Opinion
Le printemps
birman
Ahmed
Bensaada
Jeudi 12 avril 2012
Alors que la saison
qui a vu déferler les foules dans les
rues arabes n'avait rien à voir avec le
printemps, voilà que la Birmanie nous
offre une vraie « révolution »
printanière sans « Irhal » ni « Dégage
». Plus encore, l’indéniable changement
que connaît actuellement la vie
politique birmane s’est opéré sans le
concours de Facebook, Twitter et autres
médias sociaux, outils de contestation
par excellence du « printemps » arabe.
Pourtant les « révolutions » arabe et
birmane ont été étonnamment synchrones :
la première a débuté avec le geste
tragique de feu Mohamed Bouazizi le 17
décembre 2010 et la seconde avec la
libération de la militante Aung San Suu
Kyi par la junte militaire birmane le 13
novembre 2010, soit un mois auparavant.
Comment alors expliquer la flagrante
différence entre les modes opératoires
des profondes transformations du paysage
politique de ces deux régions du monde?
Pour cela, il faut
remonter vingt ans plus tôt, du temps où
les dissidents birmans ont failli
réaliser la première des révolutions
colorées.
Les
révolutions colorées
Les révolutions
colorées réfèrent aux révoltes qui ont
bouleversé certains pays de l’Est ou
ex-Républiques soviétiques au début du
21e siècle. C’est le cas de
Serbie (2000), de la Géorgie (2003), de
l’Ukraine (2004) et du Kirghizstan
(2005). Il est de notoriété publique que
ces révolutions ont été financées,
encadrées et soutenues par des
organismes américains d’« exportation »
de la démocratie tels que l’United
States Agency for International
Development (USAID), la National
Endowment for Democracy (NED),
l’International Republican Institute
(IRI), le National Democratic Institute
for International Affairs (NDI), la
Freedom House (FH) ou l’Open Society
Institute (OSI) [1].
Ces révolutions ont
été menées par des mouvements regroupant
de jeunes activistes locaux,
pro-occidentaux, instruits, militant
pour la démocratisation de leurs pays.
Tous ces mouvements qui ont réussi à
renverser les régimes autocratiques en
place ont utilisé des méthodes d’actions
non-violentes théorisées par le
philosophe américain Gene Sharp et mises
en application par Robert Helvey, un
ancien colonel de l’armée américaine,
spécialiste de l’action clandestine et
doyen de l’École de formation des
attachés militaires des ambassades
américaines [2]. C’est ce militaire qui
a formé les activistes serbes du
mouvement « Otpor » qui, une fois le
régime Milosevic balayé de la scène
politique, ont fondé à leur tour le «
Center for Applied Non Violent Action
and Strategies » (CANVAS), sous la
direction de Srdja Popovic. Ce centre,
financé par les organismes américains
d’« exportation » de la démocratie [3]
s’est spécialisé dans la formation à la
lutte non-violente. Il s’est aussi bien
occupé de la formation des dissidents
des autres révolutions colorées que des
activistes tunisiens et égyptiens,
ceux-là même qui ont eu un rôle
déterminant dans la chute des régimes
Ben Ali et Moubarak, respectivement [4].
Gene
Sharp : clandestinement en Birmanie
Les méthodes
d’actions non-violentes préconisées par
Gene Sharp sont contenues dans son livre
« De la dictature à la démocratie ».
Téléchargeable gratuitement sur
Internet, il est traduit en 25 langues
dont l’arabe et le birman. En fait, pour
être plus précis, ce livre n’a pas été
écrit pour les activistes serbes, mais
pour les dissidents birmans. La première
version de cet ouvrage date en effet de
1993. À cette époque, Aung San Suu Kyi
était assignée à résidence après les
émeutes de 1988 qui firent près de 3000
victimes.
