Opinion
La révolution en
Egypte est-elle finie ?
Alain
Gresh
Alain Gresh
Lundi 10 septembre
2012
Le samedi 6 octobre reprendra
le cycle de l’université populaire
que j’organise avec l’Institut de
recherches et d’études
Méditerranée-Moyen-Orient (Iremmo).
La première séance sera consacrée au
bilan des révolutions arabes, deux
ans après. Après l’enthousiasme qui
régnait au début a fait place,
très rapidement, un
découragement résumé par la formule
« Printemps arabe, hiver islamique
». De retour d’Egypte, j’ai pu
constater aussi chez beaucoup de
protagonistes un assez grand
pessimisme. Un journal égyptien à
qui je faisais part de mon optimisme
m’a demandé d’essayer d’en
expliciter les raisons. Je reprends
ci-dessous l’essentiel de mon texte.
Le Caire. A chaque voyage en
Egypte, depuis la chute de Hosni
Moubarak en février 2011, une
atmosphère de pessimisme règne parmi
les révolutionnaires qui ont
contribué à cet événement
historique. A chaque voyage, tel ou
tel interlocuteur m’explique que
l’ancien régime va revenir ou que le
nouveau sera pire que l’ancien. En
juin 2012, alors que l’on attendait
dans la fièvre la proclamation des
résultats du second tour de
l’élection présidentielle, beaucoup
étaient convaincus que le Conseil
supérieur des forces armées (CSFA)
n’accepterait pas la victoire de
Mohammed Morsi, le candidat des
Frères musulmans et que, même si ce
dernier était proclamé vainqueur, il
serait « encadré » par les
militaires, sans marge de manœuvre.
Il est important de comprendre ce
qui s’est passé durant ces jours
étouffants du mois de juin. Dès le
soir du second tour, il était clair
que Morsi avait gagné. Si la
proclamation des résultats a été
repoussée, c’est que le CSFA a
hésité : pouvait-il, malgré tout,
proclamer vainqueur Ahmed Chafik le
candidat qu’il avait soutenu de
toutes ses forces ? S’il ne l’a pas
fait, ce n’est pas parce qu’il ne le
voulait pas, mais parce qu’il ne le
pouvait pas : une telle décision
aurait entrainé des conséquences
incalculables et sans doute une
nouvelle insurrection populaire. Le
CSFA prenait ainsi acte du fait
qu’aucun retour en arrière ne serait
accepté par le peuple égyptien.
Nombre de révolutionnaires n’ont
pas mesuré ce que cette décision
signifiait : que le pouvoir
militaire était en réalité beaucoup
plus faible qu’ils ne le croyaient.
Que, malgré toutes ses manœuvres et
aussi la répression continue de
nombre de mouvements de contestation
durant près de 18 mois – avec
arrestations arbitraires, jugement
de civils devant des tribunaux
miliaires, torture, etc. – l’ère du
CSFA s’achevait.
Sans doute aurions-nous dû le
comprendre à ce moment et mesurer
que le CSFA serait impuissant face à
un président élu démocratiquement
par le suffrage universel.
Ce qui s’est passé le 12 août
(la mis à l’écart du maréchal
Tantaoui) n’est, finalement, que la
traduction de ce nouveau rapport des
forces.
Ainsi, un des principaux
objectifs des révolutionnaires après
la chute de Moubarak – « que tombe
le régime des militaires » – a été
obtenu, ce qui ne signifie pas que
l’armée ne jouera plus aucun rôle
dans la vie politique, mais qu’elle
sera en seconde ligne. Si nombre de
révolutionnaires sous-estiment ce
résultat, c’est qu’ils ont peut-être
une vision trop simple de la
révolution : les deux semaines qui
ont vu le peuple égyptien se
soulever au début de 2011, un
mouvement qui a soulevé l’admiration
du monde, par sa détermination et
par son côté pacifique, ont créé
l’illusion que le changement radical
était facile, que l’Egypte pouvait
se transformer très vite. Et donc,
que si elle ne changeait pas
immédiatement, c’était que la
contre-révolution l’emportait.
