Petit
conte sur le monde tel qu'il va
Il était une fois
Picrocholand...
Aline de Diéguez
*
Mercredi 2 octobre 2013
I
Il était une fois un pays qui avait
fabriqué des armes si puissantes qu'il
rêvait de faire la guerre aux étoiles.
De même qu'une grosse colonie de fourmis
envoie des éclaireuses, puis un groupe
entier dirigé par une nouvelle reine,
fonder une colonie reliée à la maison
mère, le paradis des Picrocholiens a été
fondé par un détachement de colons issu
du paradis des déiphages.
Ils s'installèrent sur une terre qu'ils
déclarèrent pure de toute souillure.
Il y avait bien sur place quelques
bipèdes emplumés, mais les éclaireurs
avaient rapidement nettoyé le terrain.
Pas de pitié pour les primitifs qui se
permettaient de défendre leurs terres et
de s'opposer à l'arrivée de la
civilisation dans ces contrées sauvages.
Ces sous-hommes ne méritaient pas de
vivre et les Picrocholiens le prouvèrent
de la manière la plus expéditive qui
soit.
Ainsi, grâce à l'ingénieuse
collaboration d'un éminent représentant
de cette peuplade, Sir Jeffery Amherst,
associé à un commerçant avisé du nom de
Rabbi Sharfman, les tribus Shawnee,
Mingo, and Delaware furent prestement
éliminées. Nos deux compères avaient en
effet inventé le judicieux stratagème
qui consistait à offrir à des
populations naïves et confiantes des
couvertures et du linge infectés par la
variole des Juifs caucasiens. Un plein
succès a récompensé leurs efforts et le
prix de leur investissement.
Dans le Colorado, un autre célèbre
Picrocholien, le colonel John Chivington
fit, avec et ses cavaliers, un travail
remarquable - du "bon boulot"
selon l'expression élégante d'un
domestique de l'empire à propos des
assassinats commis dans une contrée
exotique par des égorgeurs cannibales.
Le "boulot" du colonel Chivington
connut son apogée à Sand Creek. La
troupe se rua sur un paisible camp
Cheyenne et trucida tout le monde de la
manière la plus sanguinaire et la plus
barbare possible afin d'inspirer une
salutaire terreur à toutes les autres
tribus qui se seraient avisées de
résister à l'innocent envahisseur. Les
soldats scalpèrent les hommes,
étripèrent femmes et enfants, mutilèrent
les corps et fracassèrent les crânes des
nourrissons.
D'innombrables exploits du même tonneau
vinrent à bout de la racaille miséreuse
qui avait l'audace de se prétendre
propriétaire de son territoire. Ces
sauvages ne savaient pas encore que les
nouveau-venus étaient une espèce humaine
supérieure, une race de maîtres, qu'ils
avaient donc toujours raison et qu'ils
l'emportaient partout où se posaient
leurs augustes semelles. "Nous sommes
justes par essence et forts par nature.
Nous incarnons la Démocratie et la
Liberté en marche sur la planète",
tel était leur discours conscient et
inconscient. En un mot comme en cent, "nous
sommes exceptionnels" se susuraient-ils
à eux-mêmes, avant même que leur "exceptionnalisme"
débarque dans le discours officiel de
leur dernier empereur..
En éradiquant les emplumés, les
Picrocholiens avaient découvert la
stratégie victorieuse de la conquête
territoriale qu'ils nommèrent
benoîtement pacification.
Durant un interminable siècle, il surent
utiliser ce procédé avec un succès
grandissant, faisant fi de la
souffrance, de la désolation et de la
mort que leur pacification
engendrait partout où ils passaient.
*
II
Forts de leurs premiers exploits les
pieux colons originels clamèrent alors
aux quatre vents que le territoire
qu'ils occupaient était parfaitement
désert. Se référant à notre éminent
fabuliste, ils se proclamèrent les
premiers occupants. En bonne logique
capitaliste, ils déclarèrent dans la
foulée et urbi et orbi, qu'ils
étaient désormais les seuls et uniques
propriétaires des plaines, des fleuves,
des montagnes et de tout ce qui vole,
court ou rampe sur cette terre, ainsi
que de toutes ses richesses et cela
jusqu'au noyau ferreux qui gît en son
centre.
Ils avaient d'abord baptisé leur Nouveau
Monde Eden, mais sous l'impulsion de
leurs belliqueux empereurs successifs,
cette région prit le nom de Picrocholand.
