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George
Bush en lévitation au-dessus d'un champ de ruines
Bruno Guigue Lundi
21 janvier 2008
Du périple moyen-oriental auquel s’est livré
le locataire de la Maison Blanche, il y a peu de chance que
l’Histoire retienne grand’chose. « Une visite pour rien ? »
s’interrogeait-on gravement dans la presse française à la
veille de la tournée présidentielle. On connaît désormais la réponse :
un néant profond, insondable même, à la mesure de l’ignorance
crasse du président américain concernant cette région du monde
à l’exception de ses hydrocarbures.
Nul besoin d’être expert pour comprendre que
cette virée diplomatique poursuivait en réalité un seul
objectif : souder les régimes arabes contre l’Iran en se
livrant à un exercice d’illusionniste sur le conflit israélo-palestinien.
C’était cousu de fil blanc : il fallait singer la commisération
vis-à-vis des Palestiniens pour ôter aux « pays arabes modérés »
l’envie de faire la fine bouche devant la vaste coalition
anti-mollahs concoctée par Washington.
De là, évidemment, les sorties inhabituelles du
président américain sur « la fin de l’occupation commencée
en 1967 », les larmes de crocodile devant « les
frustrations massives » des Palestiniens, le refus d’un
Etat palestinien qui se résumerait à un « gruyère »,
sans parler de sa tardive indignation devant ces innombrables
check points israéliens dont il parut découvrir l’existence en
janvier 2008.
Si incongrue de la part de George Bush,
l’expression de telles évidences a arraché à Mahmoud Abbas,
si l’on en croit Le Monde, un authentique « ravissement ».
On suppose que cette lune de miel entre l’OLP et l’Oncle Sam,
toutefois, n’a pas survécu à l’assassinat par « Tsahal »
de 19 Palestiniens dans la seule journée du 15 janvier. Israël
tenait visiblement à célébrer à sa façon la conversion
tardive du président américain au droit international. Ce
dernier n’a fait aucun commentaire sur cette éminente
contribution de Tel-Aviv au nouveau « processus de paix ».
Mais les truismes calculés dont George Bush
gratifia les médias ne provoquèrent pas seulement l’extase
momentanée du « président palestinien » et un déluge
supplémentaire de bombes israéliennes. Dommage collatéral
beaucoup moins grave et nettement plus risible, ces déclarations
suscitèrent aussi, dans la presse française, un raz-de-marée
d’optimisme béat. Dans un texte tellement symptomatique qu’il
mérite d’être longuement cité, Bernard Guetta se livre ainsi,
dans Libération, à des prouesses rhétoriques qui donnent
l’impression qu’Oslo a ressuscité d’entre les morts.
« Revenant de Ramallah,
George Bush appelle, de Jérusalem, à la fin de l’occupation
commencée en 1967. Il demande, en d’autres termes, qu’Israël
se retire de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. C’est une bombe.
Et comment réagit le gouvernement israélien ? Il fait dire
que cette solution lui conviendrait. Loin de pousser de hauts
cris, Israël ne rejette pas cette exigence. C’est une totale révolution
qui vient justifier la conviction, dite et redite, du président
palestinien, qu’un règlement serait possible cette année, en
2008, mais .. »
Oui mais voilà, admoneste Guetta, « quand
les faits surprennent et dérangent, n’entrent plus dans les catégories
établies, on refuse d’en voir l’importance ». Et
tout ça, c’est la faute des « sceptiques »
qui ne voient qu’un « Bush en fin de
mandat », un « gouvernement israélien
au bord de l’éclatement » et un « Mahmoud
Abbas en sursis ». Ah ces aveugles ! «
Mais si la paix n’est, bien sûr, pas faite, si rien ne
l’assure évidemment, comment ne pas voir à quel point elle a
progressé ? Comment ne pas voir qu’on est dans l’accélération
d’une de ces évolutions longues dont on se demande toujours,
après coup, comment on a pu l’ignorer ? » (Libération,
« Rebonds », 15 janvier 2008).
Malheureusement, cette prose irénique a été
publiée le jour même où les héros de Tsahal accomplirent leur
plus beau pogrom anti-arabe depuis un an. Dans les propos
subversifs de George Bush, Guetta a cru voir une véritable
« bombe » : il ne croyait pas si bien dire. Mais
ce n’est pas tout. Sans se demander un seul instant si la démarche
du président américain n’était pas calculée, il a naïvement
pris au pied de la lettre ses déclarations. Rien d’étonnant à
ce qu’il en ait tiré des plans sur la comète.
Reprenons point par point. M. Bush, paraît-il,
exige la « fin de l’occupation »
et Israël acquiescerait à cette exigence. Espoir immense, chants
d’allégresse ? C’est surréaliste. Partisan outrancier
de l’Etat hébreu, George Bush est le seul président américain
qui ait explicitement mis en cause le droit international au
Proche-Orient. Dans une missive officielle à Ariel Sharon (avril
2004), il jugeait « irréaliste »
le retour aux frontières de 1967 et avalisait ainsi de nouvelles
annexions. Et il viendrait, à dix mois de son départ, ruiner
cette idylle avec les durs de la droite israélienne ?
