Analyse
Valdaï et la
question de l'identité de la Russie
Alexandre Latsa
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Alexandre Latsa
Mercredi 25 septembre 2013
Source:
RIA Novosti
La semaine dernière j’ai eu le
plaisir de
participer à un débat télévisé,
c'était une table ronde sur la question
de l’image de la Russie à l’étranger. La
question était de savoir si les russes
méritaient leur mauvaise image à
l’étranger ou s’ils étaient victimes
d’une image négative fabriquée et
véhiculée par les médias notamment.
Le débat à très rapidement dévié sur
le fait de savoir s’il fallait ou non se
préoccuper de l’image de la Russie et
des russes à l’étranger et surtout sur
ce que sont les russes et la Russie. La
question de l’identité nationale reste,
dans la Russie de 2013, une question
essentielle et les
nombreuses discussions du club
Valdaï à ce sujet viennent de le
prouver.
La Russie est un pays dans lequel se
côtoient énormément de peuples et de
religions et des cultures totalement
différentes. La Russie est européenne,
slave et orthodoxe mais également
asiatique, touranienne et musulmane.
Elle est un pays tout à la fois nordique
et méridional, et de l’Ouest comme de
l’Est de l'Eurasie.
A cette immense variété culturelle et
géographique, il faut ajouter qu'en
Russie se côtoient tant le 19ième, que
le 20ième ou le 21ième siècle. Il est
donc bien difficile de définir ce qu’est
aujourd’hui un russe moyen et le regard
que l’étranger porte sur un russe ou un
russien, ou peut être sur les russes et
les russiens.
La Russie sort de trois épreuves
historiques fort différentes n’ayant en
commun que leur violence et la
destruction de la morale et de
l’identité qu’elles ont généré: la
période monarchiste autoritaire (le
tsarisme qui toléra l’esclavage jusqu’au
début du siècle dernier), la période
soviétique qui contribua a la création
d'un homme nouveau (l’homo soviéticus)
au prix de la destruction de l’identité
religieuse et nationale et enfin la
période postsoviétique et libérale, qui
en une grosse décennie seulement, est
arrivée à détruire la Russie sur
le plan moral, sanitaire et
démographique.
Le réveil russe auquel nous assistons
depuis 2000 sur le plan économique et
politique pose deux questions
essentielles : qu’est ce qu’être russe
aujourd’hui, et comment fonder une
identité russe saine pour le siècle. La
Russie Tsariste ne différenciait les
citoyens que selon leurs rangs, pendant
que l’Union Soviétique jouait la carte
transnationale et citoyenne. Dans les
années 90, la Russie faisait face à une
situation complexe: assurer une
pacifique transition du modèle politique
(de l’URSS à la fédération de Russie)
tout en évitant que l’éclatement
territorial ne crée des conflits sur des
bases territoriales, ethniques,
religieuses ou simplement identitaires.
Les stratèges de l’époque ont alors
conçu un terme lexical pour définir les
habitants de la Russie: le terme
Rossianin, que l’on pourrait traduire
par Russien en français. Utilisé par
Boris Eltsine lorsqu’il s’adressait au
peuple, ce terme était censé regrouper
et mettre sur un pied d’égalité tous
sous ensembles de la fédération de
Russie. Mais en réalité, il contribua à
créer une différence fondamentale entre
les Russes ethniques, les Russkie, et
les autres. Une décennie plus tard, le
retour en force de l’identité religieuse
au sein de tous les peuples de la
fédération se retrouve sans doute
troublé par cette distinction de fait et
qui dans l’inconscient collectif est la
suivante: le russe est orthodoxe pendant
que le rossianin serait autre et plutôt
musulman ou bouddhiste.
Cette distinction s’accentue dans un
climat ou la tendance profonde en Russie
est une tendance au renforcement des
identités, puisque le très sérieux
Kommersant
constatait il y a quelques jours que
"La Russie connaît une montée de
sentiments nationalistes, tandis que
certaines républiques du pays peuvent
déjà être qualifiées d'islamiques (...)
Pour certains experts la Russie se
trouve au seuil d'une grave crise
nationale". Cette crise potentielle
pourrait menacer la stabilité voire
l’intégrité territoriale du pays et le
président russe s’est montré très
offensif à ce sujet lors du discours de
clôture du
forum Valdaï qui s'est tenu comme
chaque année. Le chef de l’Etat russe a
en effet appelé à ouvrir un débat sur la
question de l’identité nationale et à la
définition d’une identité culturelle et
spirituelle. Pour lui, les frontières à
ne pas franchir pendant ce débat
sont tout ce qui pourrait porter
atteinte à la souveraineté,
l’indépendance et l'intégrité du pays.