Il faut savoir que leur ancêtre éponyme,
Picrochole 1er, s'était illustré
dans la féroce Guerre des fouaces
dont les échos résonnent encore
en pays angevin. Les épisodes de cette
guerre mémorable nous sont connus grâce
au récit minutieux qu'en fit le
talentueux chroniqueur de l'époque,
François Rabelais, dans ses célèbres
Aventures du géant Gargantua,
de son père Grandgousier et de son fils
Pantagruel.
En effet, cette Odyssée
auprès de laquelle celle du grand Homère
est une bluette pour demoiselle,
reposait sur une méchante querelle de
voisinage entre le cruel Picrochole et
le gentil souverain voisin, notre
illustre Grangousier, à propos d'une
question de brioches vilainement
malmenées. Elle avait conduit le
belliqueux Picrochole à mettre en branle
une gigantesque soldatesque, équipée
jusqu'aux dents. L'impressionnante
artillerie de l'agressif Picrochole
avait décimé tout ce qui se trouvait sur
son passage, les porcs, les truies, les
fermiers, les canards, les gorets et
avait failli dévaster les vignes des
saints ermites de l'abbaye de Seuillé,
lesquelles n'avaient été sauvées de la
destruction que grâce à l'intervention
musclée de Frère Jean des Entommeurs. Le
saint homme expulsa les malotrus à
grands coups de bâton et réussit à
préserver le divin nectar produit par
les vignes du Seigneur.
Sur le point d'être submergé,
Grangousier fit alors appel à son géant
de fils, Gargantua, qui arriva à bride
abattue sur son énorme jument, laquelle,
en urinant, provoqua une crue si
phénoménale qu'elle noya toute l'armée
de Picrochole et sauva le royaume de
Grangousier.
Ce dernier paragraphe révèle d'une
manière aveuglante la persistance et la
force du patrimoine génétique dans les
comportements humains et confirme que
les deux derniers empereurs de la
funeste lignée picrocholique - leurs
Altesses impériales Picrochole XLIII,
dit Bushus Debilus et Picrochole
XLIV, plus connu sous le nom de
Barakus Dronomaniacus - sont bien
les dignes descendants de leur
belliqueux et acariâtre ancêtre, le
méchant Picrochole 1er.
*
III
Comme il arrive souvent, la prospérité
de la colonie a dépassé celle de la
maison-mère. Les Pïcrocholiens en furent
tellement fiers, et même tellement
bouffis d'orgueil, que leur tête s'est
mise à enfler. La petite bulle d'air et
de folie qui permet à chacun de flotter
légèrement au-dessus du sol a si
puissamment gonflé dans leur cervelle
que telle l'hélium d'une montgolfière,
elle s'est propagée dans l'ensemble des
circonvolutions cérébrales et a fini par
envahir la totalité de leurs lobes
frontaux.
Désormais, tous les Picrocholiens sont
affligés d'une grosse tête dans laquelle
se loge commodément leur bonne
conscience, leurs illusions sur
eux-mêmes, leur arrogance, leur
cupidité, leur cruauté et leur
indifférence à tout ce qui grouille
au-delà de leurs frontières.
Ils sont persuadés qu'ils représentent,
comme le proclamait un des leurs
ancêtres, Thomas Jefferson, "the
world's best hope", l'"indispensable
nation" du monde civilisé, autant
dire un phare destiné à guider tous les
autres peuples sur la route du Bien et
des félicités terrestres avant que
celles-ci se métamorphosent en félicités
éternelles. La terre conquise sur les
emplumés devenait le lieu idéal où se
réaliseraient les desseins de la divine
Providence.
C'est donc en ce lieu béni, laboratoire
d'un futur mirobolant, que le retour du
messie allait coïncider avec un avenir
glorieux dont ils seraient les heureux
bénéficiaires.
En conséquence, ils se sont donné pour
devise: Per aspera ad astra.
*
IV
Pour faire court, les Picrocholiens
appellent ROW - abréviation de
Rest of the World - les territoires
mystérieux, barbares et effrayants
qu'ils se proposent de sauver des
maléfices de Satan. D'ailleurs ne se
proclament-ils pas eux-mêmes, et en
toute modestie, tantôt la "nouvelle
Jérusalem", tantôt le "nouveau
Canaan "?
