or noir représente 95% des
exportations du pays. Envoyé à 80% vers les pays européens, le
pétrole libyen représente aussi un tiers de la consommation
italienne. Faut-il craindre d’importantes conséquences de part
et d’autre de la Méditerranée? Il est vrai que la situation est
sérieuse. Les marchés ont observé une légère accalmie en fin de
semaine dernière sur la flambée des prix du pétrole, mais il y a
tout de même eu une augmentation de dix dollars en une semaine!
Le cours avait presque atteint 120 dollars (prix du baril de
Brent à Londres, Ndlr) avant de retomber à 112. Donc, les
événements en Libye, qui ont un impact direct sur la production
et l’exportation de brut, sont évidemment suivis de très près
par les marchés. Il y a les Saoudiens, qui ont dit en substance:
«Nous sommes prêts à vendre tout le pétrole en fonction des
demandes.» Or on ne connaît pas encore le volume de pétrole
qu’ils ont commencé à pomper pour compenser la perte libyenne.
Tout dépend évidemment de l’évolution des événements en Libye.
Dans tous les cas, un recours au brut saoudien aura pour
conséquence le reflux des prix du brut, en attendant que la
transition se fasse. Le marché restera hésitant, les prix
pourront varier d’heure en heure. L’Italie est évidemment le
grand pays d’Europe le plus exposé. Un tiers de ses besoins sont
fournis par la Libye. Quel que soit le pouvoir en place en Libye
demain, le retour à une situation normale sur le plan de la
production pétrolière sera la priorité absolue.»(1)
On le voit, le spectre d’un nouveau choc pétrolier est
sur toutes les lèvres. Dans le journal Le Monde on lit: «Pour
les pays consommateurs de pétrole, le risque apocalyptique d’une
rupture d’approvisionnement semble pour l’instant écarté. Après
la Tunisie, l’Egypte, la Libye...l’effet domino paraît épargner
l’Arabie Saoudite, qui concentre le tiers des réserves
pétrolières mondiales. Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite, en
convalescence au Maroc depuis trois mois, est rentré dans son
pays mercredi 23 février. Il avait les bras chargés de cadeaux:
une hausse de salaire de 15% pour les fonctionnaires, des grâces
pour les emprisonnés pour dette, plus des aides aux étudiants et
aux chômeurs. Soit 135 milliards de rials (26,1 milliards
d’euros) de dépenses supplémentaires. Un plan de modernisation
de 300 milliards d’euros - pour une population de 26,2 millions
d’habitants - est prévu d’ici à 2014 pour améliorer l’éducation,
la santé, les infrastructures...La révolte chiite qui gronde à
Bahrein, aux portes de l’Arabie Saoudite, depuis le 14 février
peut réveiller les tensions entre certains courants durs du
sunnisme et la minorité chiite saoudienne. Celle-ci représente
entre 10% et 15% de la population totale, et elle est concentrée
à plus de 75% dans les zones pétrolières du pays. «Le problème
de l’emploi des jeunes diplômés est un défi majeur pour le Monde
arabe. D’autant que c’est à 25 ans que l’on fait la révolution»,
analyse Denis Bauchard, conseiller spécial à l’Institut français
des relations internationales (Ifri). Le prince milliardaire,
Talal Bin Abdul Aziz, dans un entretien accordé le 17 février à
la BBC en arabe, estimait qu’ «à moins que les problèmes
auxquels l’Arabie Saoudite est confrontée soient résolus, ce qui
arrive et continue d’arriver dans certains pays arabes, y
compris Bahreïn, peut s’étendre en Arabie Saoudite et de manière
pire encore». (2)
Le journaliste du Monde énumère ensuite les chocs
pétroliers qu’a subis ce malheureux Occident de par la faute des
Arabes. «Après la crise de Suez de 1956-1957, la guerre du
Kippour de 1973-1974, la révolution iranienne de 1978-1979, la
guerre Iran-Irak démarrée en 1980, la première guerre du Golfe
en 1990-1991, et l’envolée de 2007-2008, voici venir - pour peu
que les troubles se maintiennent et que les transitions dans le
Monde arabe soient longues à se mettre en place - le septième
choc pétrolier lié à la révolte de la rue arabe. Sous le coup de
la crise en Libye, le prix du baril de Brent flirtait avec les
120 dollars (87,20 euros). Mais si la situation se prolonge, les
pays de l’Union européenne aux prises avec une croissance
anémique courent un risque de récession. «Une hausse du prix de
80 à 150 dollars réduirait le produit intérieur brut (PIB)
français d’un ou deux points», estimait le Conseil d’analyse
économique (CAE) dans une étude intitulée «Effet d’un prix du
pétrole élevé et volatil» publiée en 2010. Ce qui signifie que
la croissance plongerait sous zéro. Aux Etats-Unis, la Réserve
fédérale (Fed) vient de calculer qu’une hausse de 10 dollars par
baril réduira le PIB d’un cinquième de point. L’économiste
américain Nouriel Roubini rappelait le 23 février que les chocs
pétroliers ont été à l’origine de trois grandes récessions dans
les pays développés».(2)
Les prix des
aliments ont triplé
Nous remarquerons au passage qu’en Occident on ne parle
pas de contre-chocs pétroliers. A titre d’exemple, quand le prix
du pétrole a chuté à moins de 10$ en 1986, cela a valu à
l’Algérie une perte
de 18 milliards
dollars entre 1986 et 1989 et en prime les émeutes de 1988. On
le voit, les pays occidentaux ne veulent surtout pas diminuer
leur addiction au pétrole. Faut-il le rappeler, les Américains
c’est 8 tonnes de pétrole par habitant et par an (tep). En
Europe c’est 4 tep, en Chine c’est 1 tep, et en Afrique (Sahel)
0,15 tep. Un Sahélien consomme en une année, ce que consomme un
Américain en une semaine! Où est la morale? L’addiction au
pétrole n’est pas près de s’estomper, changement climatique ou
pas, déclin inexorable du pétrole, le peak oil aurait été
dépassé en 2006 d’après l’AIE, rien n’y fait, les pays
industrialsiés tiennent et leur confort même si leur taux de
dépendance au pétrole devient de plus en plus important. D’après
Eurostat, le taux de dépendance énergétique de l’Union
européenne est passé de 45% en 1997 à 55% en 2008! On pense que
le Japon est plus vulnérable et dans tous les cas de figure à
2030, ce sera pire, la dépendance occidentale dépassera les 75%.