Le président russe a rappelé que "l’idée
nationale ne pouvait apparaître par des
règles mondiales et communes et qu’était
révolu le temps ou l’on pouvait copier
et appliquer une identité dans un pays
comme on installe un logiciel dans un
ordinateur". Il a martelé que la
Russie était un: "Etat-civilisation
fondé sur la langue russe, la culture
russe, l'Eglise orthodoxe russe et les
autres religions traditionnelles de la
Russie" ou encore que: "ce modèle avait
toujours fait preuve d’une certaine
flexibilité face aux spécificités
locales, permettant l’unité dans la
diversité".
En 2007 à Munich, lors d’un discours
qui a fait date (en version française
ici), Vladimir Poutine avait
clairement prévenu que la Russie ne
tolérerait plus le modèle mondial
unipolaire qui était en fin de cycle et
que la Russie allait affirmer sa
condition d’état souverain et de
puissance avec laquelle il allait
falloir compter. Les cinq années qui
suivirent lui donnèrent raison.
L’épisode de la guerre en Géorgie en
2008 puis celui de la situation actuelle
en Syrie prouvent que la Russie est
inexorablement passée du statut de
puissance régionale à celui de puissance
mondiale.
A la différence du discours de Munich
en 2007, ou le président russe avait
fait clairement apparaître la volonté
russe d’activement participer à
l’élaboration d’un monde multipolaire,
le discours de Valdaï 2013 est apparu
comme une critique beaucoup plus précise
et affirmée des modèles de
développements "euro-occidentaux" au
sens large. Le président russe a par
exemple
vanté le traditionalisme comme étant
le cœur de l'identité de la Russie, tout
en déplorant les menaces telles que la "mondialisation,
le multiculturalisme et l'érosion des
valeurs chrétiennes – via notamment une
focalisation exagérée sur les droits des
minorités sexuelles".
Ce faisant il a clairement opposé le
modèle russe en gestation fondé sur la
tradition au modèle euro-atlantique
incapable d’influer sur la Russie et
en perdition selon lui notamment car,
par exemple, "il rejette les
identités et met sur un pied d’égalité
les familles traditionnelles avec
beaucoup d’enfants et les familles de
même sexe (homoparentales), soit la foi
en dieu ou en Satan". Vladimir
Poutine a énormément insisté sur le
point démographique et la disparition en
cours des peuples européens du
continent.
La Russie semble avoir clairement
décidé de ne pas sacrifier son modèle
civilisationnel pour rejoindre la
communauté-atlantique, affirmant au
contraire désormais que c’est "l’Europe
qui n’avait pas d’avenir sans la Russie"
mais rappelant qu’elle était bien
évidemment prête à collaborer avec tout
pays européen ne souhaitant pas imposer
ses valeurs a la Russie. Comme les
lecteurs de RIA-Novosti
le savent, le dialogue entre Russie
et Occident bute en effet sur un
malentendu profond qui est celui de la
morale et des valeurs et il semble que
sur ce point on s’approche d’un nouveau
rideau de fer.
Le président russe a aussi réaffirmé
que l’objectif prioritaire de la Russie
était l’intégration avec ses voisins
proches et le développement de l’Union
Eurasiatique pour permettre à la Russie
d’occuper une place stratégique centrale
et ne pas se retrouver en périphérie de
blocs européens ou asiatiques.
Cette nette réorientation stratégique
et eurasiatique de la Russie ne concerne
pas que la politique extérieure mais
visiblement aussi et bien plus largement
l’esprit des réformes en cours
et du devenir de la Russie. Vladimir
Poutine a dans cet esprit redéfini
l’Union Eurasiatique non comme une
simple coopération entre pays mais comme
le seul “projet viable de
préservation de l’identité et la
diversité des peuples de l’espace
eurasiatique dans le nouveau siècle et
le nouveau monde“. Parlant de la
nature de l’Etat civilisation russe,
Vladimir Poutine l’a qualifié de “complexité
florissante” (цветущая сложность),
une expression particulière créée par
l’un des pères de l’Eurasisme politique
et philosophique,
Constantin Leontiev.
Constantin Leontiev avait en effet
déjà développé ces conceptions
eurasiatiques qui définissaient l’Eurasisme
comme la “multiplicité florissante
du monde”, et comme l’essence du
monde multiple et multipolaire face à
l’unilatéralisme occidental et ce… Au
milieu du 19ième siècle.
Alexandre Latsa est un journaliste
français qui vit en Russie et anime le
site DISSONANCE, destiné à donner un
"autre regard sur la Russie".
© 2013
RIA Novosti
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