Les contrées qui clapotent à leurs
frontières occupent-elles 98% de la
superficie de la machine ronde? Qu'à
cela ne tienne, les vaillants
missionnaires de la Démocratie bottée,
messagers du Progrès et de la Justice,
sont en permanence sur le pied de
guerre. Brandissant l'étendard du "Manifest
Destiny" qui leur permet de
débouler sur le monde, ils en profitent
pour s'approprier terres et richesses
sous couleur de délivrer le monde de
l'oppression des tyrans et d'apporter
aux peuples Liberté, Bonheur et
Démocratie par les mêmes moyens que ceux
utilisés contre les tribus d'emplumés.
Comme l'écrivait notre sage Montaigne, "Chacun
appelle barbarie ce qui n'est pas de son
usage". Mais cette belle pensée
est incompréhensible à une peuplade
habitée par un complexe de supériorité
chez laquelle un étalage de la force
tient lieu de politique.
C'est pourquoi les Picrocholiens
appellent tyrans tous les
dirigeants rowiens qui ont l'audace de
ne pas se plier à leurs lois et à se
prétendre les maîtres de leur boutique .
Quant aux gouvernements légitimes qui
leur déplaisent, ils sont qualifiés
péjorativement de régimes: toutes
les "voix de son maître" dans la
presse écrite ou audiovisuelle, tant à
l'intérieur de l'empire que chez ses
vassaux, se sont empressées d'entonner
en choeur, en bons petits soldats, leur
mépris pour le "régime de Bachar",
pour feu le "régime de Chavez",
pour le "régime des mollahs" ou
pour le "régime de Poutine",
personne n'osant évoquer le "régime
de Netanyahou".
Les Picrocholiens clament qu'eux seuls
sont les détenteurs privilégiés d'une
mission chue directement de la galaxie
qui fait d'eux des gestionnaires
mondiaux de toutes les crises qui
secouent la planète en vertu de leur "responsabilité
de protéger" les populations
victimes d'Etats "maléfiques" ou
"voyous".
En application de ce généreux projet,
les innocents missiles de la Démocratie
picrocholine et autres "bombardements
démocratiques" ont libéré en les
écrasant sous des tapis de bombes trente
neuf tribus, Etats et Etaticules rowiens
depuis l'an de grâce 1945 et plus d'une
centaine depuis leur débarquement au
paradis.
Quelques exploits particulièrement
éclatants émaillent les célèbres "interventions
humanitaires" calquées sur les
méthodes de pacification
utilisées lors des guerres indiennes
évoquées ci-dessus. Ainsi, en 1898, les
Picrocholiens inventèrent "l'amendement
Platt", l'ancêtre du moderne et bien
connu "droit d'ingérence
humanitaire" et qui , sous le
commandement du général J. Franklin Bell
les lança dans une croisade destinée à "libérer"
Guam, Cuba, Porto-Rico de la "tyrannie
coloniale" espagnole.
Mais figurez-vous qu'à l'instar des
Indiens, ces sauvages refusaient
mordicus leur libération. Les
braves libérateurs ont donc dû recourir
à la contrainte contre ces ingrats : "Toute
la population en dehors des villes
principales à Batangas a été dirigée
vers des camps de concentration ", a
rapporté l'historien Stuart Creighton
Miller. Quant aux récalcitrants
opiniâtres, hommes, femmes et enfants,
ils ont purement et simplement été
exécutés. Tous. Les corps exposés,
empalés afin de susciter l'horreur et la
terreur chez les survivants.
Les empereurs picrocholiens successifs
appellent bénévolente assimilation
l'ensemble des méthodes de coercition
qui permet d'aboutir à une domestication
des populations traitées et à une non
moins bénévolente appropriation des
terres et des richesses des peuplades
pacifiées.
Les méthodes expérimentées à cette
occasion se retrouvent, perfectionnées,
modernisées et affinées dans les annexes
du paradis que sont aujourd'hui
Guantanamo, Abu Ghraib ou Bagram.
Mais la générosité des Picrocholiens ne
connaît pas de limites. C'est pourquoi,
selon la philosophie bien connue du
Sapeur Camember, l'empire a dépassé les
bornes du cynisme, penseront les naïfs,
en s'instituant, en douce, un
pédagogue mondial ès torture. Il est
vrai qu'il s'est-il employé avec zèle à
enseigner à ses vassaux son immense
savoir-faire en cette spécialité. Comme
il est prudent et n'a que peu confiance
dans QI et le talent des Rowiens, il a
édité des manuels à l'intention des
apprentis-tortionnaires. Il a même fait
produire tous les outils nécessaires à
leur art et les leur a charitablement
offerts afin d'équiper au mieux les
centres de torture disséminés un peu
partout au milieu des Etats rowiens
complaisants qui acceptaient de jouer le
rôle de poubelle de l'empire.
