La politique américaine au Moyen-Orient est entrée dans une
phase déterminante et inédite. Certes, Washington n’a jamais
fait secret des visées qu’il entretenait par le passé sur
les ressources pétrolières moyen-orientales. Néanmoins, les
douloureuses convulsions subies aujourd’hui par cette région
du monde accréditent l’idée selon laquelle les ambitions américaines
dépassent maintenant le cadre des seuls intérêts pétroliers.
Sinon, l’Administration Bush n’aurait probablement pas engagé
une stratégie régionale qui mécontente ses fidèles alliés,
dont l’Arabie saoudite, plus gros détenteur d’or noir de la
région.
Ainsi, Washington privilégierait-il un relâchement à terme
des relations qu’il entretient avec l’essentiel des acteurs,
arabes comme non arabes, du Moyen-Orient contemporain ? Une
diplomatie cohérente impliquant de ne jamais couper entièrement
les ponts avec ses partenaires, quelle que soit leur nature, on
ne saurait envisager cette hypothèse dans l’absolu. Néanmoins,
les différentes évolutions intervenues sur la scène
moyen-orientale depuis la chute du régime de Saddam Hussein en
2003 confirment l’impression selon laquelle Washington serait
en faveur d’un bouleversement de la donne politique régionale
qui a prévalu jusqu’ici.
Les temps ne sont pas si lointains où, en février 2004, suite
à une « fuite », le journal à capitaux saoudiens al-Hayat révélait
au grand public l’engagement pressenti des États-Unis en
faveur d’un projet de grande envergure dénommé « Grand
Moyen-Orient » (Great Middle East Project). Trois principes le
sous-tendaient : la démocratisation des régimes
moyen-orientaux ; l’amélioration des programmes scolaires et
des modalités de circulation de la connaissance ; et enfin, la
promotion du libéralisme économique. L’Afghanistan et l’Irak
étant censés, pour leur part, pouvoir incarner la première
représentation du bien-fondé de cette vision américaine.
Or, qu’en est-il réellement aujourd’hui ? L’Afghanistan,
officiellement débarrassé des Talibans, connaît une
instabilité sociopolitique inquiétante. L’Irak, quant à
lui, a troqué la dictature de son raïs déchu pour des modalités
de partage du pouvoir qui font la part belle à la fragmentation
institutionnelle et à la consécration du confessionnalisme
politique. Et une tendance similaire existe au Liban où, entre
l’adoption de la résolution 1559 (2004) de l’ONU et le
lourd affrontement libano-israélien qui a caractérisé l’été
2006, les risques de polarisation confessionnelle sont devenus
un spectre qui hante le quotidien de beaucoup de Libanais. Car
derrière les divergences politiques officielles opposant la
majorité politique libanaise d’une part, et le Hezbollah et
le parti Amal d’autre part, apparaît tout simplement l’éventualité
pour les chiites et les non-chiites nationaux d’en venir à se
confronter sur des bases politico-communautaires.
On l’aura compris, quelles que soient les intentions des États-Unis,
leur politique moyen-orientale est en décalage avec un système
international prônant la coexistence des États-nations. Elle
consacre en effet le confessionnalisme politique au détriment
de l’unité nationale. Les soulèvements des Kurdes de Syrie,
des Arabes de la province iranienne d’Al- Ahvaz, des coptes
d’Égypte, ainsi que les revendications sociales
qu’expriment régulièrement des communautés chiites des pays
du Golfe, sont autant d’événements qui ont connu un sursaut
particulier au lendemain de l’invasion de l’Irak.
L’ensemble de ces manifestations répondent souvent à un
contexte politique, économique et/ou social local qui, certes,
préexistait à la chute de S. Hussein. Mais force est de
constater que l’Administration Bush s’est rarement montrée
aussi soucieuse des revendications politiques et sociales de
certaines franges des peuples du Moyen-Orient que depuis son
invasion de l’Irak. Sans quoi, un État palestinien viable et
aux frontières justes et équitables aurait déjà été créé
depuis longtemps.
En conclusion, les États-Unis, à l’instar de l’ensemble
des États de la planète, sont plus sensibles à la raison d’État
qu’à une quelconque idéologie. Dans le cas du Moyen-Orient,
les projets américains semblent privilégier un partage
rappelant les accords Sykes-Picot (1916), qui tracèrent jadis
l’esquisse des frontières des États proche-orientaux
contemporains. Une telle volonté est, bien entendu, critiquable
par essence, aucun État n’ayant à imposer des schémas
politiques contraires aux aspirations des populations et
gouvernements concernés. Le problème, dans la vision des États-Unis
d’un « Grand Moyen-Orient », réside plus précisément dans
la nature des frontières que Washington pressent, et qui
seraient nécessairement en fonction d’éléments ethniques,
claniques, tribaux, communautaires et/ou confessionnels. La
volonté des États-Unis de se désengager à terme du
Moyen-Orient pour se consacrer au « risque chinois » a bien sûr
un coût ; mais rien n’oblige les populations du Moyen-Orient
à en faire les frais.