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IRIS
La
stratégie britannique au Moyen-Orient.
Les constances et
inconstances d'un Etat post-impérial
Barah Mikaïl
Barah Mikaïl / L’Essentiel des
relations internationales / mai-juin 2007
Les
Britanniques donnent aujourd'hui des signes d'affaiblissement sur
l'échiquier moyen-oriental. L'acquiescement par Londres à la
vision américaine des relations internationales s'est en effet
doublé d'un investissement physique de sa part au bénéfice de
l'hyperpuissance. Cette stratégie assumée se maintiendra-t-elle
à l'avenir ? Probablement, tant les modèles alternatifs
attrayants pour une Grande-Bretagne en quête de la consolidation
de ses atouts post-impériaux restent déficients.
Depuis les attentats du 11
Septembre, Londres n'a jamais manqué d'insister sur sa pleine
adhésion à la vision développée par les Etats-Unis vis-à-vis
des évolutions politiques planétaires. Il convient d'ailleurs,
sur cette question comme sur d'autres, de parler d'une relation
symbiotique liant Londres à Washington bien plus que d'hypothétiques
accointances circonstancielles qu'auraient décidé d'entretenir
les leaders actuels de ces deux pays dans le cadre de leur
" guerre contre le terrorisme ". La special
relationship dont se prévalent Américains et Britanniques
remonte en effet à 1946, et il convient de remarquer que le
tandem Bush-Blair n'a rien d'inédit en soi pour qui se remémore
notamment la nature des liens par lesquels s'étaient déjà
singularisés, un quart de siècle plus tôt, Ronald Reagan et
Margaret Thatcher. Il y a pourtant une différence de taille
entre ces deux périodes. En effet, alors que la Dame de Fer
avait trouvé dans ses fortes affinités pro-américaines un
moyen efficace pour consolider les intérêts stratégiques de
l'ancienne Couronne britannique, Tony Blair prendra pour sa part
le risque - assumé - d'une adhésion pavlovienne aux
conceptions américaines du monde, quitte à ce que cela lui
vaille le qualificatif peu amène de poodle (caniche). Ce début
de troisième millénaire induit-il ainsi l'attachement de
Londres à la consolidation d'un " axe anglo-saxon "
par intermédiaire des États-Unis ? L'ancienne Albion
aspire-t-elle, dans cette logique, à la revivification d'une
gloire déchue ? Ou bien ces choix britanniques particuliers
tombent-ils, bien au contraire, dans le droit fil d'une
politique calibrée en fonction des impératifs stratégiques du
pays ? Ces questions méritent d'être posées, à un moment où
l'on ne manquera pas de constater que la lunette américaine
adoptée par T. Blair pour la lecture des enjeux internationaux
se sera doublée d'un suivisme politique, source de bien des désagréments.
Rien ne permet ainsi d'affirmer que l'affaire des marins
britanniques qui a éclaté à la fin du mois de mars 2007
restera la dernière des contraintes s'imposant à un
Royaume-Uni nécessairement fragilisé dans sa politique
moyen-orientale
LES
BRITANNIQUES DANS L'HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT
Les temps ne sont pourtant
pas si lointains où la Perfide Albion jouissait d'un leadership
solide au Moyen-Orient en général, et au Proche-Orient en
particulier. Avec les campagnes de Napoléon Bonaparte de l798,
ce sont les Britanniques qui opteront pour une concurrence
active vis-à-vis des intérêts sollicités par les Français
dans la région. Cette mise en confrontation connaîtra le plus
souvent des manifestations de type indirect. Révélatrice parmi
d'autres de cet aspect, la décision prise par le gouvernement
du Premier ministre britannique Benjamin Disraeli, en l875,
d'entrer dans le capital de la Compagnie du canal de Suez. Ce
dernier ne faisait que rebondir sur la volonté du khédive Ismaël
d'Égypte de vendre les actions qu'il y détenait, aux côtés
des Français, en raison de contraintes financières. Londres
trouvait pour sa part un moyen d'affirmer sa présence au niveau
d'un point de passage fondamental pour ses intérêts
commerciaux, et confirmera d' ailleurs cette donne en occupant
le pays sept ans plus tard. Certes, les accords de Sykes-Picot
(1916), que confirmeront les accords de San Remo (1920),
permettront aux Britanniques de mettre sous protectorat l'Irak
et la Palestine, les Français obtenant pour leur part un mandat
sur la Syrie et le Liban. Mais il faut constater que c'est l'Égypte,
pays à l'intérêt stratégique certain, qui sera finalement le
cercueil des ambitions européennes dans l'ensemble du
Moyen-Orient. En 1956 en effet, la décision du président égyptien
Nasser de nationaliser le canal de Suez poussera les Français
et les Britanniques à mettre en place une stratégie de récupération
de " leurs " intérêts. La guerre israélo-égyptienne
de 1956, voulue et planifiée par les deux ex-puissances
mandataires, n'échappera pas à l' œil attentif de Washington,
acteur alors en pleine redéfinition de ses options stratégiques
moyen-orientales. L'entrée des troupes françaises et
britanniques en Égypte, dont le motif officiel était une
volonté de séparation des belligérants israélien et égyptien,
ne leur permettra donc pas de procéder à une mainmise sur le
canal de Suez, des menaces américaines et russes poussant vite
les deux puissances européennes à plier bagage. C'est à leurs
positions dans l'ensemble de la région qu'elles devront dès
lors renoncer, même si l'ancienne Couronne pourra attendre les
années 1960-1970 avant que d'octroyer leur indépendance aux
micro-États du Golfe, derniers de leurs protectorats moyen-
orientaux.