Confortablement assis à son bureau, tel
ou tel bureaucrate peut donc ordonner le
kidnapping des Rowiens jugés suspects,
de les livrer aux mains expertes des
professionnels formés par les excellents
pédagogues picrocholiens . Pour finir
les loques qui survivent à la machine
pénitentiaire picrocholienne sont jetées
dans un ces culs-de-basse-fosse où ils
disparaissent aussi totalement que dans
un puits sans fond.
La pureté de Picrocholand est préservée,
les déchets sont traités hors des
frontières .
La calcification de la cruauté aseptisée
et innocente constitue, chez le
Picrocholien une forme de tradition
culturelle aussi fortement incrustée
dans son patrimoine génétique que
l'impossible sédentarisation des roms,
comme vient de le déclarer un ami de
l'empire.
*
V
L'opinion de l'amas exogène et
indistinct des Rowiens de tout poil et
de toutes couleurs possède aux yeux des
Picrocholiens aussi peu d'importance que
celle du vermisseau qu'ils écrasent d'un
gros orteil dédaigneux. Or, leur orteil,
les Picrocholiens l'ont vraiment très
gros, comme tout le reste de leur
personne d'ailleurs. En effet, la
silhouette d'une grande partie de la
population a, elle aussi, subi des
modifications morphologiques
spectaculaires. Comme beaucoup d'entre
eux se gavent de grosses miches de pain
fourrées de mélanges sucrés ou
dégoulinants de graisse, ils ressemblent
de plus en plus aux beignets soufflés
que nous cuisons dans l'huile ou aux
vers blancs qui se cachent sous les
pierres plates.
Ainsi, un Martien débarquant sur notre
planète saura reconnaître au premier
coup d'œil qu'il existe, en Picrocholand,
deux variétés d'humains. Très vite il se
rendra compte que les dominants sont
plutôt maigres, en général de teint
clair et les dominés - les plus nombreux
- plutôt gras et bronzés. Nul besoin
d'imaginer un meilleur des mondes futur.
Il est déjà là.
Néanmoins, du haut en bas de l'échelle
sociale, les Picrocholiens se sentent
uniques et exceptionnels. Ils écartent
d'un Pfttt méprisant les jaloux qui
s'avisent d'invoquer contre leurs
actions des lois internationales ou
toute autre foutaise appelée
morale universelle ou lois
internationales. Ils sont
persuadés que la nation picrocholine est
dotée de qualités uniques et qu'en
conséquence, elle est moralement
supérieure à toutes les autres nations
qui peuplent la machine ronde.
Ainsi, quand Picrochole Bushus Debilus
fait promulguer des lois autorisant les
traitements dégradants, quand Picrochole
Dronomaniacus légalise la torture, seuls
des esprits suspicieux et malveillants
ne voient pas que les tortures de la
picrocratie sont d'une autre essence que
les tortures des infâmes tyrans au "régime"
pestilentiel, dont ils arrosent les pays
de bombes, écrasant au passage la
population - les victimes étant
qualifiées pudiquement de "dommages
collatéraux".
C'est pourquoi le pouvoir picrochratien
est le maître du langage et sa puissance
lui permet de rendre blanc le noir et
noir le blanc le plus immaculé. Le Bien
est Bien quand le régime picrocratique
le proclame tel.
Comme chacun peut le constater au pays
des mille et une nuits, dans les déserts
libyens ou les vallées himalayennes, les
vertueuses troupes de la Démocratie
picrocholienne ont apporté le bonheur,
la paix et la prospérité aux peuples
pacifiés et libérés à la
pointe de leurs saints missiles et de
leurs bombes démocratiques.
*
VI
Comme le surgissement des Picrocholiens
dans les affaires de la planète date de
la dernière pluie, leur assurance et
leur arrogance sont inversement
proportionnelles à l'épaisseur de leur
histoire collective et à leur expérience
de la politique, si bien que leur
compréhension du monde se résume au
binôme noir-blanc, Bien-Mal.
