Opinion
Tunisie, les
éditocrates repartent en guerre
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Jeudi 27 octobre
2011
C’est la première élection libre
tenue dans le monde arabe depuis plus de
cinquante ans – à l’exception,
particulière, de la Palestine où le
scrutin s’était tenu sous occupation. La
campagne a été animée, la participation
massive malgré tous les Cassandre qui
prétendaient le peuple déçu par
l’absence de changements, comme si le
peuple ne s’intéressait qu’aux questions
de subsistance et pas à la liberté et à
la démocratie. Bien sûr, les élections
n’ont pas été parfaites. Certains ont
évoqué le poids de l’argent, notamment
avec cet homme d’affaires basé à Londres
qui a réussi à obtenir un grand nombre
de députés (sans doute en amalgamant les
rescapés de l’ancien régime). Mais peu
de démocraties ont réussi à régler le
problème des rapports entre la politique
et l’argent – que l’on songe aux
Etats-Unis ou à la France. Les Tunisiens
ne s’y sont pas trompés et tous les
observateurs ont noté non seulement la
forte participation, mais aussi
l’émotion et la joie de personnes qui
faisaient la queue pendant des heures
pour glisser un bulletin dans l’urne.
Mais voilà : certains n’acceptent la
démocratie que lorsque les électeurs
votent comme ils le souhaitent. Que le
peuple palestinien sous occupation vote
pour le Hamas, et l’Occident organise le
blocus du nouveau gouvernement et sa
chute. Que les Tunisiens votent pour
Ennahda, et voilà nombre de nos
éditorialistes, ceux-là même qui
affirmaient que le printemps arabe avait
vu la disparition des islamistes,
s’interroger gravement et reprendre une
vieille antienne : les Arabes ne sont
pas mûrs pour la démocratie ou, comme
ils l’écrivaient avant, mieux vaut Ben
Ali que les islamistes.
Heureusement, tous ne sont pas sur la
même longueur d’ondes, mais le titre
« Après le régime de Ben Ali, celui du
Coran » du journal de 7 heures de
France-Inter le 25 octobre résume la
position de toutes les chaînes de Radio
France, mobilisée sur un anti-islamisme
primaire.
Dans L’Express, Christophe
Barbier, celui-là même qui qualifiait la
guerre israélienne contre Gaza de
« guerre juste », écrit (« Après
le printemps arabe, l’hiver
islamiste ? », 25 octobre) :
« C’est une peur qui chemine alors
que les armes se taisent et que s’élève
le brouhaha des urnes. Une peur un peu
honteuse, tant l’irénisme est de
rigueur, et tenace aussi, le remords
d’avoir si longtemps soutenu des
dictateurs, avec, pour seule raison,
cynique mais valable, d’être en sécurité
sur nos rives. Une peur nourrie par les
cris des coptes massacrés en Egypte, les
premières élections en Tunisie et
l’engagement du Conseil national de
transition libyen à faire de la charia
la “source première de la loi”. Cette
peur, c’est celle de l’islamisme, celle
d’un pouvoir barbu et liberticide, dont
les imams psychopathes remplaceraient
les militaires d’opérette et les
despotes débauchés d’hier. »
« Valable » ? Valable de soutenir Ben
Ali et Moubarak, le roi du Maroc et les
généraux algériens ? S’agissant des
coptes égyptiens, faut-il rappeler
qu’ils ont été (aux côtés de musulmans
qui manifestaient avec eux)
massacrés par l’armée, présentée
comme une garante face aux islamistes ?
Quant à la dénonciation des « imams
psychopathes », on reste sans voix...
« Jamais cette crainte n’a
abandonné les esprits occidentaux, même
si le vacarme de la fête
droits-de-l’hommiste l’a reléguée depuis
janvier dans l’arrière-boutique de la
foire-fouille sondagière. Elle ressort
aujourd’hui parce que nous sommes dans
un marécage idéologique, un entre-deux
politique où les potentats sont déchus,
mais les démocraties, pas encore
installées. Balbutiantes et vacillantes,
elles sont comme un enfant effrayé par
ses premiers pas dans un monde
vertigineux. Arabes et Occidentaux, tous
épris de paix et de liberté, nous
sentons que quelque chose a gagné, qui
était juste, mais qu’autre chose
aujourd’hui menace, qui est terrible. Et
si rebelles et révoltés avaient œuvré, à
leur insu, pour préparer le règne des
imams ? Et si nous avions fourni,
enfants béats de Danton et de Rousseau,
le moteur démocratique au véhicule
islamiste ? S’imposer par une révolution
ou une guerre civile n’est rien à côté
d’élections gagnées : l’islamisme
pourrait bien, demain, affirmer être
légitime selon les critères mêmes de
l’Occident. Que répondrons-nous ? »
Eh bien, nous répondrons que c’est le
jeu de la démocratie. C’est ce que font
les partis de la gauche tunisienne, dont
certains s’apprêtent à gouverner avec
les islamistes. Car, nous le savons
tous, des élections libres donneront
dans tout le monde arabe un poids
important aux islamistes (dans ses
différentes déclinaisons, et Ennahda en
Tunisie n’est pas les Frères musulmans
en Egypte ou au Maroc) et le choix est
clair : soit le retour aux dictatures
que l’Occident a soutenues sans états
d’âme ; soit la confiance dans la
démocratie, dans les peuples, qui, même
musulmans, aspirent à la liberté et non
à une dictature de type taliban.