Robert Helvey, attaché militaire à
l’ambassade américaine de Rangoon entre
1983 et 1985, rencontra Gene Sharp à
Harvard, à l’occasion d’une bourse de
recherche. Il s’y initia aux théories du
philosophe et devint un adepte de la
non-violence. En 1992, il prit sa
retraite et se consacra à l’enseignement
de la résistance pacifique à des
révolutionnaires birmans. En 1992, il
organisa l’entrée clandestine par bateau
de Gene Sharp en Birmanie. « Ici,
nous étions dans cette jungle, lisant
les travaux de Gene Sharp aux chandelles
», se rappelle-t-il [5, 6]. C’est à la
suite de cette aventure que naquit la
première version de « De la dictature à
la démocratie ».
Entre 1992 et 1998, Helvey entreprit
15 voyages en Birmanie pendant lesquels
il rencontra plus de 500 membres du
Conseil national de l'Union de la
Birmanie, un groupe d’organisations
birmanes pro-démocratie, et y donna des
cours sur la théorie de Gene Sharp [7].
Mais en vain. Tous les efforts
déployés par les officines américaines
de promotion de la démocratie et tous
les financements des mouvements
révolutionnaires birmans qui se sont
échelonnés pendant de nombreuses années
furent voués à l’échec. Questionné sur
ce fiasco, Gene Sharp invoqua plusieurs
raisons dont l’existence d’une
mini-armée pour chacun des groupes
d’opposition: « Tous les différents
groupes armés pensaient qu'ils pouvaient
vaincre l'armée, mais je pense que
c'était un jugement stupide de leur
part, que l'armée était plus grande et
plus forte et avait plus d'armes»
[8].
Au début des années 2000, l’attention
« pro-démocratique » américaine se
tourna vers les pays de l’Est et des
ex-Républiques soviétiques et,
contrairement au cas birman, le succès
de l’approche non-violente « sharpienne
» fut retentissant. Cela ne voulait en
aucun cas dire que les États-Unis se
sont désintéressés de la Birmanie, bien
au contraire. En effet, un communiqué de
presse publié par le Département d’état
américain en 2003 soulignait que «
Les États-Unis soutiennent des
organisations telles que la National
Endowment for Democracy (NED), l'Open
Society Institute (OSI), et Internews,
travaillant à l'intérieur et à
l'extérieur de la région sur un large
éventail d'activités de promotion de la
démocratie ». Et d’ajouter: «
La NED a été à la pointe de nos efforts
pour promouvoir la démocratie et
l'amélioration de droits de l'homme en
Birmanie depuis 1996. Nous fournissons
2,5 millions de $ pour l'exercice 2003
[…]. La NED utilisera ces fonds
pour soutenir les organisations
pro-démocratiques birmanes et celles des
minorités ethniques » [9]. Les
activités de ces organismes américains
d’« exportation » de la démocratie cités
par le Département d’état sont
détaillées dans le rapport 2006 du «
Burma Campaign UK » [10].
En 2007, la « révolution safran », du
nom de la couleur de l’habit des moines
bouddhistes qui se joignirent à la
grogne sociale, est la plus grande
manifestation populaire birmane depuis
les émeutes de 1988. À ce propos, F. W.
Engdahl écrit: « La « révolution
safran » en Birmanie, comme la «
révolution orange » en Ukraine ou la «
révolution des roses » en Géorgie et les
différentes révolutions colorées
incitées ces dernières années contre des
pays stratégiques entourant la Russie,
est un exercice bien orchestré d’un
changement de régime par Washington
» [11].
La
non-violence selon Aung San Suu Kyi
Aung San Suu Kyi, icône de la lutte
contre la junte birmane et lauréate du
prix Nobel de la Paix 1991, a passé
environ 15 des 20 dernières années
privée de liberté. Prônant elle aussi
une approche authentiquement
non-violente, elle ne cherche pas la
confrontation avec les militaires. «
Je ne souhaite pas la chute des
militaires », a-t-elle déclaré à la
suite de sa libération. « Je
souhaite que les militaires se hissent
sur les hauteurs pleines de dignité du
professionnalisme et du patriotisme
authentique » [12].
Il faut rappeler qu’en plus d’être un
héros de l’indépendance de la Birmanie,
son père, le général Aung San, est aussi
considéré comme le fondateur de «
Tatmadaw », la puissante armée birmane
[13]. Mais cette « docilité » de la «
Dame de Rangoon » tient probablement
moins d’un hypothétique facteur
héréditaire que d’une connaissance
approfondie des forces en présence et
des règles du jeu politique birman.