Aussi ne connaissent-ils qu'une seule
forme de stratégie militaire, celle dite
"du tapis de bombes", largement
utilisée en Mésopotamie et récemment
reprise par leur meilleur allié, que six
milliards de Rowiens ont vu ravager le
Pays du Cèdre pendant trente trois
longues journées, et cela avec la
bénédiction et l'aide active du grand
protecteur . Ces deux "peuples élus"
censés divinement guidés par la
Providence ont d'ailleurs inventé et
appliqué "the art of creative
destruction", variante
picrocholienne du très ancien: "Tuez
les tous, Dieu reconnaîtra les siens".
A la fin de la seconde guerre mondiale,
la générosité libératrice de l'armée
picrocholienne a si bien libéré les
Philippines du joug japonais, que
Manille fut la ville la plus détruite de
tout le continent asiatique ... et que
trois quarts de siècles après, la
capitale n'a toujours pas retrouvé la
qualité de vie et les infrastructures
qu'elle possédait avant sa libération.
Les Picrocholiens clament haut et fort
que ceux qui ne sont pas avec eux sont
contre eux.
Point n'est besoin de dictature
policière visible pour canaliser les
troupeaux à l'intérieur et à l'extérieur
de l'empire. Les Picrocholiens dominants
sont de redoutables professionnels dans
l'art de soumettre les masses à une
manipulation permanente par l'image, la
publicité pour toutes les formes de
consommation et cela avec la complicité
spontanée ou grassement lubrifiée des
organes de presse et des innombrables
sectes religieuses.
En conséquence, la masse des
Picrocholiens elle-même est désormais si
bien domestiquée que l'espionnage
généralisé qu'elle subit de la part de
ses dominants est non seulement accepté
sans murmure, mais plébiscité, au nom
d'une "sécurité" menacée à chaque
seconde par une invasion de Rowiens
jaloux ou même d'extra-terrestres.
Il faut dire qu'une propagande et une
désinformation soigneusement conçues et
habilement distillées par les
porte-paroles du gouvernement
picrocholien et de ceux des dociles
vassaux imprègnent si totalement les
cervelles pauvrement nourries des masses
de la certitude que le monde et la
politique sont d'une simplicité biblique
et que la consommation et l'accumulation
de biens sont les conditions nécessaires
du bonheur, que les Picrocholiens sont
persuadés que la gestion politique du
pays et du monde se réduit aux
catégories "divin" et "satanique".
En Picrocholand la richesse est vénérée
en ce qu'elle constitue le signe de
l'élection divine, alors que la pauvreté
prouve que le "God" dans lequel "trust"
les Picrocholiens méprise les peuplades
qui traînent dans le peloton de queue de
la course au profit. N'est-il pas écrit
sur tous les billets généreusement
imprimés dans les sous-sol des banksters:
In God we trust ? Plus un
Picrocholien possède de cartes de
crédit, mieux il est considéré car c'est
là le signe qu'il est un excellent
consommateur, donc un excellent citoyen.
De plus, tous, maîtres et dominés,
prétendent que leurs empereurs
successifs possèdent une ligne
téléphonique directe avec le Créateur et
que celui-ci non seulement veille sur
l'empire d'une manière toute
particulière, mais qu'il a chargé ses
habitants de la mission de civiliser des
Rowiens incultes en leur faisant avaler,
de gré ou de force, les règles et les
lois picrocholines. Leur Dieu
tout-puissant n'est pas, ils en sont
sûrs, un Grand Trompeur comme un de ces
Frenchies honnis, gardien des portes de
l'enfer, avait voulu l'insinuer.
*
VII
Les Picrocholiens ont le génie et la
bosse du commerce. Ils peuvent d'autant
plus aisément accumuler des richesses
qu'ils ont trouvé une fabuleuse
martingale qui leur permet de satisfaire
tous leurs désirs. Il s'agit d'une
trouvaille miraculeuse et beaucoup plus
efficace que celle des alchimistes qui
rêvaient de changer le plomb en or. Les
Picrocholiens ont fait beaucoup plus
fort: ils métamorphosent du vulgaire
papier imprimé en lingots d'or.
Certains malveillants vont jusqu'à
appeler cette juteuse opération
l'escroquerie du millénaire. Des envieux
affirment qu'on n'a rien vu de plus
pervers et de plus néfaste pour la
population rowienne depuis l'apparition
de l'homo erectus et que l'empire
aux pieds d'argile repose sur une
magouille de faux monnayeurs.
