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Opinion
Le frémissement
syrien : jusqu'où ira-t-il ?
Abdel-Bari Atwân
Abdel-Bari Atwân
in Al-Quds al-Arabiyy, 17 mars 2011 Il est
sans doute prématuré de considérer que le frémissement de
protestation populaire en Syrie serait le début d’une révolte.
Mais il est sûr, en revanche, que nombreuses sont les injustices
et les comportements inadmissibles qui pousseront en ce sens tôt
ou tard si le régime syrien ne comprend pas la situation et s’il
n’entreprend pas une démarche réformatrice sérieuse et rapide.
C’est ce dont nous doutons : le gouvernement syrien n’en a pas
la moindre intention et aucun indice pratique ne permet de
penser qu’il le fera.
Le peuple syrien, depuis dix ans que le
président Bashar al-Assad gouverne le pays, entend des promesses
incessantes de changement, de réforme. Mais aucune de ces
promesses n’a jamais trouvé de réalisation et la situation a
continué telle quelle depuis le Mouvement de Redressement (al-haraka
at-taçhîhiyya) qu’avait esquissé son célèbre père voici de
cela quarante ans. Strictement aucune erreur n’a été
« redressée ». Au contraire, les erreurs se sont aggravées et
les services de sécurité se sont déchaînés dans le déchiquetage
de la chair du peuple syrien, ou tout au moins de son
avant-garde réformatrice, en se drapant dans les slogans creux
de la forteresse assiégée, de la « résistance » (çumûd)
et du défi face aux « complots colonialistes ».
Les agents israéliens ont pénétré la
sécurité syrienne à mout reprises. Ils ont réussi à frapper
plusieurs gros gibiers, à commencer par le martyr ‘Imâd
Mughniyyéh, le chef militaire prestigieux du Hezbollah, pour
finir avec le commandant Muhammad Salmân, son ami intime, en
plein centre de la (grande) ville (portuaire) de Lattaquié. Or,
nous n’avons absolument jamais entendu dire que la sécurité
syrienne aurait arrêté un quelconque espion israélien, en
contrepartie. Mais nous avons entendu parler, en revanche, de
centaines d’arrestations, et sans doute devrait-on parler de
milliers, parmi les enfants du peuple syrien soupçonnés de
réclamer des réformes politiques, le respect des droits de
l’homme et davantage de liberté.
Nous comprenons parfaitement que la Syrie
est visée parce qu’elle est le seul pays arabe (et nous
soulignons ce mot, ‘seul’, de plusieurs traits) à accueillir les
deux Résistances : la palestinienne et la libanaise. Et parce
qu’elle a joué un rôle très important dans la grande victoire
remportée sur les Israéliens durant l’agression israélienne
contre le Liban durant l’été 2006. Mais utiliser ce fait comme
prétexte pour refuser toute réforme politique, sociale et
économique réclamée par le peuple syrien depuis quatre décennies
est absolument inacceptable.
L’omniprésence des services de sécurité n’a
pas empêché la chute du régime du président tunisien Zaïn
al-‘Âbidîn Ben ‘Alî, et l’appareil des services de la sûreté
nationale qu’a dissous le Conseil supérieur des forces armées
avant-hier n’a pas empêché le président égyptien Husni Moubarak
d’être écarté du pouvoir. Au contraire, nous n’exagérons en rien
en affirmant que cette omniprésence est précisément ce qui a
contribué à la chute de ces deux régimes (arabes) de la manière
brutale que nous avons tous constatée, cela, grâce à la
révolution du peuple égyptien et du peuple tunisien.
Le seul service de sécurité qui soit à même
de protéger un régime politique quel qu’il soit, c’est un peuple
libre et fier de ses institutions démocratiquement élues, de sa
justice indépendante, de ses instances de contrôle
transparentes. Or, cela, malheureusement, n’existe pas
aujourd’hui en Syrie, et l’on n’y constate aucune intention
réelle de le faire advenir à court terme, ni même à moyen terme.
Quand la barque du régime commence à
tanguer devant les tempêtes des protestations populaires
exigeant le changement, les intermédiaires, les opportunistes et
les hauts responsables des services de sécurité, tant en
activité qu’à la retraite, d’ailleurs, sont ceux qui commencent
par la quitter après avoir pris soin de planquer leur fric à
l’étranger. En effet, l’appartenance de ces gens-là à la nation,
et il en va de même de leur appartenance au régime, est faible,
voire fondamentalement inexistante. En effet, leur fidélité
réelle est seulement pour l’argent qu’ils pillent, un argent
provenant de la sueur des pauvres et des gens qui triment.
* * *
Le président Bashar al-Assa a reconnu au
cours de plus d’une interview accordée à la presse ces dernières
semaines l’existence de la corruption en Syrie, à l’instar des
autres pays qui connaissent des révolutions populaires. Mais ce
seul aveu ne saurait suffire, dès lors qu’il ne s’accompagne pas
d’initiatives pratiques visant à éradiquer cette corruption et à
traîner les corrupteurs, en particulier les plus gros, devant
des tribunaux intègres afin de récupérer l’argent volé au
peuple. Or, le président Assad les connaît personnellement, et
il n’a nul besoin que nous en citions les noms.