LONDRES
ET LES EFFORTS DE GUERRE AMÉRICAINS
Mais, cinquante ans après
la faillite de leurs entreprises impérialistes, les
Britanniques seraient-ils confrontés aux limites de leur
histoire post-impériale ? Une telle perspective aurait cela de
grave qu'elle pousserait ipso facto Londres à connaître une
nouvelle mise à mal de ses intérêts au Moyen-Orient.
L'ancienne Couronne avait en effet, perspectives économiques
mises à part, mis entre parenthèses ses ambitions dans la région
pendant de longues années. Elle y reviendra par l'intermédiaire
de Washington. Ce seront la guerre du Golfe de 1991, les
bombardements de positions militaires et de bâtiments officiels
irakiens en décembre 1998, et surtout la participation à
l'invasion de l'Afghanistan en octobre 2001 puis de l'Irak en
mars 2003. L'on peine, bien entendu, à expliquer l'ensemble de
ces évènements par une stratégie britannique supposément
autonome. Certes, la guerre du Golfe de 1991 trouvait tout son
sens à la lumière du droit international, Saddam Hussein s'étant
rendu coupable en août 1990 d'une occupation franche de son
voisin koweïtien indépendant. De même, le renversement du régime
des talibans dans la foulée des attentats du 11 Septembre avait
fait l'objet d'un consentement onusien qui pouvait d'ailleurs
trouver pleine légitimité au vu des accointances entretenues
entre le régime islamiste et le leader d' Al-Qaida, Oussama ben
Laden. Mais les cas des bombardements en Irak de 1998, et
surtout de l'invasion du pays en mars 2003, suscitent beaucoup
plus d'interrogations. Londres a en effet pour avantage,
contrairement à Washington, d'être fort d'une bonne
connaissance du terrain moyen-oriental qui puise dans la longue
expérience coloniale qu'il y développait naguère. Qui plus
est, l'Irak, ancien mandat britannique, répond à des spécificités
sociologiques que ses anciens " protecteurs " sont
bien loin d' avoir pu ignorer. En ce sens, les évolutions
intervenues sur le terrain irakien ces quatre dernières années
avaient un caractère largement prévisible. Une logique d'
ailleurs similaire, quoique moins évidente, peut être trouvée
dans le cas de l' Afghanistan, pays que la Couronne avait déjà
largement approché au long du XIX' siècle, du temps où prévalait
son attachement à la théorie du " grand jeu ". Le développement
par le Royaume-Uni d'un atlantisme inconditionnel
s'explique-t-il dès lors autrement qu'à travers un attachement
à la sanctification de ses relations avec les États-Unis ? Le
peu de crédit qu'accordent les Britanniques à l'idée d'un rôle
prometteur pour l'Union européenne est notoire. Mais dans le même
temps, la contrepartie faite dès lors aux Américains donne
l'impression de la mise entre parenthèses par Londres de toute
réflexion personnelle sur les enjeux moyen-orientaux
contemporains. Les Britanniques semblent avoir opté pour un
suivisme aveugle de l'hyperpuissance planétaire, synonyme pour
eux de prestige, ainsi que de retombées bénéfiques pour ce
qui relève des marchés acquis par Washington. La participation
de Londres aux efforts de guerre américains, qui passe par la
présence de quelque 6000 hommes en Afghanistan et 8000 hommes
en Irak, reste bien moins importante en nombre que celle des États-Unis.
Mais elle est suffisante pour prouver la loyauté des
Britanniques à leur " allié " américain. Cette
forte contiguïté peut-elle connaître une profonde remise en
question dans les prochains temps, si toutefois les ambitions
moyen-orientales américaines venaient à prendre des
proportions aux conséquences rédhibitoires pour Londres ?
DILEMMES
BRITANNIQUES
Les Britanniques font de
moins en moins secret de leur intention de retirer leur
contingent en place en Irak. Cependant, on notera aussi le fait
qu'ils n'ont pas fixé clairement le terme d'un tel retrait, ce
qui leur permet dans l'intervalle de faire valoir leur
attachement à ne pas laisser l'Irak laissé à son propre sort.
Tout retrait précipité de leur part serait en effet synonyme
d'échec pour leur aventure irakienne. Or, à y regarder de plus
près, les faits ne trompent pas : Londres est bien moins
insistant quant à sa volonté de se retirer de l'Afghanistan,
pays dans lequel il s'était pourtant engagé bien plus tôt.
