Opinion
Les nouveaux
tyrans du peuple tunisien :
La persistance du chaos
Chems
Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Vendredi 4 janvier
2013
«Ô tyran
oppresseur... Ami de la nuit, ennemi de
la vie... Tu t'es moqué d'un peuple
impuissant Alors que ta main est maculée
de son sang.»
Abou el
Kassem Echebbi
Le poème d'Abou el Kassem Echebbi écrit
en plein protectorat français de Tunisie
est tout à fait d'actualité, il décrit
le calvaire du peuple tunisien qui peine
à trouver sa voie. Pour rappel, le poète
est connu pour avoir traité des thèmes
comme la liberté et la résistance,
notamment dans son fameux « Ela Toghat
Al Alaam » qui s'adresse «aux tyrans du
monde». Le peuple tunisien vit une
épreuve dont il faut espérer qu'il en
sorte.
Deux ans après, la situation est faite
de haut et de bas, entre la lutte pour
le pouvoir des «laïcs» et le double
langage d'Ennahda, le citoyen souffre et
il souffre d'autant plus que la
situation économique est loin d'être
bonne. L'insécurité devient
structurelle. On croit revivre la
situation de l'Algérie il y a vingt ans.
Une opération des forces de sécurité
contre les extrémistes s'est soldée par
le décès d'une dame (l'épouse d'un
djihadiste), d'un soldat des forces de
sécurité et l'arrestation de quatre
recherchés; l'un d'eux a été grièvement
blessé. Des armes et des munitions ont
été saisies.
Mustapha Stambouli décrit une situation
de chaos où l'Etat est absent et où
Ennahda joue un double jeu: «Une série
noire (attaque de Nidaa Tounès à Djerba,
assassinat de Lotfi Nakdh, agression
envers des syndicalistes, etc.) plonge
le pays dans l'inquiétude, le désarroi
et la crainte pour la République. Les
bandits agissent en toute impunité. La
police nationale est-elle vraiment
dépassée par les événements ou
contrainte à ne pas réagir? Ne pas
réagir maintenant, c'est accepter toutes
les dérives fascistes et dictatoriales,
car le fascisme, c'est la gangrène, on
l'élimine ou on en crève... Pourquoi la
police est-elle si amorphe aujourd'hui?
» (1)
« Pourtant poursuit-il, ces bandits sont
bien connus de ses services et de
nombreux citoyens dans les quartiers.
(...) Les attaques se multiplient
dangereusement à travers le pays et
prennent des formes diverses: agressions
verbales en direction des femmes,
rituels de prière en pleine rue,
agressions physiques à l'encontre des
adversaires politiques, mariage orfi,
occupation tapageuse des espaces
publics, humiliation du drapeau national
et des personnalités politiques. Le
silence mortel du pouvoir et surtout des
dirigeants d'Ennahda face à ces
dépassements insupportables et
inacceptables, leur double discours,
encouragent les abus et les crimes de
ces hors-la-loi» (1)
La
délicate situation économique: de l'eau
au moulin de la fitna
L'un des éléments catalyseurs de la
dégradation politique est la situation
économique qui est du pain bénit pour
créer du désordre et imposer un nouvel
ordre. Dans une publication de l'agence
chinoise nous lisons: «Malgré des
indicateurs officiels revus à la hausse
sur la majorité des secteurs d'activité
durant les 10 premiers mois, l'exercice
économique 2012 en Tunisie reste encore
au-dessous des réalisations de 2010
(...) Selon M. Abdennabi, la Tunisie a
entamé l'année 2012 «dans une situation
difficile, puisque le bilan faisait état
d'une perte d'environ 100.000 emplois
face à l'existence de 80.000 nouveaux
diplômés et un total de 800.000
chômeurs, sans oublier un taux de
croissance négatif de 0,2%». (...) Des
chiffres officiels publiés dans la
presse dévoilent un bilan de plus de 1
500 grèves qui ont été observées
légalement sous l'égide de l'Ugtt durant
les 10 premiers mois de 2012. Un nombre
qui reste élevé malgré qu'il ait dépassé
les 2300 en 2011.(2)
Malgré une image «négative», le tourisme
tunisien a su enregistrer des
performances par rapport à 2011, mais
reste encore au-delà des chiffres de
2010. Les dernières statistiques émanant
du ministère du Tourisme indiquent que
les recettes touristiques réalisées, du
1er janvier au 20 août 2012, se sont
améliorées de 35,3% par rapport à la
même période de 2011, rapporte une