Poudre aux yeux complaisamment jetée devant les
caméras des chaînes satellitaires arabes, cette rhétorique
n’aveugle que ceux qui ne veulent pas voir. Pour Washington,
l’alliance des pétromonarchies a un prix d’autant plus aisé
à payer qu’il reste purement symbolique : une pincée de démagogie
compassionnelle fait l’affaire. Le salut d’Israël colonial
vaut bien quelques réprimandes oratoires. D’autant qu’elles
n’engagent à rien, et donnent un os à ronger à l’opinion
publique des pays arabes dont les potentats d’un autre âge
s’empressent de faire des courbettes au président américain.
Ehoud Olmert l’a si bien compris qu’il a fait
mine d’acquiescer à ces admonestations en y ajoutant quelques
formules creuses sur les « compromis
douloureux » auxquels il se résignerait d’avance. On
se demande bien lesquels. Renoncera-t-il au résidu de la
Cisjordanie qui n’est pas encore truffé de colonies ? Concédera-t-il
aux Palestiniens un obscur faubourg de Jérusalem-Est en guise de
capitale ? Il y a 470 000 colons confortablement installés
dans leurs bunkers en territoire occupé. Qu’ils se rassurent :
ce n’est pas George Bush qui les contraindra à déménager.
Peu importe : manifestement désireux de
construire un monument de la pensée a-critique, Bernard Guetta
n’en démord pas. « L’échec reste plus
probable que le succès », lâche-t-il d’abord dans un
éclair de lucidité. Il faudrait savoir .. Puis il se ravise :
« ça tanguera beaucoup, mais Olmert, Abbas,
et Bush sont d’ores et déjà d’accord sur les grandes lignes
d’un règlement auquel ils travaillent. Jérusalem serait partagé.
Sous condition d’ajustements territoriaux, les plus grandes
colonies resteraient israéliennes ».
Auto-hallucination qui laisse pantois : en
trois mots, notre analyste expédie la question de Jérusalem
comme si elle allait être réglée demain matin. Mais le seul
« partage de Jérusalem » qui vaille, c’est
l’application du droit international. Autrement dit, la
restitution intégrale de Jérusalem-Est à ses détenteurs légitimes,
ce qui implique l’abolition de la loi fondamentale israélienne
qui fait de « Jérusalem réunifiée »
la « capitale éternelle d’Israël »,
mais aussi le déménagement des 220 000 juifs illégalement
installés dans la partie arabe de la ville. Ehoud Olmert aurait
vraiment donné son accord ? Si c’était le cas, il
surpasserait dans l’héroïsme Itzhak Rabin lui-même, que
l’extrême droite sioniste a assassiné pour moins que ça.
Assurément, ce serait une vraie « bombe » médiatique.
La vraie question, c’est de savoir comment un journaliste sérieux
peut accréditer pareilles foutaises. Mais il est vrai que nous
sommes en France.
Reste éventuellement une seconde hypothèse, tout
aussi ridicule : l’accord en question serait fondé sur de
nouvelles concessions palestiniennes. Sans le dire à personne,
Mahmoud Abbas aurait renoncé au noyau dur de la position
officielle de l’OLP depuis 1988 : un Etat palestinien dans
les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale. Mais
soit Bernard Guetta est mieux informé que la totalité des
journalistes de la planète, soit il veut nous faire prendre des
vessies pour des lanternes. Avec tout le respect qu’on lui doit,
on penchera pour la seconde solution.
Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre en évoquant
la question des réfugiés comme s’il s’agissait de broutilles :
« La Palestine serait assurée d’une
continuité territoriale et, quant aux réfugiés, ils recevraient
des compensations financières, mais c’est dans le futur Etat
palestinien, et non pas en Israël, qu’ils reviendraient ».
Et il faudrait appeler ça un accord ? En fait, cette
formulation correspond exactement à la position de Tel-Aviv :
aucune reconnaissance du préjudice subi par le peuple
palestinien, aucun réfugié autorisé à revenir en territoire
israélien sur le sol de ses ancêtres, et une poignée de shekels
en guise de dédommagement.
Après avoir servilement ânnoné les péroraisons
de MM. Bush et Olmert, Bernard Guetta en vient cependant à
l’essentiel : « Mais il reste une
grande question à trancher, la plus redoutable des pierres
d’achoppement. Comment appliquer un tel accord alors que le
Hamas contrôle Gaza ? » Nous y voilà donc :
ce serait tellement plus facile, en effet, si les Palestiniens
baissaient les bras et abdiquaient toute résistance ! Et si,
en face du nouveau mur de la honte érigé par Israël, il n’y
avait cette maudite « pierre d’achoppement » qui
s’obstine à exister.
