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Opinion
Moscou, capitale de
l'Europe ?
Alexandre Latsa
© Alexandre Latsa
Mercredi 15 décembre 2010
"Un autre regard sur la Russie" par
Alexandre Latsa
Presque tous les Français sont profondément europhiles, c’est
assez paradoxal car les étrangers qui vont en France sont
souvent frappés par leur relative fermeture d’esprit, leur
méconnaissance des langues étrangères et leur chauvinisme
souvent excessif.
Pourtant les Français sont à l’origine de la première tentative
de construction européenne, puisque au 9e siècle, Charlemagne,
empereur de l’Occident, est à la fin de son règne à la tête d’un
empire continental qui comprend la France actuelle, une partie
de l’Espagne et de l’Italie, ainsi qu’une partie du monde
germanique et des Balkans. Pour de nombreux intellectuels et
historiens, Charlemagne est le père de l’Europe. Malheureusement
ou heureusement pour l’Europe, après sa mort, son empire sera
démembré. La seconde tentative française pour faire l’Europe est
celle de Napoléon, ce dernier s’imaginant contrôler un immense
territoire, continental, allant de la Corse à Moscou. On sait
bien, surtout en Russie, comment cette tentative corse de
construire l’Europe par les armes échoua en 1812 face à la
résistance du peuple russe et un hiver effroyable.
Après la Seconde guerre mondiale, l’Europe se retrouve divisée
en deux blocs, un bloc américain, transatlantique, et un pôle
soviétique, continental. A l’Ouest, l’Europe se construisit avec
l’argent américain du plan Marshall, en contrepartie d’une
intégration à l’Otan, une alliance militaire d’obédience
américaine, créée en 1949 et destinée à prévenir toute volonté
impérialiste de l’Union soviétique. En 1955, les pays d’Europe
de l’Est, sous domination soviétique, sont eux incorporés au
pacte de Varsovie, une alliance militaire créée en réaction à
l’Otan. L’europhilie française se manifeste de nouveau lorsqu’en
1967 le général de Gaulle fait sortir son pays de l’Otan et lui
donne accès à la puissance nucléaire. Tournant le dos au monde
anglo-saxon, ce dernier affirme son projet visionnaire d’Europe
continentale, gomme le provisoire rideau de fer et prône le
rapprochement historique avec l’Allemagne, puis la Russie,
dans le cadre d’une Europe continentale de l’Atlantique à
l’Oural. En 1960, Paris se positionne donc comme capitale
politique et la France amorce une nouvelle tentative de créer
l’Europe. Cette idée gaullienne d’un axe Paris-Berlin-Moscou, et
cette affirmation que la Russie, Union soviétique à l'époque,
est européenne, se révèle avec le temps de plus en plus juste.
Il y a toujours des discussions en France sur l’appartenance de
la Russie à l’Europe. Nombreux sont ceux qui, connaissant peu ou
mal la Russie, me questionnent sur cette frontière gaullienne
que serait l’Oural. L’Oural, frontière géographique entre
l’Europe et l’Asie, est-il vraiment une frontière au cœur de la
Russie ou de l’Europe? Les peuples que l’on peut rencontrer
au-delà de l’Oural seraient- ils différents des peuples de la
partie ouest de la Russie? Ces questions peuvent sans doute
faire sourire quiconque connaît le pays, mais elles ne sont
pourtant pas inventées et à mon sens compréhensibles tant par
l’erreur sémantique du général de Gaulle que par la relative
méconnaissance de la Russie d’aujourd’hui.
Depuis que j’habite en Russie, je ne peux que confirmer ce que
je pensais avant de venir, à savoir que la Russie est un pays
très européen. Très européen que ce soit par la nature même de
son peuple majoritaire, les slaves orthodoxes, ou encore par son
héritage culturel dominant, l’héritage de Rome et d’Athènes. Cet
aspect européen de la Russie est présent sur tout le territoire,
que ce soit à Moscou, au cœur de la Sibérie, à Vladivostok sur
la côte pacifique, dans le Caucase ou encore dans le Nord de la
Carélie. Même Kazan l’orientale ne fait pas moins européenne que
Sarajevo. Cependant il faut bien le reconnaître, la Russie n’est
pas un pays comme les autres pays d’Europe. Par sa taille, la
multitude de peuples qu’il comprend, sa géographie étalée vers
l’Asie et le Pacifique, la Russie est un empire, un colosse dont
la colonne vertébrale est certes européenne mais dont certaines
vertèbres sont tantôt asiatiques ou tatares, tantôt musulmanes
ou bouddhistes. J’ai d’ailleurs souvent dit à mes amis français
que l’on avait beaucoup de leçons à prendre de la Russie quant à
la gestion du "modèle multiculturel" que l’Europe peine tant à
établir.
Aujourd’hui, si la Russie et l’Otan discutent la création d’une
architecture de sécurité de l’hémisphère nord, allant de
Vancouver à Vladivostok, des divergences persistent. Les
Etats-Unis, via un Otan étendu à l’Europe de l’Ouest et de
l’Est, pénètrent le continent eurasien, théâtre d’opération jugé
essentiel pour la gestion des affaires du monde. La Russie qui
est membre de l’Organisation de la coopération de Shanghai,
souvent qualifiée d’Otan asiatique, souhaite, elle, associer
l’Europe à une nouvelle architecture continentale de sécurité,
complémentaire. En ce sens, les propositions russes de création
d’une architecture continentale de sécurité et d’un marché
commun économique unique de Lisbonne à Vladivostok sont tout
autant visionnaires que totalement gaulliennes.
La seule différence est que l’impulsion politique désormais
vient de Moscou, et non plus de Paris comme il y a 40 ans. Il y
a sans doute une raison à cela, de Moscou, l’Europe s’étend à
l’ouest sur 4.000 kilomètres, jusqu’à l’Atlantique, et à l’est
sur 6.500 kilomètres, à travers la Sibérie et jusqu’au bord du
Pacifique. Le centre de gravité politique de l’Europe s’est
simplement déplacé vers l’est. L’alliance Paris-Berlin-Moscou
permettrait aux Européens, qui n’ont pas pu se doter après 1945
d’une réelle autonomie politique et militaire, de ne pas rester
enfermés dans le carcan unilatéral de l’Otan et de s’offrir un
débouché sur des régions aussi importantes que seront, dans le
monde multipolaire de demain, le Caucase, l’Asie centrale et
l’Asie-Pacifique. Et si, après Paris hier et Bruxelles
aujourd’hui, Moscou devenait demain la capitale de l’Europe ?
Alexandre Latsa, 33 ans, est un blogueur
français qui vit en Russie. Diplômé en langue slave, il anime le
blog DISSONANCE, destiné à donner un "autre regard sur la
Russie".
Article publié sur RIA Novosti
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