dépêche TAP. Depuis le début de l'année,
jusqu'au 20 août 2012, la Tunisie a
accueilli près de 3,681 millions de
touristes de différentes nationalités
contre 2,771 millions en 2011 et 4,539
millions en 2010. Le mouvement des
touristes issus du Maghreb arabe et de
l'Amérique du Nord, est à la hausse,
atteignant respectivement, cette année,
1,621 million de touristes (contre 1, 24
million en 2011) et 19.779 touristes
(contre 13.507 en 2011). (3)
En dépit d'une situation sécuritaire
qualifiée de fragile depuis la
révolution dite du Jasmin, pas moins de
100.000 Algériens continuent de prendre
la destination de la Tunisie pour y
passer les fêtes de fin d'année. Antoine
Lerougetel dénonce pour sa part, à la
fois la répression policière et le rôle
ambigu de la centrale syndicale l'Ugtt
qui est d'accord pour la mise en place
d'un néolibéralisme sauvage. Nous
lisons: «Après quatre jours de
répression policière des manifestations
contre l'abandon des programmes contre
la pauvreté et le chômage à Siliana, le
président tunisien Moncef Marzouki, dans
sa déclaration télévisée, a exigé la
constitution d'un nouveau gouvernement
restreint de «compétences» et se
transforment en une nouvelle lutte
révolutionnaire contre son
gouvernement.(...) L'intérieur du pays
souffre d'un sous-développement
chronique et connaît un mécontentement
croissant face à l'incapacité du
gouvernement à rehausser le niveau de
vie ».
Pour Antoine Lerougetel, l’UGTT roule
pour le nouveau système : « Le taux de
chômage écrit-il, dépasse les 18% (...)
L'Ugtt est un outil de longue date du
régime capitaliste en Tunisie. Le
gouvernement Ennahda, tout comme le
gouvernement des Frères musulmans du
président Mohamed Morsi en Egypte,
collabore étroitement avec les
puissances américaine et européenne pour
étouffer et écraser les soulèvements
révolutionnaires de la classe
ouvrière.(...) Les responsables de l'Ugtt
travaillent maintenant de concert avec
Ennahda pour contrôler la classe
ouvrière. Une réunion, qui s'est tenue
le 19 novembre à Bruxelles entre des
responsables tunisiens et de l'UE, a
établi un partenariat économique ayant
pour «obligation de respecter les
principes de l'économie de marché, et le
libre-échange» ainsi que «la
mondialisation de l'économie». (...) Sur
cette base, la Banque mondiale a
approuvé le 27 novembre un prêt de 500
millions de dollars à la Tunisie pour le
financement de réformes économiques».(4)
La réalité
des révolutions saisonnières arabes
Dans une contribution précédente,
j'avais indiqué comment une espérance de
peuples qui luttent pour la liberté et
une dignité sociale, est dans chaque
pays arabe laboratoire instrumentalisé
pour servir les intérêts d'un agenda
d'un nouvel ordre où les peuples
deviennent des variables d'ajustement.
La dénomination de «Printemps arabe» de
l'Atlantique au Golfe, est, en soi, une
allégeance et une soumission
intellectuelle à la doxa occidentale
qui, la première, a décidé d'appeler
ainsi ces mouvements. Une nouvelle page
de l'histoire est en train de s'écrire
dit-on dans le Monde arabe. La thèse
occidentale de Gilles Kepel, et de tant
d'autres est que le «Printemps arabe a
surpris tout le monde». Tous sauf ceux
qui étaient au courant, pourrions-nous
dire! Des événements qu'ils ont
commandités mais dont ils se félicitent
que ces révoltes ne soient pas connotées
par l'Islam. Pour eux, le soubassement
de ces révoltes parfumées n'a pas les
fondements classiques imputables à un
hypothétique choc des civilisations.
Tout ceci est bien beau, mais il est
quand même étonnant pour l'auteur de
fixer le début des révoltes du Printemps
arabe à une immolation qui aurait pu
passer inaperçue n'étaient les médias
occidentaux qui en ont décidé
autrement.» (5)
«Si nous n'inscrivons pas toutes ces
indignations de la jeunesse arabe dans
un «agenda occidental» nous n'avons rien
compris au mouvement du monde. Le
ras-le-bol arabe n'a pas commencé en
décembre 2010 mais en octobre 1988 en
Algérie. Le tribut fut très lourd. La
jeunesse algérienne a été la première,
triste privilège, à mourir pour s'être
battue pour la démocratie, la liberté.