Les contraintes afghanes, en termes politiques et sécuritaires,
ne sont en effet pas aussi dramatiques que celles qui prévalent
en Irak. A partir de là, c'est la conscience qu'ont aujourd'hui
les Britanniques de l'extrême sensibilité liée à leur
occupation de l'ancienne Mésopotamie qui les contraint
d'insister sur les motifs " positifs " de leur présence.
Un message adressé aussi bien aux Irakiens, invités par là à
infléchir la portée de leurs contestations anti-coalition,
qu'aux États-Unis, que Londres ne voudrait cependant pas
offusquer directement.
Les temps ne sont
cependant plus favorables à la perpétuation par les
Britanniques d'une stratégie irakienne esquissée par les seuls
Américains. Très révélatrice, sur ce plan, fut la prise
d'otages britanniques perpétrée par les Gardiens de la Révolution
iraniens dans les eaux du Chatt al-Arab, à la fin mars 2007. Dès
le dénouement de cette affaire, des rumeurs firent état
d'options militaires auxquelles Washington aurait été
favorable en représailles à l'action iranienne. Londres a-t-il
réellement rejeté cette option ? Avait-il, de même, demandé
préalablement aux Américains de mettre en sourdine leurs déclarations
au sujet de cette prise d'otages afin d'éviter de radicaliser Téhéran
? Sans pouvoir rien affirmer pour l'heure face à ces hypothèses,
on notera cependant que les Britanniques se retrouvent par là
dans une situation extrêmement inconfortable pour leurs intérêts.
C'est en effet le talon d' Achille de la coalition engagée en
Irak que les Iraniens ont touché en emprisonnant les quinze
soldats britanniques. Les contestations de l'opinion publique
britannique vont grandissant devant le maintien par T. Blair
d'un contingent en Irak, tant le bien-fondé de l'invasion du
pays manque, aujourd'hui encore, de preuves probantes. La manière
par laquelle le gouvernement essaiera d'exploiter à son profit
les déclarations contradictoires prononcées par les anciens
otages dès leur retour dans leur pays s'apparentera d'ailleurs
elle-même à une tentative d'occultation par Londres de
l'incapacité qu'il y eu pour lui à garantir la libération de
ses ressortissants autrement que par le recours à des canaux
diplomatiques aux contours sibyllins ainsi que par la
sollicitation des efforts de maints pays plus en phase avec Téhéran,
dont la Turquie. En vain, semble-t-il.
T. Blair pourrait-il
cependant en venir à lâcher, tôt ou tard, les États-Unis en
Irak ? Difficile à prévoir, cette hypothèse ne semble néanmoins
pas à l'ordre du jour. Délaisser Washington impliquerait en
effet d'avoir mûri au préalable une stratégie alternative
garantissant la préservation des intérêts stratégiques
britanniques. Or Londres, qui est d'ailleurs loin de prétendre
à l'autonomie politique et stratégique, ne semble en rien à
la veille de l'inscription de ses prérogatives et aspirations
au bénéfice de l'action d'un acteur autre, tel que l'UE. De même,
une fusion des perspectives stratégiques britanniques avec les
orientations russes, voire chinoises, étant hautement
improbable, c'est finalement le manque de scenarii du futur
fiables qui contraint les Britanniques à s'en tenir aux modalités
constitutives de leur diplomatie et de leurs orientations
militaires du moment : les États- Unis comme référent et
parrain incontournable des actions du royaume ; l'UE comme moyen
pour l'" asseoiement " de certaines sollicitations
diplomatiques britanniques, telles les négociations sur le nucléaire
iranien. Ces deux fondements devraient continuer à participer
des constantes diplomatiques du pays pour les prochaines années,
et donc au-delà du départ de T. Blair prévu pour septembre
2007. Bien entendu, on voit mal Londres pouvoir répondre, dans
l'immédiat, à une sollicitation américaine visant par exemple
l'ouverture d'un nouveau front militaire moyen-oriental. Bien au
contraire, c'est son esquisse d'une porte de sortie irakienne
honorable qui, depuis longtemps recherchée, semble de surcroît
ne plus être entièrement étrangère aux préoccupations américaines.
Cependant, Londres ne croyant que peu à des alternatives
fiables au poids américain dans le monde, ce n'est a priori que
le jour où apparaîtront les signes concrets de l'entrée des
États-Unis dans leur propre phase historique post-impériale
que les Britanniques pourraient en venir à modifier la nature
de leurs alliances. Et, une fois de plus, il reste à voir si
l'UE aura réussi, dans cet intervalle, à se rendre
indispensable aux yeux de Londres. Ce qui, pour l'heure, reste
loin d'être acquis.
Barah Mikaïl
Chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques
(IRIS). Auteur de La Politique américaine au
Moyen-Orient (Dalloz, 2006).
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