Comment ne pas s’y résigner? Des années
d’activisme politique soutenu par des
organismes américains pro-démocratie
très puissants n’ont pas réussi à
répéter en Birmanie ce qui a été
aisément réalisé en Serbie, en Ukraine,
en Géorgie, au Kirghizstan et, plus
récemment, en Tunisie et en Égypte.
La libération d’Aung San Suu Kyi en
novembre 2010 a été suivie par
l’autodissolution de la junte militaire
en mars 2011 et une libéralisation
inespérée du champ politique birman par
un pouvoir se qualifiant de « civil »,
mais en réalité largement entre les
mains d’anciens caciques du régime.
Néanmoins, les multiples signes
d’ouverture du gouvernement [14], les
réformes successives et le succès
éclatant du parti d’Aung San Suu Kyi, la
Ligue nationale pour la démocratie
(LND), aux dernières élections
printanières sont de très bons augures.
Il faut se rendre à l’évidence que ravir
44 des 45 sièges à pourvoir relevait
d’un miracle il y a à peine quelques
mois.
«
Printemps » arabe vs printemps birman
Il est important, à ce stade, de
noter que l’approche non-violente de la
« Dame de Rangoon », qu’elle soit
idéologique ou circonstancielle, est
très différente de celle théorisée par
Gene Sharp et popularisée par Robert
Helvey et CANVAS. En effet, non
seulement Aung San Suu Kyi ne cherche
pas à confronter les militaires ni à les
juger [15], mais elle milite au sein
d’un vrai parti avec des militants, des
cadres et, surtout, un programme
politique bien défini.
Dans l’absolu, la faiblesse du modus
operandi de la vision « sharpienne » de
la révolte non-violente vient du fait
que les jeunes dissidents ou
cyberactivistes formés à cette approche
ne servent qu’à déstabiliser le régime
et chasser les dirigeants en place. Une
fois leur mission accomplie, leur rôle
est terminé car ils n’ont pas d’assise
politique ni de programme autre que
celui d’étêter le gouvernement. À moins,
bien sûr, que cela fasse réellement
partie de la stratégie des organismes
qui tirent les ficelles dans les
coulisses.
Profitant de la vacance de pouvoir,
ce sont les formations politiques les
plus structurées, souvent très anciennes
et persécutées par les régimes en place,
qui comblent le vide laissé par des
décennies de régime autocratique. Elles
s’emparent alors des rennes du pouvoir
au détriment des activistes qui ont
donné leur jeunesse, leur fougue, leur
engagement et parfois leurs vies pour
une cause qu’ils pensaient être la leur.
C’est ce qui est observable actuellement
en Tunisie et en Égypte et qui donne un
goût d’amertume et d’inachevé à ceux qui
ont bravé tous les dangers et qui ont,
des semaines durant, envahi l’avenue
Bourguiba et la place Tahrir.
Commentant le rôle d’Aung San Suu Kyi
dans sa lutte patiente, obstinée et
persévérante contre les militaires
birmans, Gene Sharp exprima, en mars
2011, une critique à peine voilée de son
approche: « Aung San Suu Kyi, avec
toutes ses merveilleuses qualités, son
héroïsme et son inspiration pour ceux
qui croient dans les droits
démocratiques et les droits des
personnes birmans, elle n'est pas un
stratège, elle est un leader moral. Cela
ne suffit pas de planifier une stratégie
» [16].
Il faut reconnaitre que l’actualité
politique birmane est en train de
prouver le contraire au philosophe
américain et de lui montrer que la
stratégie de la pasionaria de Rangoon,
même si elle est intrinsèquement plus
lente et plus laborieuse, a l’avantage
de positionner les vrais acteurs du
changement dans le paysage politique et,
surtout, d’épargner des vies. Et les
chiffres sont éloquents à ce sujet :
contrairement au décompte macabre qui a
accompagné le « printemps arabe »,
aucune victime n’a été recensée en
Birmanie depuis novembre 2010, date de
la libération de la célèbre dissidente
birmane.