Sauf que ça n'intéressait personne.
L'Algérie a payé le prix de la
démocratie avec une décennie rouge et
dit-on 200.000 morts, 10.000 disparus et
30 milliards de dollars de dégâts, sans
compter les traumatismes que nous allons
encore traîner pendant longtemps. Il a
fallu attendre l'après-11 septembre 2001
pour que la voix de l'Algérie soit
audible concernant le terrorisme.» (5)
Comme par hasard, les monarchies arabes,
dociles aux Etats-Unis et à Israël, ont
survécu à la «tempête du Printemps
arabe». Cependant, à Bahreïn, au Yémen,
silence on tue, mais là l'Empire ne
bouge pas donc, les vassaux européens
regardent ailleurs. Nous aurions voulu
que l'on démonte la mécanique de ces
révoltes pour y voir une manipulation de
grande ampleur et la «spontanéité» des
révoltes est un paramètre qui a été mis
en équation pour susciter le chaos pour
le plus grand bien de l'Empire et de ses
vassaux. Tout le monde se souvient des
bloggeurs qui ont catalysé les révoltes
en Egypte, en Syrie... On le voit, ce
qui a perdu les anciens potentats
arabes, c'est le lâchage de l'Occident
mis en musique par Internet et un projet
mûrement réfléchi qui a travaillé sur un
terreau favorable, une masse arabe
toujours prête à l'émeute, constamment
en posture pré-insurrectionnelle au vu
de la hogra, le déni de justice, les
passe-droits, la corruption
institutionnalisée. Le chaos en Irak, en
Afghanistan ne gêne pas la curée sur les
matières premières et le pétrole. Les
Afghans, les Irakiens, et de plus en
plus les Libyens, peuvent se démolir à
qui mieux mieux, cela ne gênera pas
l'écoulement du pétrole.» (5)
«On attribue à Machiavel la sentence
suivante: «Le meilleur moyen de contrer
une révolution c'est de la faire
soi-même.» Ceci s'applique croyons-nous
comme un gant, à ce qui se déroule sous
nos yeux. En un mot, tout est programmé
pour se dérouler ainsi. Il suffit de
lire, mais le veut-on? L'ouvrage de Gene
Sharp qui décrit par le menu comment
faire une révolution non violente et la
réussir... Nous y trouverons tous les
symptômes constatés dans les révoltes
légitimes tunisiennes et égyptiennes,
libyennes et qui, rapidement, ont été
«prises en charge». Dans cet ouvrage,
Gene Sharp décrit les 198 méthodes
d'actions non violentes susceptibles
d'être utilisées dans les conflits en
vue de renverser les régimes en place.
Parmi elles, notons la fraternisation
avec les forces de l'ordre, les défilés,
les funérailles massives en signe de
protestation, les messages électroniques
de masse, les supports audiovisuels, les
actes de prière et les cérémonies
religieuses, l'implication dans le
nettoyage des places publiques et des
endroits qui ont été la scène de
manifestations, l'utilisation de slogans
forts (comme le «Dégage» ou «Irhal»),
des logos (comme le poing fermé), des
posters avec les photographies des
personnes décédées lors des
manifestations et une certaine maîtrise
de l'organisation logistique: «Cette
brillante application des théories de
Gene Sharp fut suivie par d'autres
succès retentissants: Géorgie (2003),
Ukraine (2004) et Kirghizistan (2005).»
(5)
Le double
jeu d'Ennahda
Il y a deux ans, juste après l'avènement
de la révolution du Jasmin nous
écrivions: «Le peuple tunisien nous
donne en ce moment même la plus belle
leçon de l'Histoire du Maghreb
postcolonial. Ce peuple longtemps
étouffé et terrorisé cependant ne veut
plus se laisser faire. La jeunesse des
quartiers populaires, qui voit tous les
horizons se boucher devant elle. Il
n'accepte plus ces règles du jeu iniques
où les gagnants sont toujours les mêmes.