Autre éditorialiste, Jean Daniel,
toujours mal à l’aise quand il s’agit de
l’islam et qui a mis si longtemps à
dénoncer la dictature de Ben Ali. Son
texte publié le 26 octobre,
« Tunisie. Victoire programmée pour les
islamistes » (Nouvelobs.com) est un
mélange d’erreurs factuelles – que
signalent d’ailleurs ses lecteurs sur le
forum – et des préjugés qui animent une
bonne partie de la gauche française.
« Le plus triste, c’est que cette
victoire altère les couleurs du
Printemps arabe, décourage les
insurrections modernistes, et galvanise
les insurgés religieux. La Tunisie était
un exemple à suivre pour tous les
nouveaux combattants arabes de la
démocratie. Elle est devenue un modèle
pour les mouvements religieux. Dieu
vient de dérober au peuple sa
victoire. »
Insurgés modernistes ? insurgés
religieux ? Sur la place Tahrir tant
célébrée, tous les vendredis, des
milliers de manifestants faisaient la
prière. A quel courant
appartenaient-ils ? moderniste ?
religieux ?
« Une bonne partie des opinions
publiques, tant en Occident que dans les
pays arabo-musulmans, s’étaient
détournées des compétitions sportives ou
de la crise financière mondiale pour
s’intéresser à ce qu’il se passait dans
un petit pays méditerranéen de
12 millions d’habitants. » (...)
Avaient-elles tort ?
« Les Tunisiens se sont donné le
droit de vote. Encore fallait-il que les
élections fussent libres. Elles l’ont
été pour la première fois et chacun
s’est incliné devant le civisme allègre
des citoyens qui, par leur vote à près
de 90%, étaient supposé charger les
217 constituants d’établir une forme
d’Etat de droit en respect avec les
principes essentiels qui font une
démocratie. Le combat reste ouvert mais
il est compromis. On va voir si les
Tunisiens savent se reprendre et
organiser une coalition qui empêche les
70 nouveaux constituants d’imposer leurs
lois. »
Les Tunisiens doivent « se
reprendre » ? Quelle condescendance
à l’égard de ces ex-colonisés qui ont le
front de ne pas voter comme les
intellectuels parisiens le souhaitent.
Et Jean Daniel dresse un étrange
parallèle avec l’Algérie : « Si une
vigilance, parfois ombrageuse, s’est
imposée aux familiers de l’histoire du
Maghreb dès qu’il a été question
d’élections libres en Tunisie, c’est
parce qu’ils gardaient à l’esprit ce qui
s’était passé, en Algérie, entre le
5 octobre 1988 et le 14 janvier 1992.
Bilan : environ 150 000 morts. » Que
signifie ce charabia ? Entre octobre
1988 et les élections de janvier 1992,
il n’y a pas eu 150 000 morts. Les morts
sont venus après que l’armée a arrêté le
processus démocratique. Ce coup d’Etat
fut, selon Jean Daniel, « populaire
aux yeux de l’opinion démocratique »
et « a sans doute protégé l’Algérie
d’une victoire des ennemis islamistes de
la démocratie ».
Populaire aux yeux de l’« opinion
démocratique » ? Faut-il rappeler que de
nombreux partis non confessionnels,
comme le Front des forces socialistes
(FFS) ou même le Front de libération
nationale (FLN), ont pris position
contre le coup d’Etat ? Et qui peut
prétendre que ce coup a protégé la
démocratie ? S’il existe un pouvoir
autoritaire et corrompu aujourd’hui dans
le monde arabe, c’est bien celui des
généraux algériens.
« Pour nombre de laïcs ou
simplement de républicains, fussent-ils
les plus musulmans, l’expression “islam
modéré” est un oxymore : il y a
contradiction absolue entre les deux
mots. Pour d’autres, la capacité de
résoudre les problèmes considérables que
la construction et le développement de
la Tunisie vont poser est assez faible
sans l’appui des forces qui se disent
encore islamistes mais qui ne sont
souvent que conservatrices. Elles
répondent au besoin d’ordre et
d’autorité qui, dans l’histoire, est
toujours apparu après le chaos provoqué
par des journées insurrectionnelles. »
Nombre de laïcs, de républicains
contestent l’expression islam modéré ?
