Risque de censure,
définition de la fake news, pouvoir
accru du CSA : les points de discorde
sont nombreux autour du projet de loi
«contre la manipulation de
l'information», qui revient à
l'Assemblée nationale, après des débats
mouvementés en juin.
Où en est le
projet de loi ?
De nouveaux débats
animés sont à prévoir ce 3 juillet à
l'Assemblée nationale, où les deux
propositions de loi, très polémiques (l'une
ordinaire et l'autre organique)
visant à lutter contre «la manipulation
de l'information» en période électorale
feront l'objet de nouvelles discussions.
Après un débat
resté inachevé en juin, c'est en effet
cet été que seront examinés plus de
200 amendements restants, alors que
le double texte compte bon nombre
d'opposants de tous poils, qui
s'inquiètent notamment de son impact sur
la liberté d'expression.
Censure, délai
de 48 heures, définition de la fake news
: les juristes inquiets
Si les discussions
s'éternisent sur ce projet de loi, c'est
que plusieurs mesures prévues par les
textes pourraient poser problème,
notamment d'un point de vue juridique. A
commencer par la définition même de la
fausse information, à savoir «toute
allégation ou imputation d'un fait,
inexacte ou trompeuse».
«Ce manichéisme du
vrai et du faux paraît évident à
première vue, mais en réalité, pour les
juristes, il est impraticable»,
estime l'avocat Renaud Le Gunehec,
spécialiste du droit des médias pour le
journal
Le Point. «A travers cette
définition, on s'en prend au récit et
non pas aux faits, et c'est extrêmement
gênant», remarque pour sa part Roseline
Letteron, professeur de droit public à
la Sorbonne, interrogée par le magazine.
«Or, chaque journal a sa manière de
rendre compte des informations
conformément à sa ligne éditoriale… Et
comment définir "l'inexactitude" dans un
récit ? Ce qui déplaît au pouvoir ?»,
s'interroge-t-elle.
Autre point
litigieux, le délai de 48 heures laissé
en pratique au juge pour établir la
fausseté d'une information et décider
d'une éventuelle sanction. «Cette
procédure est impraticable ! [...] Le
juge ne pourra pas statuer sur la
fausseté d'une nouvelle en 48 heures et
en l'absence de l'éditeur du contenu
sauf, peut-être, pour des fake absurdes
dont la fausseté crève les yeux»,
analyse Renaud Le Gunehec.
Enfin, outre une
crainte de la censure, qui pourrait
poser problème au niveau du Conseil
constitutionnel, c'est bien le travail
des journalistes qui pourrait souffrir
en raison de cette loi anti-fake news.
«Imaginez que François Fillon ait
utilisé ce texte lors des révélations
sur de possibles détournements de fonds
publics. Il aurait pu demander au juge
des référés d'enjoindre au Canard
enchaîné de cesser ses
investigations au prétexte qu'elles sont
de nature à altérer la sincérité du
scrutin», ajoute Roseline Letteron.
A droite et à
gauche, des voix s'élèvent
Dans l'hémicycle
également, les opposants au projet de
loi sont nombreux, comme en atteste le
report du débat en juillet.
Alors que les
textes visent particulièrement les
médias «sous influence» de l'étranger,
la ministre de la Culture Françoise
Nyssen avait ouvert le débat en juin,
plaidant : «La manipulation de
l'information est un poison lent qui
abîme notre vie démocratique. L'attitude
liberticide, face aux dangers actuels,
c'est la passivité.»
Jean-Luc Mélenchon,
leader de La France insoumise (LFI)
avait alors fait remarquer que, sous
couvert de lutte contre les fake news,
le gouvernement se livrait en réalité à
un bras de fer entre Etats. «Allons-nous
et quand interdire Russia Today [ancien
nom de RT] et Sputnik ? Il n'y a pas
d'autres sujets !», avait-il lancé non
sans ironie, exigeant des
clarifications. Dans un article publié
sur son blog, il avait qualifié
de «danger» la nouvelle loi en
discussion, analysant : «Sous prétexte
de viser Russia today et Sputnik, tous
les sites sont désormais sous la menace
d’une interruption décidée par le
pouvoir.»
«Lorsque le pouvoir
flirte avec l'idée de réguler un
contre-pouvoir, c'est l'un des
principaux piliers de notre démocratie
qui est potentiellement menacé dans sa
liberté», avait de son côté
remarqué le député Nouvelle Gauche,
Hervé Saulignac.
A droite également,
des voix s'étaient élevées. Lors d'une
conférence de presse, Marine
Le Pen avait ainsi dénoncé un
texte «liberticide», estimant que le
gouvernement d'Emmanuel Macron
s'apprêtait à «considérablement réduire
nos libertés d’expression,
d’information, et peut-être d’opinion».
La présidente du Rassemblent national
(ex-Front national) avait poursuivi :
«Si cette proposition est votée, les
valeurs les plus essentielles que
consacre notre Constitution et, plus
profondément, les valeurs de la
démocratie, seront bafouées.»
«L'enfer est pavé
de bonnes intentions» avait encore
déclaré, devant l'hémicycle,
Constance Le Grip, élue Les Républicains
(LR), évoquant «le risque de voir des
allégations qualifées de "fake news" par
le juge, finalement fondées quelques
jours plus tard».
Mise en demeure
de RT France, un hasard du calendrier ?
Hasard du
calendrier, le retour du débat sur le
projet de loi anti-fake news fait son
retour à l'Assemblée nationale quelques
jours après la mise en demeure de RT
France par le Conseil supérieur de
l'audiovisuel (CSA), pour un sujet sur
la guerre en Syrie diffusé le 13 avril
dernier. L'autorité publique
indépendante reprochait notamment à RT
France une erreur de traduction sur le
témoignage de civils en dialecte syrien
qui «se rapportait à une autre version
plus longue de la vidéo, non diffusée».
Outre cette erreur
technique, dont RT France assume
l'entière responsabilité, le CSA
étendait ses accusations à
des «manquements à l’honnêteté, à la
rigueur de l’information et à la
diversité des points de vue».
Conformément au souci de RT France de
présenter une couverture impartiale et
équilibrée des dossiers sensibles comme
celui de la Syrie, les positions
de Donald Trump et d'Emmanuel Macron
étaient également présentées en
parallèle au témoignage de civils
syriens, lors de ce même journal
télévisé. «Nous maintenons que RT France
couvre tous les sujets, y compris le
conflit en Syrie, de la manière la plus
équilibrée, en donnant la parole à
toutes les parties», avait résumé la
présidente de RT France Xenia Fedorova.
Pourtant, il n'est
pas exclu que les porte-voix du
gouvernement profitent de ce calendrier
pour mettre en avant cette mise en
demeure (mesure dont nous n'avons par
ailleurs pas l'exclusivité) dans le
cadre des discussions sur la loi.
Affaire à suivre.
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