BDS France 34
S’il vous plaît, ne nous appelez pas
‘Arabe’
Emad Moussa
Image d’un artisan palestinien dans le
livre, Voyage dans un village arabe, de
Miriam Halpern,
publié en 1947.Source :
Archives Palestiniennes de Projets
d’Affiches.
Vendredi 5 juin 2020 Le livre s’appelle
« Arabes et Juifs en Palestine
Ottomane » et m’a été suggéré par un
ami. Dans ce livre, Alan Dowty essaie
d’examiner les racines du conflit
israélo-palestinien et analyse dans ce
but l’histoire du Yishuv en
Palestine à la toute fin de l’ère
ottomane et ses relations avec les
habitants ‘arabes’ du pays.
Ce qui a retenu mon
attention, cependant, c’est la
dichotomie réductrice qu’on trouve dans
le titre du livre – ‘Arabes’ et ‘Juifs’.
En eux mêmes, chacun de ces mots est
assez chargé. Mis ensemble ou en
opposition, ces termes ont eu un impact
important sur la façon dont beaucoup de
gens ont perçu le conflit.
Dans cet article,
ce qui me préoccupe avant tout c’est le
terme ‘Arabe’. Oui c’est vrai, tant
qu’il s’agit de la langue et de
l’ensemble de l’héritage culturel, nous
Palestiniens faisons intrinsèquement
partie du monde arabe. Mais quand on en
vient au conflit israélo-palestinien, la
question est beaucoup plus complexe. Au
cours des années, on nous a faits
beaucoup plus Arabes que nous ne le
sommes réellement. Notre ‘Arabisme’ a
été sur-souligné aux dépens de notre
Palestinianisme. En d’autres termes, la
deuxième couche de notre identité a été
avancée au premier plan afin qu’elle
devienne L’identité dominante. Cela a
été fait à dessein, et s’est peu à peu
transformé en ‘sentiment commun’
trompeur. Permettez moi de développer.
Afin de légitimer
le droit des Juifs à la Palestine, le
Sionisme a cherché à délégitimer
l‘existence des Palestiniens sur cette
terre. Cette démarche comprenait un
processus largement psychologique de ‘nativisation’
[transformation en autochtones] des
Juifs européens et de ‘dé-nativisation’
[retrait du caractère d’autochtones] des
Palestiniens. Elle rendait finalement
nécessaire le déplacement physique (des
Palestiniens), puis leur remplacement
(par les Juifs européens). Le mot
‘Arabe’ était l’une des tactiques
utilisées pour atteindre ce but.
Aujourd’hui, bien
que le terme ‘Palestinien’ soit utilisé
dans les principaux médias israéliens,
le mot ‘Arabe’ reste le mot commun dans
la rue. En fait après des décennies
d’occupation, il est devenu le sens
commun, même y compris pour beaucoup de
Palestiniens. Qui dit que
l’auto-colonisation n’existe pas ?
Mais pourquoi
est-ce important ? Après tout, les
Palestiniens sont des Arabes, a expliqué
mon ami juif israélien.
Je ne blâme pas mon
ami juif israélien, il est né au milieu
de ce ‘sentiment commun’ trompeur et n’a
probablement pas été confronté à
différents systèmes de référence. Nous
Palestiniens sommes également coupables
de travers similaires. Beaucoup d’entre
nous utilisent les termes ‘Juif’ et
‘Sioniste’ de façon interchangeable sans
vraiment réfléchir. Après tout, Israël a
propulsé devant nous à toute occasion
‘l’identité juive’. Il eut été étrange
que cela n’ait pas fait naître des
stéréotypes et de fausses conceptions.
Néanmoins, pour
répondre à sa question, faire référence
aux Palestiniens comme simplement
‘Arabes’ aide à soutenir le déni
sioniste de ce que les Palestiniens
possèderaient une identité et une
culture indépendantes. La justification
fonctionne ainsi : s’il n’y a pas
d’identité palestinienne distincte,
alors il n’y a pas ou il n’y a jamais eu
quoi que ce soit comme la Palestine. Et
par conséquent, Israël n’est pas un
envahisseur ou un occupant. Non
seulement il s’agit là d’auto-légitimation,
mais aussi d’un mécanisme de défense
contre la culpabilité. Et, au fait, vous
n’avez pas besoin de vous sentir
consciemment coupable pour que cela
existe. Cela peut se manifester de
multiples façons. Le déni en est une,
l’agressivité excessive en est une
autre.
Par ailleurs, le
terme ‘Arabe’ suggère faussement que le
monde arabe représente une seule
identité qui déploie des attitudes et
des politiques uniformes vis-à-vis des
Juifs, du Sionisme et/ou d’Israël, et
qu’Israël se trouve tout seul, entouré
de dizaines de millions d’Arabes
antagonistes. Cette vision du monde fait
partie du discours sioniste du « petit
nombre contre le grand nombre » où les
‘Juifs’ se sont retrouvés seuls contre
plusieurs armées ‘arabes’ dans ce qui a
été perçu (et promu) comme une
potentielle deuxième Shoah.
La dichotomie
Arabe/Juif a également une dimension
ethno-politique, non seulement pour les
Palestiniens, mais aussi pour les Juifs
non-ashkénazes. L’ascension du sionisme
et, plus tard, le nationalisme arabe
moderne ont reconstruit ce qui était à
l’origine une différence religieuse –
Musulmans Arabes et Juifs Arabes – dans
un discours nationaliste où le Judaïsme
a été associé au Sionisme, et vice
versa, et a été en quelque sorte
déconnecté de la plus large
ethnicité/identité arabe qui
transcendait la religion.