Toujours est-il, c'est bien cette ruse
financière qui leur a permis depuis un
siècle de vivre grassement en
bénéficiant d'un jackpot permanent. Les
Picrocholiens ont ainsi pu, d'abord
subrepticement, puis ouvertement,
édifier un gigantesque empire économique
et militaire. Ils se sont alors imaginé
qu'ils étaient tout puissants et
omniscients - en un mot, géniaux. Ils se
sont alors persuadés qu'il était logique
qu'il jouissent en tous domaines d'une
impunité et d'une immunité qui leur
assurent un statut suréminent par
rapport à la masse des Rowiens.
Oublieux des conditions monétaires
exceptionnellement favorables que les
Picrocholiens avaient extorquées au
reste du monde au fil des années, les
Rowiens leur ont longtemps voué une
admiration béate et même un amour ardent
. Ils voyaient en eux l'hyperpuissance
bienveillante chargée de régler avec
sagesse et lucidité tous les conflits
internationaux. C'était leur guide et
leur modèle. Il est bien connu que
l'amour rend aveugle.
L'image d'un de leurs représentants
particulièrement flagorneur et quasi en
extase d'avoir pu toucher le bout des
doigts de son Altesse impériale Debilus,
même s'il lui a fallu grimper sur un
tabouret pour parvenir à sa hauteur, a
frappé tous les esprits.
Cette attitude extatique quasi
universelle a eu pour conséquence
calamiteuse de geler les neurones des
Rowiens et de paralyser leur esprit
critique. Cependant, des tentatives de
rébellion et de sortie de l'hibernation
mentale commencent de se manifester de
plus en plus ouvertement. Il se peut que
le réchauffement climatique produise un
effet bénéfique indirect et que les
cervelles des Rowiens commençant à
dégeler, les neurones redeviendront
alertes et se libèreront de la gangue
glaciale de vénération, de soumission et
de passivité qui les emprisonne.
*
VIII
La guerra, la guerra, la guerra
chante Clorinde avant d'engager un
combat à la vie à la mort contre
Tancrède, dans le célèbre madrigal de
Monteverdi. Les Picrocholiens , quant à
eux, sont une incarnation de la
guerre. En guerre permanente depuis leur
débarquement sur la terre volée aux
emplumés, on compte à leur actif plus
d'une centaine d'expéditions durant le
dernier siècle. Un record qu'il sera
impossible de battre.
Le monde entier a été témoin de
l'aisance avec laquelle l'armée de sa
Majesté Picrochole Bushus Debilus a
quasiment réduit en un amas de gravas
une des plus anciennes civilisations du
monde. Un feu d'artifice de missiles, de
bombes au phosphore, à l'uranium a
illuminé la région durant de longues
semaines et a pétrifié ses alliés
d'admiration de terreur. "Shock
and Awe". A la suite de cet
exploit, Picrochole XLIII Debilus, en
extase, n'a pas hésité à claironner,
afin que nul n'en ignore : "Nous
sommes exceptionnellement bons.
Nous sommes le peuple élu."
A l'instar de son célèbre ancêtre
éponyme Picrochole 1er, Debilus quarante
troisième a écrasé sous les chenilles de
ses chars non seulement les poules, les
canards ou les chiens, mais les hommes,
les femmes, les enfants, les maisons,
les gares, les hôpitaux, les musées, les
centrales électriques, les usines, les
théâtres et tout ce qui aurait eu la
malchance de se trouver sur le chemin du
destin glorieux de l'angélique armée du
paradis démocratique.
Des théoriciens de cette nation à
l'esprit inventif et primesautier
appellent "chaos constructif"
les ruines et les dévastations qui
accompagnent chacune des interventions "humanitaires"
de la picrocratie.
Quant à son Altesse impériale Picrochole
XLIV Dronomaniacus, elle est à la fois
plus rusée et plus sournoise. Aux boum
boum sonores et éblouissants des
missiles et des bombes elle préfère
l'ombre des bureaux et la tactique
hypocrite et proprette de la mort
fonctionnarisée.
Silhouette élastique, dents blanches, un
sourire de publicité pour marque de
dentifrice, une décoration de prix Nobel
de la paix en bandoulière, chaque début
de semaine, Dronomaniacus,
tranquillement assis à son bureau,
assassine bureaucratiquement une poignée
de Rowiens qui vaquaient à leurs
affaires à six ou dix mille kilomètres
du douillet bureau de son Altesse
picrocholienne.