Jean Daniel confond les musulmans qui
s’expriment abondamment dans les médias
occidentaux avec l’opinion dans le monde
arabe. Les deux plus importantes forces
de gauche en Tunisie ont accepté le
principe d’une collaboration avec
Ennahda, preuve qu’elles croient qu’il
existe non pas un « islam modéré », mais
des organisations islamistes qui
acceptent les règles de la démocratie.
Plus largement, les clivages qui
divisent la Tunisie ne se résument à
celui entre laïcs et islamistes.
D’autres questions se posent à la
société, aussi bien sociales que
politiques, des choix du développement
comme celui de la politique
internationale et régionale. Rien ne
serait plus dangereux que de faire des
combats dans le monde arabe des combats
entre deux blocs homogènes, laïcs et
islamistes. Non seulement parce que la
victoire de ces derniers serait
certaine, mais aussi parce que ce n’est
pas le principal clivage de la société.
Oui, Ennahda est une organisation
conservatrice, notamment sur le plan des
mœurs et de la place des femmes ; elle
est libérale en matière économique ; son
fonctionnement a longtemps été vertical
(comme tous les partis de la région),
même s’il est désormais contesté par les
nouvelles générations et les nouvelles
formes de communication. Il ne s’agit
donc pas de donner une image idéalisée
du mouvement, mais de reconnaître que,
comme le Hamas en Palestine, il est une
partie de la société, et que son
exclusion signifie l’instauration d’une
dictature militaire.
D’autres éditoriaux reprennent cette
même ligne islamophobe. On pourra lire
bien d’autres contributions sur le
thème, que ce soit Alain-Gérard Slama
dans Le Figaro du 26 octobre
(« Elections en Tunisie : sous le
jasmin, les cactus », heureusement ce
texte n’est pas en accès libre sur le
site du journal) ; ou encore Martine
Gozlan, ou l’inénarrable Caroline
Fourest, qui écrit notamment
sur son blog : « Dire qu’Ennahdha
est “modéré” parce qu’il existe des
salafistes très excités, c’est un peu
comme expliquer que Le Front national de
Marine Le Pen est de “gauche” parce
qu’il existe des skinheads. »
Mais ne tombons pas dans la
paranoïa : fort heureusement, d’autres
textes font la part des choses.
On notera la tribune de Bernard
Guetta dans Libération du
26 octobre,
« L’impardonnable faute des laïcs
tunisiens » – encore que l’idée d’un
nécessaire front des laïcs me semble
contestable.
Et aussi l’éditorial du Monde
(27 octobre),
« Et si, en Tunisie, la démocratie
passait par l’islam ? » :
« L’annonce concomitante du retour
de la charia en Libye, avant la poussée
électorale attendue d’autres forces
islamistes en Egypte, risque ainsi
d’alimenter l’incompréhension face à des
révolutions menées pour les droits de
l’homme qui ne se traduisent pas
instantanément par l’adoption des
valeurs que les Occidentaux
revendiquent. C’est singulièrement vrai
sur la question des droits qui doivent
être reconnus aux femmes. Ce serait
cependant faire injure aux Tunisiennes
et aux Tunisiens que de décréter, toutes
affaires cessantes et sans qu’il soit
nécessaire de voir les vainqueurs à
l’ouvrage, que le succès d’Ennahda sonne
le glas de leur “printemps”. En
l’occurrence, si une loi mérite
l’attention, dans les pays qui vont
voter pour la première fois autrement
que sous la matraque et pour un parti
unique, c’est sans doute moins la loi
islamique qu’un code autrement plus
prosaïque : la loi électorale. »
« La réussite des transitions
arabes passe nécessairement par
l’adhésion du plus grand nombre à un
projet commun, et donc par le compromis
et la négociation. A cet égard, le
système proportionnel retenu en Tunisie
qui écrête les raz de marée électoraux
au lieu de les amplifier et contraint le
vainqueur à trouver des alliés est
judicieux ; il permet d’éviter une
situation à l’algérienne, lorsque le
Front islamique du salut retourna à son
profit en 1991 un système conçu pour
favoriser le FLN. »
« La volonté exprimée par des
opposants historiques tels que Moncef
Marzouki et Mustapha Ben Jaafar, dont
les partis ont obtenu des résultats
encourageants, de trouver des terrains
d’entente avec Ennahda dessine un tout
autre chemin, celui d’un apprentissage
de la démocratie qui passe moins par
l’anathème que par le dialogue. Sans
faire preuve d’un angélisme excessif, il
est permis de le juger prometteur. »
Et les élections tunisiennes seront à
marquer d’une pierre blanche sur la
longue voie des peuples arabes vers la
démocratie.
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