Résultat, les Juifs
Séfarades ont été soumis à un processus
systématique de dé-arabisation à leur
arrivée en Israël dominé par les
Ashkénazes au début des années 1950. On
les a exhortés à considérer le Judaïsme
et le Sionisme comme des synonymes, et
la Judaïté et l’Arabité comme des
antonymes. Cette identité artificielle a
créé, entre autres choses, une
schizophrénie culturelle et politique
dans la communauté des Séfarades, les
piégeant entre la haine des Arabes
(spécialement palestiniens) et la haine
de soi…
Ce qui rend le mot
‘Arabe’ particulièrement problématique,
c’est qu’il fournit des réponses faciles
à la plupart des images de soi et des
récits d’Israël. Etudions par exemple
certains des écrits de Benny Morris.
Morris est l’un des
plus importants historiens d’Israël.
C’est lui qui a inventé l’expression
‘nouveaux historiens’, faisant référence
au groupe d’historiens révisionnistes
qui ont émergé à la fin des années 1980
en Israël. Son livre sur le problème des
réfugiés palestiniens (1989) était en
fait un changement de paradigme dans les
récits historiques d’Israël à propos de
la guerre de 1948. Bien que
contre-narration d’une certaine manière,
au début du livre, Morris semble
poursuivre en partie l’analyse
stéréotypée souvent adoptée par (la
plupart) des chercheurs juifs israéliens
sur la société de la Palestine
mandataire.
Il explique le
triomphe du sionisme en 1948 en fonction
de ce qu’il appelle la « fatale
faiblesse de la société arabe
palestinienne », qu’il a attribuée au
« manque d’institutions de gouvernance
et [à la présence des] normes et
traditions ». Il explique que « les
Arabes de Palestine, toujours coincés
dans des perspectives politiques centées
sur le village, n’avaient aucune
sensation d’une identité nationale ou
culturelle particulière qui les
distingueraient, disons, des Arabes de
Syrie, du Liban ou d’Egypte ». Ceci me
semble être une déclaration audacieuse,
radicale dans un calcul historique. Je
ne peux qu’imaginer feu mon grand-père,
villageois, levant ses sourcils
d’étonnement à l’écoute d’une telle
déclaration.
Morris semble ne
pas s’intéresser (ou peut-être en est-il
incapable) à expliquer les
caractéristiques sociétales sur
lesquelles il construit son argument
central. Apparemment, ce sont des
caractéristiques naturelles (primitives)
qui ont entravé la formation d’une
société palestinienne cohésive et
nationalement consciente, contrairement
aux Juifs européens naturellement
cohésifs et nationalement conscients.
Pour une oreille palestinienne, Morris
parle comme un anthropologue
orientaliste, mais pas sans de sérieuses
implications politiques. C’est-à-dire,
le manque d’unité et de cohésion chez
les ‘Arabes de Palestine’ et leur
identification aux pays arabes
environnants ne pouvait signifier qu’une
chose : un manque de conscience
politique. Et devinez qui manque de
conscience politique ? Ceux qui manquent
de sentiment national.
D’autres ‘nouveaux
historiens’ juifs israéliens ont été
plus modérés, ils n’ont pas entièrement
effacé l’identité palestinienne. Au lieu
de cela, ils l’ont établie à travers une
perspective sioniste – qui, assez
ironiquement, est ce à quoi la majeure
partie de la nouvelle historiographie
était censée s’opposer. Le
Palestinianisme est devenu un
sous-produit du Sionisme. Ce qui veut
dire que, ce n’est qu’à cause de la
menace externe du sionisme que les
‘Arabes de Palestine’ ont acquis un
sentiment de conscience nationale.
C’est une
affirmation vioolente, offensante et
purement et simplement arrogante. Ce
n’est pas plus avisé, beaucoup moins
autorisé, que certains Juifs israéliens
qui ‘m’ont mis au défi’ de pouvoir
nommer un leader palestinien avant
Arafat. Oui, sérieusement, on m’a posé
cette question à de multiples occasions.
Et presque chaque fois, j’ai été
paralysé à la simple supposition que
nous Palestiniens n’étions qu’une
anomalie de l’histoire qui avait surgi
dans l’existence en 1948. Comme si nous
étions par définition une réaction,
jamais une action, n’avions jamais
existé avant que la mission
civilisatrice sioniste ne décolle. Comme
si nous étions simplement des Arabes, de
simples vagues Arabes à dos de chameaux,
et que le sionisme aurait gratifiés d’un
sens de soi en tant que seule identité,
être des Palestiniens.
Oui, nous sommes
des Arabes, mais pas autant que vous
pensez que nous le sommes, ou dans la
manière dont vous nous percevez ou
voulez que nous soyons. ‘Palestinien’
est le mot, Arabe n’est qu’une extension
de notre identité, comme Européen pour
le Français ou Asiatique pour le
Chinois. Alors, s’il vous plaît, ne nous
appelez pas comme vous voulez que nous
soyons. S’ils vous plaît, ne nous
appelez pas ‘Arabe’.
Nadia Matar, à
la tête d’une association d’extrême
droite « Femmes en Vert », conduit une
voiture
couverte de slogans en hébreu et
en anglais pour « expulser l’ennemi
arabe » dans une manifestation
avec un
convoi de quatre-quatre à travers
Jérusalem le 17 mars 2002.
Photo AFP /
Menahem
Kahana tiré des archives
palestiniennes de projets d’affiches.
Emad Moussa
est une universitaire
palestinienne-britannique en psychologie
sociale qui se concentre principalement
sur le conflit israélo-palestinien.
Traduction : J. Ch.
pour Campagne BDS France Montpellier
Source : Mondoweiss
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