Fidel Castro, avec sa perspicacité coutumière, écrit à
propos du cynisme occidental: «Alors que la Libye est en proie à
la guerre civile, les puissances occidentales et leurs médias
dénoncent les violences et se préparent à une «intervention
humanitaire». « Bien sûr, observe Fidel Castro, cette
intervention n’aurait d’humanitaire que le prétexte, les
puissances impérialistes s’apprêtent simplement à utiliser une
situation qui leur échappe et à protéger leur mode
d’exploitation de la région. La politique de pillage imposée par
les États-Unis et leurs alliés de l’Otan au Proche-Orient est
entrée en crise. Et cette crise est due, forcément, à la hausse
des cours des céréales dont les retombées ont été plus fortes
dans les pays arabes où la rareté de l’eau, les zones
désertiques et la pauvreté du peuple généralisée contrastent
avec les revenus très élevés des secteurs privilégiés liés aux
énormes ressources pétrolières ». (3)
« Alors que les prix des aliments ont
triplé, les fortunes immobilières et les trésors de la minorité
aristocratique se chiffrent à des billions de dollars. Le Monde
arabe, de culture et de religion majoritairement musulmanes,
s’est en plus senti humilié par la mise en place, à feu et à
sang, d’un État qui n’a respecté aucune des obligations
élémentaires ayant présidé à sa création dans le cadre de
l’ordre colonial. (...) Le complexe militaro-industriel
étatsunien a livré des dizaines de milliards de dollars tous les
ans à Israël et même aux États arabes que celui-ci soumettait et
humiliait. Le génie s’est échappé de la bouteille, et l’Otan ne
sait pas comment le contrôler. Il va s’efforcer de tirer le plus
gros profit des regrettables événements libyens. Nul n’est
capable de savoir actuellement ce qu’il se passe dans ce pays.
L’Empire a fait publier par ses médias toutes sortes de chiffres
et de versions, jusqu’aux plus saugrenus, afin de semer le chaos
et la désinformation.»(3)
«De toute évidence, une guerre civile se
déroule en Libye. Pourquoi et comment a-t-elle éclaté? Qui en
paiera les conséquences? L’agence Reuters, se faisant l’écho
d’une banque japonaise bien connue, la Nomura, a signalé que les
cours du pétrole pourraient battre tous les records: ««Si la
Libye et l’Algérie arrêtaient leur production pétrolière, les
cours pourraient dépasser 220 dollars le baril, et l’Opep
verrait réduite sa capacité inutilisée à 2,1 millions de barils
par jour, similaire aux niveaux de la guerre du Golfe et au
record de 147 dollars le baril établi en 2008», a affirmé la
banque dans une note.» (3)
«Les principaux leaders de l’Otan jubilent. Le Premier
ministre britannique, David Cameron - selon Ansa - «...a admis
dans un discours au Koweït que les pays occidentaux avaient fait
erreur d’avoir soutenu des gouvernements non démocratiques dans
le Monde arabe.» Félicitons-le du moins pour sa franchise. Selon
Hillary Clinton, le «bain de sang» est «absolument inacceptable»
et «doit cesser». Pour Ban Ki-moon, «le recours à la violence
dans ce pays est absolument inacceptable...le Conseil de
sécurité agira en accord avec les décisions de la communauté
internationale...nous envisageons une série de variantes.» En
fait, ce qu’attend Ban Ki-moon, c’est qu’Obama dise le dernier
mot. Les médias de l’Empire ont préparé le terrain en vue d’une
action. Une intervention militaire en Libye n’aurait rien de
surprenant, ce qui garantirait par ailleurs à l’Europe les
presque deux millions de barils par jour de pétrole léger
qu’elle importe, si des événements qui mettraient fin au
leadership ou à la vie d’El Gueddafi n’intervenaient pas avant.