L'empereur picrocholien se sent un
substitut de Dieu. Comme la justice
divine, la sentence picrocholienne est
sans appel et sans miséricorde. Une
signature, un clic d'ordinateur et un
jouet électronique vous pulvérise, aux
antipodes, le condamné à mort qui
ignorait sa sentence. Certes, elle
pulvérise en même temps une poignée de
Rowiens de tous âges qui avait eu la
mauvaise idée de se trouver dans les
parages. Mais un Rowien de plus ou de
moins n'empêchera aucun Picrocholien de
dormir.
Pichrocole Dronomaniacus s'en lave les
mains, l'âme légère et le sommeil
profond.
Car c'est toujours au nom de la morale
que les Picrocholiens incarnent de la
pointe des cheveux aux orteils, qu'un
ancien responsable de la politique
étrangère de cet empire a inventé la
théorie dite de "l'intervention
humanitaire" au nom d'une "responsabilité
de protéger" les peuples
victimes de gouvernants "voyous",
"tyrans", "barbares", "dictatoriaux", et
tutti quanti, théorie qui connaîtra
un succès éclatant chez les domestiques
de l'empire sous la dénomination de "droit
d'ingérence humanitaire" .
En vertu de ce droit que l'empire
picrocholien s'est généreusement accordé
à lui-même, il se donne le pouvoir
d'intervenir où et quand il lui semble
bon ou de tracer des lignes rouges
- la ligne jaune est déjà prise -
déclenchant automatiquement une pluie de
missiles sur l'Etat voyou qui a osé
provoquer sa réprobation. Il se donne
également le droit et le pouvoir de
provoquer la déstabilisation de
gouvernements qui lui déplaisent en
suscitant, favorisant et finançant des
révolutions aux noms multicolores ou
gracieusement champêtres: révolution
orange, blanche, rouge, verte, printemps
arabe, et cela au moyen des innombrables
cellules d'espionnage camouflées en
Organisations non gouvernementales, plus
connues sous le nom d'ONG, parfaitement
gouvernementales et grassement
alimentées en monnaie facilement
imprimée par Picrocholand.
*
IX
Dronomaniacus s'est récemment avisé
qu'un méchant tyran sévissait quelque
part dans un étaticule sis dans les
marches de l'Asie - que ses sujets
seraient d'ailleurs bien incapables de
situer sur la mappemonde. Des voix de
l'au-delà l'ont informé que ce vilain
dictateur répandait sur sa population
une vapeur illicite. Son nez délicat,
snif, snif, a décelé une odeur de gaz,
snif, snif.
Plus fort encore. Ayant levé un index
mouillé en direction de l'orient, snif
snif, il a conclu sentencieusement et
l'a proclamé avec toute l'autorité de
son éminente fonction, qu'il
reconnaissait sans l'ombre d'une
hésitation le S8H14GKLMNOPQ99,
c'est-à-dire le pestilentiel et venimeux
assadarin. Le tyran avait bel et
bien signé son crime, Dronomaniacus l'a
dit et cochon qui s'en dedit!
Le sang du généreux Barakus
Dronomaniacus n'a fait qu'un tour. Sans
attendre que des autorités scientifiques
expédiées sur place confirment
l'identité du responsable de ce forfait,
tel don Quichotte enfourchant sa
haridelle, l'empereur omniscient a
instantanément ameuté ses Sancho
d'outre-Atlantique spécialisés dans les
aboiements les plus féroces et toujours
prêts à se précipiter à son service. En
même temps, il s'est mis à tympaniser
l'univers d'invectives indignées et de
menaces de punitions dont la sévérité
allait provoquer crainte et tremblements
chez tous les Rowiens. Il fallait
pulvériser le coupable émetteur de ce
fumet nauséabond, clamait-il urbi et
orbi, et cela à la manière la plus
picrocholique qui soit, c'est-à-dire en
pulvérisant le pays tout entier.
A propos d'émetteurs de vapeurs
mortifères et d'armes illicites, le
besacier de notre grand fabuliste qui
fit pour nos défauts la poche de
derrière et celle de devant pour les
défauts d'autrui, en rit encore.
*
X
L'empire picrocholien possède un talon
d'Achille.