On se souvient que Bourguiba était
fasciné par Ataturc au point, dit-on que
même le drapeau tunisien présente des
similitudes avec le drapeau turc. Il
semble que les Turcs ne veulent pas de
cette proximité. «Recep Tayyip Erdogan
n'a jamais apprécié la comparaison des
idées du Parti de Rached Ghannouchi aux
siennes. (...) Lors de la visite du
Premier ministre turc Erdogan en
Tunisie, il n'hésita pas à éviter de
serrer la main à Rached Ghanouchi qui
l'attendait à l'aéroport de Tunis.
(...)» (6) (7)
Cependant, on s'aperçoit que le parti
Ennahda n'est pas si orthodoxe dans ses
méthodes. Il semble qu'il a fait appel à
des financements étrangers. «Dans tout
cet imbroglio, on apprend qu'Israël est
le premier mécène du Parti Ennahda. On
peut s'interroger sur la raison d'un tel
pacte. Le Premier ministre israélien,
Benyamin Netanyahu, a fait un don de 12
millions d'euros à Rached Ghannouchi par
l'intermédiaire de la Banque Rothschild.
(...) Les États-Unis d'Amérique sont le
deuxième généreux donateur au Parti
Ennahda avec 5 millions d'euros versés
aux extrémistes. (...) Mais à quoi
jouent les Américains? Financer leur
probable futur ennemi? La stratégie
américaine est de constituer un
Grand-Orient intégriste partant d'Alger
pour aller jusqu'au Pakistan permettant
ainsi aux États-Unis de piller plus
facilement les ressources en phosphore
tunisiennes comme les ressources
pétrolifères de Libye ou du Bahreïn.»
(6) (7)
On dit que le pouvoir est maintenant
conscient du danger salafiste djihadiste
et a rompu avec les thèses de Rached
Ghanouchi qui, longtemps, ont minimisé
ce danger. «Les salafistes sont nos
enfants, ils annoncent une nouvelle
culture», a souvent répété le leader d'Ennahda.
Enfin, ce qui ne gâte rien des affaires
de corruption au sommet de l'Etat: la
Tunisie, lit-on sur le site Médiapart,
qui entre dans la cour des grands a
aussi ses scandales en gates! La
personne présumée coupable du fameux
Shertongate n'est autre que le ministre
des Affaires étrangères, par ailleurs
gendre du gourou islamiste, Rached
Ghanouchi. Passons sur l'affaire à la
DSK révélée et reprise en boucle par
tous les médias, qui ne nous intéresse
pas trop ici, et posons-nous plutôt des
questions sur un «don» de un million de
dollars de la Chine qui aurait atterri
sur son compte personnel.» (9)
Assurément le peuple tunisien est
tiraillé entre deux projets de sociétés
aux antipodes l’un de l’autre. De plus
et pour son malheur les hommes
politiques qui le dirigent puissent plus
à se maintenir au pouvoir qu’à
réellement donner une perspective de
sortie à ce peuple harassé et qui ne
demande qu’à vivre dans la dignité . Il
faut espérer que le peuple tunisien s'en
sorte. Pour cela, en tant qu'Algériens,
nous avons un devoir de solidarité
au-delà du tourisme. La stabilité de la
Tunisie contribuera certainement à
l'avènement de la paix dans notre
région. La coopération
multidimensionnelle devrait, de mon
point de vue, dépasser les simples
relations commerciales et s'inscrire
dans la conviction d'un destin commun
toute chose que nous aurions souhaitée à
l'époque de la part de nos frères
maghrébins.
1.
http://www.legrandsoir.info/tunisie-pour-un-front-anti-fasciste-faf-pour-defendre-la-republique.html
2. http://french.news.cn/afrique/2012-12/10/c_132031402.htm
3.
http://www.tunisie.fr/2012/09/03/bilan-2012-de-la-saison-touristique-en-tunisie/
4. Antoine Lerougetel 05 décembre 2012
http://www.mondialisation.ca/tunisie-opposition-de-masse-a-la-repression-des-manifestations-contre-la-pauvrete/5314318
5.
http://french.irib.ir/analyses/item/222966-proche-orient-la-r%C3%A9alit%C3%A9-du
printemps-arabe,-par-chems-eddine-chitour?tmpl=component&print=1
6.
http://www.mondialisation.ca/pitre-l-occident-plaidoyer-pour-la-non-ing-rence-en-tunisie/27345?print=1
7.
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/qu-est-ce-que-le-ennahdha-102907
9. http://blogs.mediapart.fr/blog/mediterraneenne/010113/sheraton-gate-en-tunisie
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 4 janvier 2013 avec
l'aimable autorisation de l'auteur
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