Mais changer l’Egypte, instaurer
un régime démocratique stable,
rénover les structures de l’Etat,
impulser le développement
économique, assurer la justice
sociale, demande du temps, des
efforts, des luttes continues. Pour
prendre une comparaison qui n’est
évidemment pas totalement
pertinente, les objectifs de la
Révolution française de 1789 ont mis
un siècle avant de se traduire par
une République stable et
démocratique (et encore avec
beaucoup d’insuffisances). Un
parallèle plus proche est celui que
l’on peut dresser avec la chute des
dictatures en Amérique latine : des
régimes démocratiques se sont petit
à petit mis en place, mais il a
fallu encore dix ou vingt ans pour
que des mouvements populaires
instaurent des politiques plus
favorables aux couches les plus
pauvres.
La mise à l’écart du CSFA ne
marque pas la fin de la révolution.
Et l’élection du nouveau président
issu des Frères musulmans soulève
des craintes et des inquiétudes, en
partie justifiées : se dirige-t-on
vers une « frérisation » (ikhwaniyya)
de l’Etat ? Seule force vraiment
organisée, les Frères musulmans
exercent pour la première fois le
pouvoir en Egypte et l’organisation,
à la fois par sa structure et par
son idéologie, peut être tentée par
une politique d’hégémonie. Mais en
a-t-elle les moyens ? J’en doute.
D’abord, elle ne dispose d’aucun
projet pour le pays : son projet
économique s’inscrit dans le cadre
du libéralisme économique que
l’ancien pouvoir a tenté d’imposer ;
son projet de politique étrangère
s’inscrit aussi dans la continuité,
même si le président Morsi a pu
prendre certaines initiatives
positives, comme ses voyages à
Téhéran ou à Pékin. Mais est-il prêt
à imposer une politique étrangère
indépendante des Etats-Unis et des
pays du Golfe ? Une stratégie plus
active sur la question palestinienne
?
Or aucune force politique ne peut
imposer son hégémonie sur l’Etat si
elle ne dispose pas d’un projet
clair. « L’islam est la solution »,
ont proclamé les Frères durant des
décennies ; mais maintenant leur
gouvernement doit montrer au peuple
égyptien comment ce slogan peut se
traduire dans le domaine économique
ou social, et les Frères ne savent
pas comment s’y prendre. Ainsi, les
mêmes (les Frères musulmans et les
salafistes) qui expliquaient qu’un
accord avec le Fonds monétaire
international était incompatible
avec l’islam, expliquent le
contraire aujourd’hui. Ceux qui
dénonçaient l’accord avec Israël
l’entérinent.
Par ailleurs, qui peut penser que
le peuple égyptien qui s’est révolté
contre Moubarak accepterait un
régime similaire dans lequel les
Frères musulmans se substitueraient
au Parti national démocratique de
l’ancien président ?
Je ne fais d’ailleurs pas de
procès d’intention aux Frères
musulmans. Ils sont une force
politique importante de ce pays et
ils sont une partie de la solution
aux problèmes de l’Egypte : on ne
peut bâtir une démocratie en les
excluant comme l’a montré
l’expérience des années Sadate et
Moubarak. Les intégrer au jeu
politique est indispensable. Il faut
reconnaître qu’ils ont gagné les
élections et il faut tenter, par le
dialogue et par la lutte politique,
de faire en sorte qu’ils
s’impliquent dans la construction de
cet ordre démocratique dont l’Egypte
a besoin, mais qui n’est qu’un des
aspects de la reconstruction du
pays.
Le combat politique ne s’arrêtera
ni demain ni après-demain. Mais il
faut aussi être capable de le mener
sur le meilleur terrain, qui n’est
pas celui de la religion. La
création d’un grand front uni de la
droite et de la gauche contre les
Frères ne peut que favoriser
l’approfondissement d’une ligne de
fracture sur la question de l’islam.
Le peuple égyptien s’est révolté
contre un régime autoritaire, contre
la corruption et la pauvreté ; la
jeunesse a été un élément essentiel
des mobilisations. C’est sur
l’ensemble de ces terrains que les
révolutionnaires peuvent faire
preuve d’imagination : en proposant
des politiques de démocratisation de
la vie du pays, des transformations
économiques et sociales, en
défendant en priorité les plus
défavorisés ; c’est à ces conditions
que pourront transformer
profondément les structures sociales
du pays, à l’image de ce qui se
passe dans certains pays d’Amérique
latine. La jeunesse, garçons et
filles, qui représente la majorité
de la population mais qui reste
encore largement marginalisée dans
toutes les structures politiques (y
compris celles de la gauche), et
dans les institutions (de
l’administration aux médias),
pourrait y contribuer de manière
décisive : la relève des générations
est une nécessité historique.
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