Est-il admissible que le président Bashar
al-Assad soit impuissant à faire libérer une adolescente
emprisonnée pour avoir osé exprimer sa pensée sur son site
internet à propos de questions touchant les pays arabes, dont,
en particulier, son opposition au siège imposé à la bande de
Gaza ? Est-il convenable, connaissant notre moralité arabe et
islamique, de la désigner à la vindicte publique, comme nous
avons vu le faire afin de « justifier » son emprisonnement au
motif de l’espionnage au profit de l’Amérique. Comme si
l’Amérique avait besoin d’espions en Syrie ou dans n’importe
quel autre pays arabe, d’ailleurs, alors qu’elle y a des agents
qui ont rang de rois et de présidents de la république ?
La condamnation « allégée » pour les
espions, en Syrie, c’est la peine capitale. Si Tall al-Mulûhî
avait réellement été une espionne, elle n’aurait pas survécu une
seule journée à son arrestation.
J’espérais (j’espère toujours) que le
président Bashar al-Assad publierait une amnistie générale pour
tous les prisonniers politiques, et qu’il viderait les prisons
de tous les prisonniers d’opinion, qu’il procéderait à des
réformes politiques générales qui changeraient la nature du
régime et ouvriraient au pays un avenir radieux, tout en
affirmant que les régimes démocratiques sont les seuls qui
finissent par vaincre leurs ennemis, étant donné que les armées
dictatoriales ne se battent jamais avec dévouement.
Le souverain jordanien précédent,
aujourd’hui décédé, le roi Hussaïn, dont nous condamnions
beaucoup de ses positions et bien des aspects de la politique
qu’il menait, s’était rendu un jour à la prison de Juwaïdah,
dans le désert, et il avait libéré un opposant acharné de
toujours, Laïth Shubaïlat. Il l’avait emmené dans sa propre
voiture, qu’il conduisait lui-même, pour le ramener chez lui,
dans sa famille, parmi ses enfants, puis il avait publié une
amnistie pour ceux qui avaient ourdi des tentatives d’assassinat
contre lui ou de renversement de son régime. Quant au pape
[Jean-Paul II], il n’avait pas hésité un seul instant à aller
rendre visite, dans sa cellule, à celui qui avait attenté à sa
vie, et il avait annoncé au monde entier qu’il lui pardonnait.
* * *
La tension actuelle en Syrie est beaucoup
plus importante que celle, passée ou actuelle, régnant en
Tunisie, en Egypte, en Libye et au Bahreïn. Les chiffres du
chômage sont en Syrie le double de ceux de ces pays. Il en va de
même en matière de corruption, d’injustice sociale, d’hypocrisie
des services de la répression policière et de gouvernement au
moyen de l’état d’urgence.
Le peuple syrien souffre de deux sortes de
famines à la fois. Il a faim car il manque de pain et il a faim
de dignité, de fierté de soi, de justice sociale, d’égalité dans
l’accession aux emplois et aux responsabilités. Et si le
président syrien ne connaît pas cette amère réalité, son
ignorance est en elle-même une catastrophe.
Dans son dernier discours, le président
tunisien (déchu) Ben Ali a dit que son mauvais entourage l’avait
induit en erreur et lui avait caché la vérité. Nous ne voudrions
pas que le président syrien ouvre les yeux sur les réalités
douloureuses de son pays quand il sera déjà trop tard. Son
entourage est bien pire que ceux du président tunisien et du
président égyptien.
Nous redoutons le pire pou la Syrie, qui
est la seule citadelle qui nous reste pour résister au projet
américano-israélien qui humilie notre nation, pille ses
richesses et y casse l’esprit de résistance, et nous voulons
aussi la renforcer au moyen de la réforme, afin de la conserver
et d’empêcher qu’elle ne s’écroule de l’intérieur, ce qui
permettrait aux forces tapies dans l’ombre de s’en emparer
aisément, et de nous avec elle. Et l’on sait que ces forces
ennemies sont légion.
Le dirigeant, en Syrie, est jeune. Mais il
est entouré par un groupe de « momies » qui vivent encore à
l’ère de Léonide Brejnev et de la guerre froide, que ces momies
appartiennent aux services de sécurité ou qu’ils fassent partie
du cercle des premiers conseillers. Ce sont des gens qui vivent
à une époque révolue, qui a pris fin avec l’écroulement du mur
de Berlin et dont la déchéance a été confirmée par le début de
la Révolution de la Place Tahrîr au Caire, et, avant celle-ci,
par la Révolution de la ville de Sidi Bou-Zîd, dans le centre de
la Tunisie.
La Syrie attend l’étincelle, elle attend un
nouveau Muhammad Bou-Azîziyy. Mais il est encore possible
d’éviter la grande explosion. Le président Assad nous lira-t-il,
nous entendra-t-il ?
Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
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Syrie
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