En juin dernier, Aung San Suu Kyi a
déclaré que « le « printemps arabe »
est une « inspiration » pour le peuple
birman » [17]. Au train où vont les
choses en Birmanie et au vu de ce que le
« printemps» arabe a enfanté, il est
bien probable que, dans un avenir
prochain, les peuples arabes prononcent
une tirade analogue, mais sur le
printemps birman.
En attendant, un événement historique
est prévu en Birmanie : Aung San Suu Kyi
siègera au parlement pour la première
fois le 23 avril 2012. Une vraie
éclosion printanière.
Références
1. Ahmed
Bensaada, « Arabesque américaine
: Le rôle des États-Unis dans les
révoltes de la rue arabe »,
Éditions Michel Brûlé, Montréal
(2011), Éditions Synergie, Alger
(2012).
2. Ahmed
Bensaada, « Libye : les limites
de la théorie de la non-violence de
Gene Sharp », Le Grand Soir, 21
septembre 2011,
http://www.legrandsoir.info/libye-les-limites-de-la-theorie-...
3. Ahmed
Bensaada, « Le rôle des
États-Unis dans les révoltes de la
rue arabe : le cas de l’Égypte
», Mondialisation, 24 février 2011,
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&
;aid=23...
4. Ahmed
Bensaada, « Arabesque américaine
: Le rôle des États-Unis dans les
révoltes de la rue arabe », Op.
Cit.
5. Sheryl Gay
Stolberg, « Shy U.S.
Intellectual Created Playbook Used
in a Revolution », The New York
Times, 16 février 2011,
http://www.nytimes.com/2011/02/17/world/middleeast/17sharp.h...
6.. David
Caviglioli, « Le gourou des
révolutions arabes », Le Nouvel
Observateur, 11 mars 2011,http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110311.OBS9521/le-gou...
7. John Bacher,
« Robert Helvey’s Expert
Political Defiance », Peace
Magazine, avril-juin 2003,http://archive.peacemagazine.org/v19n2p10.htm/a>
8. Simon Roughneen, « Gene Sharp : Why
Burmese Resistance Has Failed So Far
», The Irradaway, 22 mars 2011,
http://www2.irrawaddy.org/article.php?art_id=20981
9. U.S. Department of State, « Report on
Activities to Support Democracy
Activists in Burma as Required by
the Burmese Freedom and Democracy
Act of 2003 », Bureau of East
Asian and Pacific Affairs, 30
octobre 2003,http://67.159.5.242/ip-1/encoded/Oi8vMjAwMS0yMDA5LnN0YXRlLmd...
10. The Burma
Campaign UK, « Failing the
People of Burma. A call for a review
of DFID policy on Burma »,
Décembre 2006,
http://burmacampaign.org.uk/images/uploads/DFIDReview.pdf
11. F. William Engdahl, « Burma Regime Change -
The Geopolitical Stakes of the
Saffron Revolution », The
Market Oracle, 15 octobre 2007,
http://www.marketoracle.co.uk/Article2453.html
12. AFP, «
Aung San Suu Kyi prône une
"révolution non violente" », Le
Point.fr, 15 novembre 2010,http://www.lepoint.fr/monde/aung-san-suu-kyi-prone-une-revol...
13. AFP, «
Birmanie : le père d’Aung San Suu
Kyi, défunt héros d’une campagne
familiale », Le Figaro.fr, 28
mars 2012,
http://www.liberation.fr/depeches/01012398848-birmanie-le-pe...
14. Antoine Clapik, « Le pouvoir birman
multiplie les ouvertures », Le
Monde, 13 janvier 2012,http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/01/13/le-p...
15. Le Monde.fr
avec AFP, « Aung San Suu Kyi ne
veut pas d’un procès contre
l’ancienne junte birmane », 23
février 2012,
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/02/23/aung...
16. Simon Roughneen, « Gene Sharp : Why
Burmese Resistance Has Failed So Far
», Op. Cit.
17. AFP, «
Aung San Suu Kyi : le "printemps
arabe" est une "inspiration" pour
les Birmans », L’Express, 28
juin 2011,
http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/aung-san-suu-kyi-l...
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