(...) Comment réagira le Monde arabe et musulman si une telle
équipée faisait couler à flots le sang libyen? La vague
révolutionnaire déclenchée en Égypte freinera-t-elle une
intervention de l’Otan en Libye? L’invasion de l’Iraq déclenchée
par Bush sous de faux prétexte - mission remplie! s’était-il
exclamé - a coûté la vie à plus d’un million d’Arabes innocents.
Nul dans le monde n’acceptera jamais la mort de civils
innocents, en Libye ou ailleurs. Je me demande: les États-Unis
et l’Otan appliqueront-ils un jour ce même principe aux civils
désarmés que leurs drones et leurs soldats tuent tous les jours
en Afghanistan et au Pakistan? C’est vraiment la danse macabre
du cynisme!»(3)
Transition ordonnée
et pacifique
A examiner de plus près le panorama des
tensions dans les pays pétroliers. On s’aperçoit que le Monde
arabe n’est pas la seule région du monde instable. D’autres
zones, elles aussi productrices de pétrole, connaissent des
tensions qui sont à des degrés divers entretenues. Manlio
Dinucci nous informe des luttes sourdes pour l’accaparement du
pétrole et note que la Chine risque d’être perdante.
Ecoutons-le: «(...)Pékin s’est dit extrêmement préoccupée par
les développements en Libye et a «souhaité un rapide retour à la
stabilité et à la normalité». La raison en est claire: le
commerce sino-libyen est en forte croissance (d’environ 30% rien
qu’en 2010), mais à présent la Chine voit mise en jeu toute
l’assise de ses rapports économiques avec la Libye, de qui elle
importe des quantités croissantes de pétrole. Position analogue
à Moscou. Et de signe diamétralement opposé, par contre, celle
de Washington: le président Obama, qui, face à la crise
égyptienne, avait minimisé la répression déchaînée par Moubarak
et fait pression pour une «transition ordonnée et pacifique»,
condamne sans moyens termes le gouvernement libyen. Le message
est clair: la possibilité existe d’une intervention militaire
USA/Otan en Libye, formellement pour arrêter le bain de sang.
Tout aussi claires les raisons réelles: El Gueddafi renversé,
les Etats-Unis pourraient renverser tout le cadre des rapports
économiques de la Libye, en ouvrant la voie à leurs
multinationales, jusqu’ici exclues de l’exploitation des
réserves énergétiques libyennes. Les Etats-Unis pourraient ainsi
contrôler le robinet énergétique, dont dépend une grande partie
de l’Europe et où s’approvisionne aussi la Chine. Ceci advient
dans le grand jeu de la répartition des ressources africaines,
qui voit s’amplifier le bras de fer surtout entre Chine et
Etats-Unis. Les Etats-Unis, qui ne sont pas compétitifs sur ce
plan, s’appuient sur les forces armées des principaux pays
africains, qu’ils entraînent à travers le Commandement Africa (AfriCom),
leur principal instrument de pénétration dans le continent.
Maintenant, entre en jeu aussi l’Otan qui est sur le point de
conclure un traité de partenariat militaire avec l’Union
africaine, dont sont membres 53 pays. Le quartier général du
partenariat Otan-Union africaine est déjà en construction à
Addis Abéba: une structure très moderne, financée avec 27
millions d’euros par l’Allemagne, et baptisée «Edifice de la
paix et de la sécurité».(4)
Pour nous, le Monde arabe ne réagira pas,
car ces révoltes populaires ne sont pas coordonnées, et il est
faux de parler de Monde arabe, car la boîte de Pandore ouverte
risque de déboucher plutôt sur la partition des pays dits
arabes. Nous l’avons vu avec la démocratie aéroportée en Irak,
la partition du Soudan lors d’un référendum imposé à El Bechir.
On parle déjà de Cyrénaïque rebelle, de particularisme amazigh
dans tout le Maghreb jusqu’au Djebel Nefouça en Libye et à Siwaa
en Egypte. Avec un rare cynisme, dans les pays occidentaux, on
regrette le temps des colonies. Ce qui intéresse l’Occident, ce
n’est certainement pas le bonheur des masses arabes mais le
pétrole et là, tous les coups sont permis. Ainsi va le Monde.
1.Pierre Terzian:
http://www.lepoint.fr/economie/la-crainte-d-un-nouveau-choc-petrolier-est-exageree-28-02-2011-1300568_28.php
2.Le septième choc pétrolier a-t-il déjà
commencé? Le Monde 26.02.11
3.Fidel Castro: Libye:
la danse macabre du cynisme - Réseau voltaire 23.02.2011
4.Manlio
Dinucci: La Libye dans le grand jeu du
nouveau partage de l’Afrique Il
manifesto Le 25 février 2011
Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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