Une excroissance douloureuse, sorte de
furoncle purulent, l'empêche de jouir
pleinement de ses perfections et de sa
puissance.
Depuis quelques décennies, une sorte de
Picrocholandicule s'est incrusté dans
son corps. Telle la pomme pourrissante
dans le dos du Gregor Samsa de la
Métamorphose de Kafka, ce corps
étranger, à la fois lointain et
omniprésent enflamme toute la région
autour de lui et infecte le corps de son
protecteur dans son entier.
Un garnement vicieux, bagarreur,
incommode à ses voisins, hargneux,
toujours à se plaindre que personne ne
l'aime, alternant les gémissements et
les insultes, chapardeur des biens et du
territoire des voisins, menaçant et
trouillard à la fois est une sorte de
révélateur intempestif, une photographie
en pleine lumière de ce que le
Picrocholand original cache sous le
masque d'ange de la démocratie idéale,
tout comme Dorian Gray dissimulait le
tableau qui révélait sa véritable nature
derrière un lourd rideau de velours dans
le roman d'Oscar Wilde.
Ce Pricrocholandicule représente son
portrait hideux et véridique de lui-même
que l'empire voudrait cacher. Il
aimerait e débarrasser de ce "meuble
inutile" qui pollue sa réputation, alors
qu'il est contraint, par des centaines
de filins invisibles à l'œil nu, de le
soutenir à bout de bras et de s'en
montrer solidaire.
Car les Picrocholand père et fils, si je
puis dire, sont liés par une toile
d'araignée de fils serrés et entrelacés
d'intérêts qui forment un binôme à la
fois soudé et haineux, le plus petit de
plus en plus arrogant et le plus grand
lassé et honteux de sa dépendance
financière aux amis du premier. Mais
tous deux sont des champions toutes
catégories, des recordmen mondiaux dans
l'utilisation d'armes chimiques et
nucléaires illégales et particulièrement
venimeuses.
Des générations entières ont été
ravagées au Vienam, au Laos, au
Cambodge, en Afghanistan, en Irak, en
Libye, ainsi qu'en Amérique centrale, au
Kosovo et en Serbie et également à Gaza
et au Liban. C'est en toute impunité que
Picrocholand a déversé des millions de
litres d'un défoliant qui a brûlé la
végétation et les humains au Vietnam,
c'est en toute impunité que Picrocholand
a utilisé le phosphore blanc contre les
civils irakiens et son protégé contre
les habitants du camp de concentration
de Gaza provoquant d'atroces
malformations chez les nourrissons,
c'est en toute impunité que les deux
Picrocholand voyous n'ont pas hésité à
bombarder des populations civiles de
bombes au napalm, à l'uranium appauvri,
à tester sur les civils des armes
nouvelles qui carbonisent le foie et
coagulent le sang, c'est en toute
impunité que Picrocholandicule a
assassiné des opposants au moyen d'armes
biologiques qui auraient suscité
l'horreur universelle si un autre Etat
rowien s'était rendu coupable d'une
telle infamie.
Comme vient de le clamer l'empereur
picrocholien qui sévit actuellement sur
la planète: "La politique des
États-Unis est ce qui rend l'Amérique
différente. C'est ce qui nous rend
exceptionnels "
La planète entière expérimente, en
effet, à quel point le Picrocholand
d'outre-Atlantique se révèle une nation
exceptionnellement dangereuse pour la
paix, la prospérité et la sécurité du
monde.
*
Epilogue
Ainsi va le monde picrocholien dans
lequel la Maritorne du village de Sagayo
a réussi, durant deux siècles, à se
faire passer pour la Dulcinée idéale du
Toboso démocratique.
Mais l'enchanteur a perdu son pouvoir.
Le charme se dissipe, les oreilles se
débouchent et les yeux se dessillent. La
Maritorne en haillons apparaît enfin aux
yeux des Rowiens telle qu'elle est
réellement. Ils découvrent, amers,
dépités et honteux que leur vénération
s'est portée sur une fille de ferme
inculte, égoïste, cynique et uniquement
soucieuse de ses poules et de ses
cochons.
… En attendant la révolte qui vient ...
* L'image figure (en plus grande taille)
dans le site web de MM. René Thévenin et
Paul Coze, Moeurs et histoire des
Peaux-rouges,
classiques.uqac.ca
Reçu de l'auteur pour
publication
Le sommaire d'Aline de Diéguez
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