En votant pour le Hamas en 2006, le peuple
palestinien s’est démocratiquement rebellé contre
l’occupant. Ce n’est pas pour lui tendre l’autre joue en
2008. MM. Bush et Olmert le savent, mais M. Guetta, lui,
fait semblant de l’ignorer. Sans doute parce que la conception
du conflit à laquelle il s’adosse avec la plupart des
commentateurs exige cette amnésie volontaire. Pour coller, non
pas à la réalité mais à sa représentation dominante, il faut
un coupable. Or ce coupable ne pouvant être Israël, il ne peut
être que le Hamas, dont l’existence même est un défi lancé
à Israël.
Niant l’évidence, on inverse alors la cause et
l’effet : ce n’est pas l’occupation qui génère la résistance,
mais le terrorisme qui justifie l’autodéfense. Déniant aux
victimes la même valeur, on fait fi des statistiques du conflit.
En 2007, l’armée israélienne a tué 373 Palestiniens dans la
bande de Gaza. En même temps, on a déploré 13 victimes israéliennes.
Mais la cause est entendue : le «
terrorisme islamiste » menace Israël d’un nouvel
holocauste. « Aussi longtemps qu’il y aura
du terrorisme à Gaza, il sera très difficile de parvenir à un
accord de paix avec les Palestiniens », résume Ehoud
Olmert dans un article de foi repris en chœur par les médias
occidentaux.
Il est vrai que le premier ministre de l’Etat hébreu
sait de quoi il parle : la principale organisation terroriste
du Proche-Orient, c’est l’armée israélienne. Evidence arithmétique,
tout simplement. En un sens, Israéliens et Américains ont raison :
le terrorisme est partout. Mais il est surtout là où on se
refuse à le voir. Un détail amusant : lors de son bref séjour
à Jérusalem, George Bush a élu domicile à l’hôtel King
David qui, à l’époque du mandat britannique, abritait le
quartier général des forces d’occupation. Un commando de
l’Irgoun l’a fait sauter en 1946, tuant délibérément une
centaine de personnes. Futur premier ministre et idole des médias
après « Camp David », le terroriste Menahem Begin était
le commanditaire de l’attentat.
George Bush, lui, est sorti indemne de l’hôtel
King David pour achever sa tournée moyen-orientale. Comme prévu,
la seconde partie du voyage fut d’un grand classicisme. Au
programme : contrats juteux avec les roitelets du pétrole et
avalanche de diatribes anti-iraniennes. En Palestine, le président
américain mariait commisération de façade et fausse
admonestation. Avec les pétromonarchies, il a agité l’épouvantail
du chiisme nucléarisé pour stimuler les ventes d’armes made in
USA. Obstiné, il a menacé une énième fois le régime iranien,
ce « sponsor du terrorisme », lui
attribuant sémantiquement cette confusion entre le commerce et la
politique dont l’hyperpuissance est elle-même coutumière.
Faisant feu de tout bois, il a vainement tenté
d’exploiter un incident naval irano-américain des plus dérisoires
survenu dans le détroit d’Ormouz. Comme pour l’affaire des
marins britanniques capturés dans le Chott-al-Arab, l’attitude
de la puissance occidentale s’indignant qu’on ait égratigné
l’une de ses canonnières était parfaitement grotesque. On
n’ose imaginer ce qui se passerait si l’on interceptait des
vedettes iraniennes sur la Tamise ou des sous-marins devant
Manhattan. Jouant les matamores, le Texan en colère s’est livré
devant les caméras à des rodomontades ridicules dont on se
gausse encore à Téhéran.
Pas un mot, en revanche, sur la situation
irakienne. A quoi bon, en effet, évoquer publiquement le plus
grand désastre américain depuis la guerre du Vietnam ?
L’Irak est le trou noir, vaste et béant, de la politique des
Etats-Unis au Moyen-Orient. Mais tout se tient. C’est la déconfiture
mésopotamienne qui est venue décupler l’obsession iranienne
des néoconservateurs. Il fallait un puissant dérivatif à l’échec
irakien, un nouveau front avec de nouveaux méchants à
diaboliser. Avec George Bush, l’Amérique n’arrive pas à guérir
du syndrome des sorcières de Salem, elle s’y enfonce chaque
jour davantage.
Le premier voyage au Moyen-Orient d’un George
Bush en phase terminale aura laissé derrière lui une irrésistible
impression de vide sidéral et de monumentale hypocrisie. Mais en
un sens il n’aura pas été inutile. Le locataire de la Maison
Blanche s’y sera montré sous son vrai jour sur la scène planétaire :
bouffi de rhétorique millénariste, démagogue à foison, obsédé
par une hégémonie qui se lézarde, ridicule avec ses anathèmes
qui n’impressionnent personne. Planant au-dessus d’un champ de
ruines qu’il a largement contribué à répandre, il est apparu
comme en lévitation, irrémédiablement coupé d’un monde arabe
qui le vomit.
Bruno Guigue, Diplômé de l’ENS et de
l’ENA, auteur de "Proche-Orient : la guerre des
mots", L’Harmattan, 2003.
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Publié le 23 janvier 2008 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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